Les premiers contacts entre européens et indigènes
FRAPPÉS D’ÉTONNEMENT, les Arawaks, femmes et hommes aux corps hâlés
et nus abandonnèrent leurs villages pour se rendre sur le rivage, puis
nagèrent jusqu’à cet étrange et imposant navire afin de mieux
l’observer. Lorsque finalement Christophe Colomb et son équipage se
rendirent à terre, avec leurs épées et leur drôle de parler, les Arawaks
s’empressèrent de les accueillir en leur offrant eau, nourriture et
présents. Colomb écrit plus tard dans son journal de bord: « Ils [ .
. . ] nous ont apporté des perroquets, des pelotes de coton, des lances
et bien d’autres choses qu’ils échangeaient contre des perles de verre
et des grelots. Ils échangeaient volontiers tout ce qu’ils possédaient. [
. . . ] Ils étaient bien charpentés, le corps solide et les traits
agréables. [ . . . ] Ils ne portent pas d’armes et ne semblent pas les
connaître car, comme je leur montrai une épée, ils la saisirent en toute
innocence par la lame et se coupèrent. Ils ne connaissent pas l’acier.
Leurs lances sont en bambou. [ . . . ] Ils feraient d’excellents
domestiques. [ . . . ] Avec seulement cinquante hommes, nous pourrions
les soumettre tous et leur faire faire tout ce que nous voulons. »
Ces Arawaks des îles de l’archipel des Bahamas ressemblaient fort aux
indigènes du continent dont les observateurs européens ne cesseront de
souligner le remarquable sens de l’hospitalité et du partage, valeurs
peu à l’honneur, en revanche, dans l’Europe de la Renaissance, alors
dominée par la religion des papes, le gouvernement des rois et la soif
de richesses. Caractères propres à la civilisation occidentale comme à
son premier émissaire dans les Amériques : Christophe Colomb. Colomb
lui-même n’écrit-il pas: « Aussitôt arrivé aux Indes, sur la
première île que je rencontrai, je me saisis par la force de quelques
indigènes afin qu’ils me renseignent et me donnent des précisions sur
tout ce qu’on pouvait trouver aux alentours » ?
L’information qui intéresse Colomb au premier chef se résume à la
question suivante: où est l’or? Il avait en effet persuadé le roi et la
reine d’Espagne de financer une expédition vers les terres situées de
l’autre côté de l’Atlantique et les richesses qu’il comptait y trouver —
c’est-à-dire l’or et les épices des Indes et de l’Asie. Comme tout
individu cultivé de ce temps, Colomb sait que la Terre est ronde et
qu’il est possible de naviguer vers l’ouest pour rejoindre
l’Extrême-Orient.
L’Espagne venait à peine d’achever l’unification de son territoire et
de rejoindre le groupe des États-nations modernes que formaient la
France, l’Angleterre et le Portugal. La population espagnole, constituée
en grande partie de paysans pauvres, travaillait à cette époque pour
une noblesse qui ne représentait que 2 % de l’ensemble mais possédait 95
% des terres. Vouée à l’Église catholique, l’Espagne avait expulsé
Juifs et Maures de son territoire et, comme les autres États du monde
moderne, elle convoitait l’or, ce métal en passe de devenir le nouvel
étalon de la richesse, plus désirable encore que la terre elle-même
puisqu’il permettait de tout acheter. On pensait en trouver à coup sûr
en Asie, ainsi que des épices et de la soie, puisque Marco Polo et
d’autres en avaient rapporté de leurs expéditions lointaines quelques
siècles plus tôt. Mais les Turcs ayant conquis Constantinople et la
Méditerranée orientale et imposé, en conséquence, leur contrôle sur les
itinéraires terrestres menant à l’Asie, il devenait nécessaire d’ouvrir
une voie maritime. Les marins portugais avaient choisi d’entreprendre le
contournement de l’Afrique par le sud quand l’Espagne décida de parier
sur la longue traversée d’un océan inconnu.
En retour de l’or et des épices qu’il ramènerait, les monarques
espagnols promirent à Colomb 10 % des profits, le titre de gouverneur
général des îles et terres fermes à découvrir, et celui, glorieux — créé
pour l’occasion — d’amiral de la mer Océane. D’abord clerc chez un
négociant génois et tisserand à ses heures (son père était un tisserand
renommé), Christophe Colomb passait désormais pour un marin expérimenté.
L’expédition se composait de trois voiliers dont le plus grand, la
Santa Maria, avait près de trente mètres de long et un équipage de
trente-neuf hommes.
En réalité, s’imaginant le monde plus petit qu’il ne l’est
réellement, Colomb n’aurait jamais atteint l’Asie, qui se situait à des
milliers de kilomètres de la position indiquée par ses calculs. S’il
n’avait été particulièrement chanceux, il aurait erré à travers les
immensités maritimes. Pourtant, à peu près au quart de la distance
réelle, entre l’Europe et l’Asie, il rencontra une terre inconnue, non
répertoriée: les Amériques. Cela se passait au début du mois d’octobre
1492, trente-trois jours après que l’expédition eut quiné les îles
Canaries, au large de la côte africaine. Déjà, on avait pu voir flotter
des branches et des morceaux de bois à la surface de l’océan et voler
des groupes d’oiseaux: signes annonciateurs d’une terre proche. Enfin,
le 12 octobre, un marin nommé Rodrigo, ayant vu la lumière de l’aube se
refléter sur du sable blanc, signala la terre. Il s’agissait d’une île
de l’archipel des Bahamas, dans la mer des Caraïbes. Le premier homme
qui apercevrait une terre était supposé recevoir une rente perpétuelle
de 10 000 maravédis. Rodrigo ne reçut jamais cet argent. Christophe
Colomb prétendit qu’il avait lui-même aperçu une lumière la veille et
empocha la récompense.
Ainsi, à l’approche du rivage, les Européens furent-ils rejoints par
les Indiens arawaks venus les accueillir à la nage. Ces Arawaks vivaient
dans des communautés villageoises et pratiquaient un mode de culture
assez raffiné du maïs, de l’igname et du manioc. Ils savaient filer et
tisser mais ne connaissaient pas le cheval et n’utilisaient pas
d’animaux pour le labour. Bien qu’ignorant l’acier, ils portaient
néanmoins de petits bijoux en or aux oreilles.
Ce détail allait avoir d’énormes conséquences: Colomb retint quelques
Arawaks à bord de son navire et insista pour qu’ils le conduisent
jusqu’à la source de cet or. Il navigua alors jusqu’à l’actuelle Cuba,
puis jusqu’à Hispaniola (Haïti et République dominicaine). Là, des
traces d’or au fond des rivières et un masque en or présenté à
Christophe Colomb par un chef local inspirèrent de folles visions aux
Européens.
Les premières violences
À Hispaniola, l’épave de la Santa Maria, échouée, fournit à Colomb de
quoi édifier un fortin qui sera la toute première base militaire
européenne de l’hémisphère occidental. Il le baptisa La Navidad
(Nativité) et y laissa trente-neuf membres de l’expédition avec pour
mission de découvrir et d’entreposer l’or. Il fit de nouveaux
prisonniers indigènes qu’il embarqua à bord des deux navires restants. À
un certain point de l’île, Christophe Colomb s’en prit à des Indiens
qui refusaient de lui procurer autant d’arcs et de flèches que son
équipage et lui-même en souhaitaient. Au cours du combat, deux Indiens
reçurent des coups d’épée et en moururent. La Nina et la Pinta reprirent
ensuite la mer à destination des Açores et de l’Espagne. Lorsque le
climat se fit plus rigoureux, les Indiens captifs décédèrent les uns
après les autres.
Le rapport que Christophe Colomb fit à la cour de Madrid est
parfaitement extravagant. Il prétendait avoir atteint l’Asie (en fait,
Cuba) et une autre île au large des côtes chinoises (Hispaniola). Ses
descriptions sont un mélange de faits et de fiction: « Hispaniola
est un pur miracle. Montagnes et collines, plaines et pâturages y sont
aussi magnifiques que fertiles. [ . . . ] Les havres sont incroyablement
sûrs et il existe de nombreuses rivières, dont la plupart recèlent de
l’or. [ . . . ] On y trouve aussi moult épices et d’impressionnants
filons d’or et de divers métaux. »
D’après Colomb, les Indiens étaient « si naïfs et si peu attachés
à leurs biens que quiconque ne l’a pas vu de ses yeux ne peut le
croire. Lorsque vous leur demandez quelque chose qu’ils possèdent, ils
ne disent jamais non. Bien au contraire, ils se proposent de le partager
avec tout le monde ». Pour finir, il réclamait une aide accrue de leurs Majestés, en retour de quoi il leur rapporterait de son prochain voyage « autant d’or qu’ils en auront besoin [ . . . ] et autant d’esclaves qu’ils en exigeront ». Puis, dans un élan de ferveur religieuse, il poursuivait: « C’est
ainsi que le Dieu éternel, notre Seigneur, apporte la réussite à ceux
qui suivent Sa voie malgré les obstacles apparents. »
Sur la foi du rapport exalté et des promesses abusives de Christophe
Colomb, la seconde expédition réunissait dix-sept bâtiments et plus de
douze cents hommes. L’objectif en était parfaitement clair: ramener des
esclaves et de l’or. Les Espagnols allèrent d’île en île dans la mer des
Caraïbes pour y capturer des Indiens. Leurs véritables intentions
devenant rapidement évidentes, ils trouvaient de plus en plus de
villages désertés par leurs habitants. À Haïti, les marins laissés à
Fort Navidad avaient été tués par les Indiens après qu’ils eurent
sillonné l’île par petits groupes à la recherche de l’or et dans
l’intention d’enlever femmes et enfants dont ils faisaient leurs
esclaves – pour le travail comme pour satisfaire leurs appétits sexuels.
Colomb envoya expédition sur expédition à l’intérieur de l’île. Ce
n’était décidément pas le paradis de l’or mais il fallait absolument
expédier en Espagne une cargaison d’un quelconque intérêt. En 1495, les
Espagnols organisèrent une grande chasse à l’esclave et rassemblèrent
mille cinq cents Arawaks — hommes, femmes et enfants — qu’ils parquèrent
dans des enclos sous la surveillance d’hommes et de chiens. Les
Européens sélectionnèrent les cinq cents meilleurs « spécimens »,
qu’ils embarquèrent sur leurs navires. Deux cents d’entre eux moururent
durant la traversée. Les survivants furent, dès leur arrivée en
Espagne, mis en vente comme esclaves par l’archidiacre du voisinage qui
remarqua que, bien qu’ils fussent « aussi nus qu’au jour de leur naissance », ils n’en semblaient « pas plus embarrassés que des bêtes ». Colomb, pour sa part, souhaitait expédier, « au nom de la Sainte Trinité, autant d’esclaves qu’il [pourrait] s’en vendre ».
Mais trop d’esclaves mouraient en captivité. Aussi Colomb,
désespérant de pouvoir reverser des dividendes aux promoteurs de
l’expédition, se sentait-il tenu d’honorer sa promesse de remplir d’or
les cales de ses navires. Dans la province haïtienne de Cicao, où lui et
ses hommes pensaient trouver de l’or en abondance, ils obligèrent tous
les individus de quatorze ans et plus à collecter chaque trimestre une
quantité déterminée d’or. Les Indiens qui remplissaient ce contrat
recevaient un jeton de cuivre qu’ils devaient suspendre à leur cou. Tout
Indien surpris sans ce talisman avait les mains tranchées et était
saigné à blanc.
La tâche qui leur était assignée étant impossible, tout l’or des
environs se résumant à quelques paillettes dans le lit des ruisseaux,
ils s’enfuyaient régulièrement. Les Espagnols lançaient alors les chiens
à leurs trousses et les exécutaient.
Les Arawaks tentèrent bien de réunir une armée pour résister mais ils
avaient en face d’eux des Espagnols à cheval et en armure, armés de
fusils et d’épées. Lorsque les Européens faisaient des prisonniers, ils
les pendaient ou les envoyaient au bûcher immédiatement. Les suicides au
poison de manioc se multiplièrent au sein de la communauté arawak. On
assassinait les enfants pour les soustraire aux Espagnols. Dans de
telles conditions, deux années suffirent pour que meurtres, mutilations
fatales et suicides réduisissent de moitié la population indienne
(environ deux cent cinquante mille personnes) d’Haïti. Lorsqu’il devint
évident que l’île ne recelait pas d’or, les Indiens furent mis en
esclavage sur de gigantesques propriétés, plus connues par la suite sous
le nom de encomiendas. Exploités à l’extrême, ils y mouraient par
milliers. En 1515, il ne restait plus que quinze mille Indiens, et cinq
cents seulement en 1550. Un rapport daté de 1650 affirme que tous les
Arawaks et leurs descendants ont disparu à Haïti.
La source principale — et, sur bien des points, unique — de
renseignements sur ce qu’il se passait dans les îles après l’arrivée de
Christophe Colomb est le témoignage de Bartolomé de Las Casas qui, jeune
prêtre, participa à la conquête de Cuba. Il posséda lui-même quelque
temps une plantation sur laquelle il faisait travailler des esclaves
indiens, mais il l’abandonna par la suite pour se faire l’un des plus
ardents critiques de la cruauté espagnole. Las Casas, qui avait
retranscrit le journal de Colomb, commença vers l’âge de cinquante ans
une monumentale Histoire générale des Indes, dans laquelle il décrit les
Indiens. Particulièrement agiles, dit-il, ils pouvaient également nager
— les femmes en particulier — sur de longues distances. S’ils n’étaient
pas exactement pacifiques — les tribus se combattaient, en effet, de
temps en temps — les pertes humaines restaient peu importantes. En
outre, ils ne se battaient que pour des motifs personnels et non sur
ordre de leurs chefs ou de leurs rois.
La manière dont les femmes indiennes étaient traitées ne pouvait que
surprendre les Espagnols. Las Casas rend ainsi compte des rapports entre
les sexes : « Les lois du mariage sont inexistantes : les hommes
aussi bien que les femmes choisissent et quittent librement leurs
compagnons ou compagnes sans rancœur, sans jalousie et sans colère. Ils
se reproduisent en abondance. Les femmes enceintes travaillent jusqu’à
la dernière minute et mettent leurs enfants au monde presque sans
douleurs. Dès le lendemain, elles se baignent dans la rivière et en
ressortent aussi propres et bien portantes qu’avant l’accouchement. Si
elles se lassent de leurs compagnons, elles provoquent elles-mêmes un
avortement à l’aide d’herbes aux propriétés abortives et dissimulent les
parties honteuses de leur anatomie sous des feuilles ou des vêtements
de coton. Néanmoins, dans l’ensemble, les Indiens et les Indiennes
réagissent aussi peu à la nudité des corps que nous réagissons à la vue
des mains ou du visage d’un homme. »
Toujours selon Las Casas, les Indiens n’avaient pas de religion, ou du moins pas de temples.
Ils vivaient dans « de grands bâtiments communs de forme conique,
pouvant abriter quelque six cents personnes à la fois [ . . . ] faits
de bois fort solide et couverts d’un toit de palmes. [ . . . ] Ils
apprécient les plumes colorées des oiseaux, les perles taillées dans les
arêtes de poissons et les pierres vertes et blanches dont ils ornent
leurs oreilles et leurs lèvres. En revanche, ils n’accordent aucune
valeur particulière à l’or ou à toute autre chose précieuse. Ils
ignorent tout des pratiques commerciales et ne vendent ni n’achètent
rien. Ils comptent exclusivement sur leur environnement naturel pour
subvenir à leurs besoins; ils sont extrêmement généreux concernant ce
qu’ils possèdent et, par là même, convoitent les biens d’autrui en
attendant de lui le même degré de libéralité. »
Dans le second volume de son Histoire générale des Indes, Las Casas
(il avait d’abord proposé de remplacer les Indiens par des esclaves
noirs, considérant qu’ils étaient plus résistants et qu’ils survivraient
plus facilement, mais revint plus tard sur ce jugement en observant les
effets désastreux de l’esclavage sur les Noirs) témoigne du traitement
infligé aux Indiens par les Espagnols. Ce récit est unique et mérite
qu’on le cite longuement: « D’innombrables témoignages [ .. . ]
prouvent le tempérament pacifique et doux des indigènes. [ … ] Pourtant,
notre activité n’a consisté qu’à les exaspérer, les piller, les tuer,
les mutiler et les détruire. Peu surprenant, dès lors, qu’ils essaient
de tuer l’un des nôtres de temps à autre. [ . . . ] L’amiral [Colomb],
il est vrai, était à ce sujet aussi aveugle que ses successeurs et si
anxieux de satisfaire le roi qu’il commit des crimes irréparables contre
les Indiens. »
Las Casas nous raconte encore comment les Espagnols « devenaient chaque jour plus vaniteux » et, après quelque temps, refusaient même de marcher sur la moindre distance. Lorsqu’ils « étaient pressés, ils se déplaçaient à dos d’Indien » ou bien ils se faisaient transporter dans des hamacs par des Indiens qui devaient courir en se relayant. « Dans
ce cas, ils se faisaient aussi accompagner d’Indiens portant de grandes
feuilles de palmier pour les protéger du soleil et pour les éventer. »
La maîtrise totale engendrant la plus totale cruauté, les Espagnols « ne
se gênaient pas pour passer des dizaines ou des vingtaines d’Indiens
par le fil de l’épée ou pour tester le tranchant de leurs lames sur
eux. » Las Casas raconte aussi comment « deux de ces soi-disant
chrétiens, ayant rencontré deux jeunes Indiens avec des perroquets,
s’emparèrent des perroquets et par pur caprice décapitèrent les deux
garçons ».
Les tentatives de réaction de la part des Indiens échouèrent toutes. Enfin, continue Las Casas, « ils
suaient sang et eau dans les mines ou autres travaux forcés, dans un
silence désespéré, n’ayant nulle âme au monde vers qui se tourner pour
obtenir de l’aide ». Il décrit également ce travail dans les mines: « Les
montagnes sont fouillées, de la base au sommet et du sommet à la base,
un millier de fois. Ils piochent, cassent les rochers, déplacent les
pierres et transportent les gravats sur leur dos pour les laver dans les
rivières. Ceux qui lavent l’or demeurent dans l’eau en permanence et
leur dos perpétuellement courbé achève de les briser. En outre, lorsque
l’eau envahit les galeries, la tâche la plus harassante de toutes
consiste à écoper et à la rejeter à l’extérieur ».
Après six ou huit mois de travail dans les mines (laps de temps
requis pour que chaque équipe puisse extraire suffisamment d’or pour le
faire fondre), un tiers des hommes étaient morts.
Pendant que les hommes étaient envoyés au loin dans les mines, les
femmes restaient à travailler le sol, confrontées à l’épouvantable tâche
de piocher la terre pour préparer de nouveaux terrains destinés à la
culture du manioc.
« Les maris et les femmes ne se retrouvaient que tous les huit ou
dix mois et étaient alors si harassés et déprimés [ … ] qu’ils
cessèrent de procréer. Quant aux nouveaux-nés, ils mouraient très
rapidement car leurs mères, affamées et accablées de travail, n’avaient
plus de lait pour les nourrir. C’est ainsi que lorsque j’étais à Cuba
sept mille enfants moururent en trois mois seulement. Certaines mères,
au désespoir, noyaient même leurs bébés. [ … ] En bref, les maris
mouraient dans les mines, les femmes mouraient au travail et les enfants
mouraient faute de lait maternel. [ … ] Rapidement, cette terre qui
avait été si belle, si prometteuse et si fertile [ . . . ] se trouva
dépeuplée. [ … ] J’ai vu de mes yeux tous ces actes si contraires à la
nature humaine et j’en tremble au moment que j’écris. »
Las Casas nous dit encore qu’à son arrivée à Hispaniola, en 1508, « soixante
mille personnes habitaient cette île, Indiens compris. Trois millions
d’individus ont donc été victimes de la guerre, de l’esclavage et du
travail dans les mines, entre 1494 et 1508. Qui, parmi les générations
futures, pourra croire pareille chose? Moi-même, qui écris ceci en en
ayant été le témoin oculaire, j’en suis presque incapable ».
C’est ainsi qu’a commencé, il y a cinq cents ans, l’histoire de
l’invasion européenne des territoires indiens aux Amériques. Au
commencement, donc, étaient la conquête, l’esclavage et la mort, selon
Las Casas — et cela même si certaines données sont un peu exagérées: y
avait-il effectivement trois millions d’Indiens, comme il le prétend, ou
moins d’un million, selon certains historiens, ou huit millions, selon
certains autres? Pourtant, à en croire les manuels d’histoire fournis
aux élèves américains, tout commence par une épopée héroïque — nulle
mention des bains de sang — et nous célébrons aujourd’hui encore le
"Columbus Day".
Howard Zinn
Extrait tiré de l’excellent livre d’Howard Zinn, « Une histoire populaire des États-Unis de 1492 à nos jours« .
Source: http://partage-le.com/2015/10/christophe-colomb-les-indiens-et-le-progres-de-lhumanite-howard-zinn/