samedi 17 octobre 2015

La “stratégie” US en Syrie se désagrège

On tiendra pour singulièrement important, par sa vigueur, sa précision, sa décision, la clarté de son propos en même temps que l’excellence de ses arguments techniques et stratégiques, l’article de Robbin Laird et de Ed Timberlake, dans Breaking Defense le 16 octobre 2015. Le titre (Obama Must Act On Syria Or Putin Runs The Show) pourrait se dire comme ceci : Obama doit vite, très vite aller à Canossa, s’il veut encore figurer dans les évènements qui s’annoncent, en Syrie et dans la région et sauver ce qui peut encore l’être de la position stratégique des USA.
Il doit accepter la stratégie russe et accepter la proposition russe d’une vaste coalition anti-Daech, agissant dans un cadre légal qui ne peut être que celui de la coopération avec Assad puisqu’il s’agit du gouvernement légal de la Syrie. Les raisons avancées pour recommander un tel virage stratégique se résument clairement à un point : la perte du leadership politique stratégique et même moral des USA dans cette région et, d’une façon plus vaste, au niveau international en général ; c’est-à-dire, pour les USA, le drame consommé de l’effondrement de ce qu’ils prétendent encore être leur hégémonie stratégique et leur exceptionnalisme “moral”, – l’un n’allant pas sans l’autre selon leurs propres conceptions.
Laird-Timberlake se montrent très laudatifs pour les conceptions et les capacités du président russe Poutine. Dans une de leurs remarques, ils n’hésitent pas à ridiculiser une des fameuse affirmations du secrétaire d’Etat Kerry, infatigable porteur d’eau de la narrative jusque-là en vogue à Washington : “Pour le secrétaire d’État John Kerry observant l’action de la Russie durant la crise ukrainienne, Poutine devait être apprécié comme un dirigeant du XIXe siècle. En réalité, Poutine utilise la puissance militaire conformément aux normes du XXIe siècle, – comme complément et outil d’une stratégie d’influence et d’une stratégie de positionnement politique” (« For Secretary of State John Kerry when looking at Russia’s actions in the Ukraine, Putin was declared to be so 19th century. In reality, Putin is using military power in a 21st century way – to support a strategy of influence and strategic positioning. »)
Comme on le voit, Laird et Timberlake, qui sont de formation deux analystes venus du monde universitaire militaire (US Naval Academy), ne parlent pas que de quincaillerie. Leur argument militaire et stratégique s’appuie donc sur une base très solide, impliquant la “moralité internationale” (très prisé dans la narrative BAO elle-même) et le droit international, plaçant l’argumentation générale directement dans le domaine de la communication, c’est-à-dire la sortant du cadre spécialisé qui est celui des deux auteurs au départ. Deux points sont ainsi mis en évidence, dont le premier vient de s’imposer.
• L’énorme masse de documents que The Intercept vient de publier sur la “stratégie des drone”, ou “stratégie de l’assassinat”, fait entrer l’acte de l’administration Obama dans ce domaine dans la catégorie des “crimes contre l’humanité”. Cela place la Russie et Poutine dans une position dominante dévastatrice dans la “guerre de la communication” et affaiblit dramatiquement l’administration Obama. En quelque sorte, s’il n’y a pas rapidement entente, la Russie se trouverait dans une position où elle aura le “droit moral“ sinon le “devoir moral” de détruire les drones US opérant en Syrie, ce qui représenterait une terrible défaite stratégique et de communication à la fois pour les USA.
«There is a clear and present danger of miscalculation, which needs to guide US and our allies to work directly with the Russians in the deconfliction of air space. We need as well to come to terms with the end of the latest age of unmanned aerial vehicles. Not only are the Russians putting our UAVs in risk, but the information war is being lost to Russia as new documents have been leaked which put the United States into a moral abyss. With the publication of what The Intercept has called the Drone Wars, “US drone operations in Somalia, Yemen, and Afghanistan, including the mechanism of targeting suspects slated for assassination” have been highlighted as virtual crimes against humanity, which provides the Russian leader with more than enough apparent justification to operate in the Syrian airspace to deal with US drones operating in Syrian airspace. »
• Laird et Timberlake ajoutent alors l’argument du droit qui prend toute sa force à la lumière des révélations sur la “stratégie de l’assassinat” qui affaiblit dramatiquement Obama/le bloc BAO. L’“incohérence stratégique” consistant à dénier toute légitimité à Assad, et même à chercher à le liquider, se révèle dans toute sa catastrophique vérité-de-situation depuis que les Russes interviennent en Syrie. Les Russes peuvent tout faire, sans la moindre entrave, et ils ne s’en privent pas, avec une efficacité redoutable, parce qu’ils en ont légalement le droit, ayant été appelés à le faire par le gouvernement légal de la Syrie. Dans les conditions nouvelles que nous connaissons, ce qui paraissait négligeable à nos stratéges-BAO, de Fabius à Cameron, devient essentiel : Poutine expose par contraste avec son activité leur totale illégitimité et leur totale illégalité dans le chef de leur mépris pour l’argument de la légalité du gouvernement Assad, qui s’aoutent à leur complète inefficacité et leur incohérence stratégique. “C’est du lourd”, c’est-à-dire que l’argument pèse désormais d’un poids écrasant, et le fait même que Laird-Timberlake l’avancent comme ils le font en est la preuve... A côté de cela, les jérémiades et les anathèmes furieux des avocats de l’affectivisme, neocons et R2P, se désagrègent à vue d’œil.
« Putin is backing a sitting government, that of Assad. One should remember that the bias in the UN Charter is to support sitting governments and that Russian claims that Western strikes in Syria are illegal under the UN charter is not just hyperbole. Russian actions in support of Assad also expose the incoherence of the “other side” supporting the mishmash of opponents of Assad, ranging from ISIL, to the legitimate opponents of Assad. With a well-defined military force on the ground, namely those of Assad, and in support of the legitimate government of Syria, Russian airpower can rely on those Syrian forces to help find and mark targets, and can prosecute Assad’s enemies as well as ISIL. With no lawyers in their OODA (Observe, Orient, Decide, Act) loop, Russian pilots are not constrained by the OOLDA (Observe, Orient, Legally Review, Decide, and Act) loop which limits the effectiveness of Western airpower. »
Cet article est important parce qu’il vient de deux spécialistes de formation militaire, au crédit impeccable, – notamment Robbin Laird. La publication qui le met en ligne, dans le conseil d’administration de laquelle Laird est présent, fait partie d’une nouvelle génération de publications spécialisées dans la stratégie et le domaine militaire et de l’armement, qui s’est installée sur l’internet. Ces sites (Breaking Defense mais aussi DefenseOne) sont très puissants, avec une audience et une influence importantes, et considérés comme des voix de grande influence dans la communauté de sécurité nationale des USA. Ils sont beaucoup moins “idéologisés” que les stratèges en chambre type-neocons, de Kagan à Krauthammer, qui règnent dans les pages-commentaires de la presse-Système générale, qui appuient leurs exigences impératives et hystériques sans cesse répétées sur une extraordinaire série d’erreurs catastrophiques qu’ils ont soutenues sinon provoquées depuis le 11 septembre 2001, comme si l’incompétence absolue était devenue la recommandation suprême pour se faire entendre. Il ne fait guère de doute que Laird-Timberlake parlent au nom d’une partie importante de cette communauté de sécurité nationale, du côté de la communauté du renseignement et du côté du Pentagone et des militaires (au-dessus de la tête du stupidissime Ashton Carter, jusqu’à ce jour l’un des plus médiocres, sinon le plus médiocre secrétaire à la défense qu’aient eu les USA).
L’article Laird-Timberlake n’apparaît pas comme un éclair dans un ciel bleu (ou plutôt comme un rayon de soleil dans un ciel encombré de nuages extrêmement bas). Depuis quelques jours, les articles US, surtout de spécialistes reconnus, reconnaissent que la campagne russe en Syrie est impressionnante d’efficacité et de brio (voir Dave Majimdar, dans The National Interest), et par conséquent idem pour la stratégie russe (voir Dov S. Zakheim). Il est à noter de ce point de vue que, dans un passage rapide de leur article, Laird-Timberlake reprennent l’argument de Zakheim selon lequel les relations dans la circonstance entre la Russie et Israël, malgré l’intervention russe ou justement à cause de l’intervention russe, sont nombreuses et constantes au contraire des relations des USA avec Israël ; cela renforce l’idée qu’effectivement Israël est en train de se poser des questions fondamentales sur sa stratégie générale, notamment pour ce qui concerne l’identité de son principal “allié extérieur”.
D’une façon générale, l’article montre une exaspération profonde, qui est train de gagner beaucoup de terrain et très vite à Washington, à propos de l’“incohérence stratégique” qui sert aujourd’hui de “stratégie” aux USA. De ce point de vue, c’est directement Obama qui est en cause, avec son indécision tactique et chronique, son habileté de communication qui ne produit qu’impuissance et paralysie, son incapacité d’assumer toute l’autorité dont il dispose et la perte accélérée de légitimité qui en résulte. Lorsque Laird-Timberlake écrivent “le président George W. Bush avait affirmé en 2001 qu’il avait regardé Poutine au fond des yeux et qu’il “avait pu ainsi ressentir ce qu’était son âme”. Il est clair que Poutine a fait la même chose avec Obama...”, – on peut penser qu’ils se référeraient à ce que vient de dire Poutine. Alors que la remarque de Bush était très laudative pour Poutine, celle de Poutine serait bien méprisante pour Obama, – ou plutôt, marquant l’extrême déception du président russe qui a beaucoup essayé avec Obama, – si l’on considère effectivement que cette remarque de Poutine, notée dans le Journal dde.crisis de PhG comme si peu ordinaire par rapport au langage diplomatique réduit à la narrative en vogue, concerne effectivement Obama : «...un Poutine dit qu’il semble que “certains de nos partenaires” ont “de la bouillie [de maïs ?] en guise de cerveau” ou quelque chose d’approchant (“‘It seems to me that some of our partners have mush for brains,’ commented Putin”), tout cela sur un ton amical et un peu ironique... »
Voici donc le texte de Laird-Timberlake, que nous nous permettons de reproduire parce qu’il est marqué par une exceptionnelle clarté de langage, une force de conviction clairement argumenté, tout cela qui tranche si radicalement avec les textes type “bouillie de maïs” encombré de lieux communs et de phrases toutes-faites qu’on trouve sous les plumes épuisées par tant de vilenies mensongères des avocats de la guerre et du “il faut liquider Assad”. La sottise de l’argument finit par épuiser la psychologie, même des plus endurants et des plus hystériques parmi ces “avocats de la guerre”, ou warmongers, si bien qu’on peut parler à leur propos de “fatigue psychologique” autant qu’on peut parler de “fatigue stratégique” pour la politique des USA, épuisée par tant de catastrophes. 

Laird-Timberlake