1. Un grand
instant de l’histoire de la pensée
Observer le
déroulement des grands évènements qui ont traversé notre planète tout en
s’observant soi-même, les voir, les revoir et les réinterpréter, nous permet de
mieux comprendre l’évolution du monde, de mieux nous comprendre nous-mêmes et,
par voie de conséquence, de mieux agir. C’est le cas, me semble-t-il, lorsque
nous examinons avec un nouveau regard les rencontres au sommet qui ont lieu à
Damas, entre le 10 janvier et le 14 février 1401. Face-à-face, l’abîme sépare
alors deux lectures de la conquête : par la réflexion, la méditation et la
prière, Ibn Khaldoun a conquis les processus mentaux de la personne humaine,
alors que Tamerlan entend dominer le monde par l’épée.
Devant le
Temps qui observe les candidatures, deux hommes postulent à l’éternité. Je
voulais regarder d’un peu plus près les deux curriculum vitae, mais dans un cas
comme dans l’autre, ma plume a été incapable de rassembler les pensées qui la
traversent.
J’ai malgré
tout des circonstances atténuantes : en effet, la sagesse d’Ibn Khaldoun
est une lumière qui éblouit les yeux, et la cruauté de son interlocuteur
provoque une telle défense que l’être humain est incapable de l’observer ou de
la décrire sans frémir et trembler.
2. L’approche
d’Ibn Khaldoun
Outre la
sensation physique (الحس) que l’homme partage
avec l’animal, la vision d’Ibn Khaldoun considère dans la personne humaine deux
autres composantes que sont la pensée et la spiritualité.
Explorateur
de la pensée, Ibn Khaldoun a classé le savoir humain en deux branches. Deux
branches dans lesquelles les sciences dites cognitives (ou rationnelles selon
certaines traductions العلوم العقلية)
se distinguent des sciences transmises. Les premières s’appréhendent sans
l’intercession des ancêtres alors que les secondes relèvent du patrimoine, en
l’occurrence islamique[1].
Conquérant
de la vie intérieure, il sait aussi que les cœurs (au sens figuré du terme), en
tant que pluriel de cœur (أفئده pluriel de فؤاد), désignent en un seul mot trois types de
pensées qui fonctionnent en symbiose : la pensée différentielle, la pensée
expérimentale et la pensée théorique. A leur intersection, l’esprit humain se
fait une opinion en enlevant les idées à leur contexte et en les posant dans
une nouvelle construction intellectuelle (الانتزاع و
التركيب), opérations qui ont été traduites, approximativement à mon
sens, par « analyse » et « synthèse ».
Pensée et transdisciplinarité, d’après Ibn
Khaldoun
(Extraits)
Sache que Dieu (…) a distingué les humains de tous les
animaux par la pensée qu’il a rendue le début de sa perfection et le degré
ultime de sa grâce (la fin de sa grâce نهاية
فضله ) (…) La pensée procède à différents niveaux (مراتب ), le (premier) niveau saisit les choses ordonnées à
l'extérieur d'un ordre naturel ou propositionnel pour en déterminer la
résonance par ses propres moyens, procédure qui relève de l'entendement
différentiel. Le (deuxième) niveau de pensée est celui qui profite aux opinions
et à la littérature dans la manière d'agir avec les autres et de se comporter
selon leur politique. Ce deuxième niveau approuve ce qui avait été pressenti et
se conforte petit à petit par l'expérience jusqu'au profit complet. Il
s'agit là de l'entendement expérimental. Le (troisième) niveau de la pensée est
celui qui parfait la connaissance d'une donnée qui est au-delà des sensations
et qui n'est pas associée à une action : c’est l'entendement théorique qui
se compose de spéculations mentales et d'assertions qui se structurent
conformément à des conditions spécifiques. Il enrichit alors une discipline de
sa propre espèce dans la spéculation et dans l'approbation des pressentis.
Ensuite, il s'accorde avec un autre savoir et profite à d'autres sciences
de la même manière. Le but de cet apport étant s'imaginer l'existence humaine
conformément à ce qu'elle est par ses catégories, ses saisons, ses causes et
ses données initiales. C'est alors qu’il se complète par la pensée dans
la réalité et devient un entendement pur et un esprit conscient, et c'est
là le sens de la vérité humaine. [2]
Particulier
et général chez Ibn Khaldoun
Conformément
à la logique d’Aristote, Ibn Khaldoun sait qu’il n’est de science que des
généralités. Aussi, lorsqu’il devra expliquer à Tamerlan les raisons pour
lesquelles les empires sont durables, il procèdera conformément à la
méthodologie de la statistique, dans laquelle on traite du particulier dans le
contexte du général.
« Je
suis homme de science »
dira-il à Tamerlan ; et comme tout homme de science, il traite d’une
conjecture particulière dans le contexte des lois qui régissent les faits sur
le long terme et à divers endroits.
Cette méthodologue
s’observe notamment dans le récit (particulier) du soulèvement d’an-Nâçiri,
dont la narration a été précédée de considérations générales sur le passage
graduel des États à un stade de grandeur et de domination puis à
l’affaiblissement et au déclin[3].
Mais les
décrets de Dieu se réalisent toujours, poursuit-il modestement dans
l’introduction du récit précité.
Face à un
être des plus sanguinaires que l’humanité ait jamais connus, les qualités
intellectuelles et spirituelles d’Ibn Khaldoun vont concourir à la maîtrise de
soi et prédisposer un comportement adéquat accompagné d’un discours où la
politesse n’a d’égal que la pondération.
3. L’approche
de Tamerlan
Était-ce
bien raisonnable ! Six siècles avant que Tamerlan ne campe aux portes de
Damas, le poète syrien Abou Tammam (803-945) faisait l’éloge de la pointe de
l’épée au détriment des livres ! Cette épée,
disait-il, donne des nouvelles plus justes que celles des livres, car dans sa
pointe on distingue le sérieux du plaisantin !
السَّيْفُ أَصْدَقُ إِنْبَاءً مِنَ الكُتُبِ
في حدهِ الحدُّ بينَ الجدِّ واللَّعبِ
في حدهِ الحدُّ بينَ الجدِّ واللَّعبِ
Tamerlan n’est est pas loin de penser comme Abou Tammam et son curriculum vitae l’atteste. S’il
était possible d’emprunter à la statistique un adjectif qui serait susceptible
de qualifier le conquérant mongol, ce serait sans doute le caractère
« monodimensionnel » de sa réflexion. Bien qu’il soit amoureux des
lettres persanes, Tamerlan n’a qu’un objectif, celui de « conquérir »
le monde extérieur ; et cet objectif le ronge tellement qu’il finit
oublier le monde intérieur, et à s’oublier lui-même. Du même coup il oublie le
bonheur que procure la retrouvaille avec soi dans le calme, la prière et la
réflexion.
Originaire
de Samarkand, Tamerlan s’est proclamé « Khan » en 1370. Malgré un
handicap physique,-un genou droit ankylosé qui le contraint à se faire assister
pour monter sur son cheval,- il a pu asservir Ispahan (1387) puis Bagdad, et le
voici qui se dirige, en 1400, vers la Syrie dominée par les mamelouks d’Égypte.
Ses
exploits : comme elles l’avaient fait en Irak et en Iran, ses troupes
décapitent les êtres humains, brûlent les écoles, violent les femmes conquises,
et déportent à Samarkand les professionnels qualifiés. Réfugiés à la mosquée
des Omeyyades, une foule de femmes et d’enfants trouveront la mort brûlés vifs[4].
S’informer
sur le Maghreb est un des grands soucis de Tamerlan. Sans doute est-ce pour
augmenter des conquêtes où la quantité de terres prime sur la qualité des
fruits acquis à la sueur du front.
4. Les
face-à-face
En ce 10
janvier 1401 a lieu le premier face-à-face entre Tamerlan et Ibn Khaldoun. Aux
portes de Damas où campent ses troupes, le Sultan des Mongols et des Tatars est
semi allongé et appuyé sur son coude. Tamerlan tend sa main à baiser par
l’illustre invité, et le savant de le faire avec une modestie non feinte. Mieux
encore, dès cette première rencontre avec le maître des lieux, l’admiration est
de mise : « Que Dieu t’assiste Sire, cela fait aujourd’hui trente ou
quarante ans que j’espérais te rencontrer ».
Gonflé
d’orgueil, Tamerlan s’engage dans des échanges à caractère culturel, politique
et familial. Ses serviteurs offrent à Ibn Khaldoun un plat de « ar-rishta »
que les Tatars confectionnent à la perfection. Confiance assurée
(Sécurité : aman), le dialogue est installé entre les deux
personnalités pour trente-cinq jours.
La açabiyya (عصبيّه) ou force de cohésion
Selon les
propos d’Ibn Khaldoun, Tamerlan est le roi le plus admirable depuis la création
d’Adam. Pour argumenter cet avis, les prévisions d’astrologues et des soufis ne
suffisent pas. Le savant étaye son raisonnement par une philosophie de l’histoire
où l’évènement particulier n’a de sens que par les généralités. Le voici donc
expliquer à Tamerlan que les empires universels s’opposent aux empires
individuels. Seuls les premiers (arabe, perse et byzantin) sont basés sur une
force de cohésion (açabiyya) qui les rend capables de perdurer.
Agissant
comme le veut le proverbe biblique selon lequel « Le sage cache sa
science » (Proverbes 12 :23), Ibn Khaldoun peut alors affirmer
(feindre de croire) que Tamerlan et ses troupes possèdent la plus grande force
de cohésion.
Pour
épargner la mort précipitée d’êtres humains, Ibn Khaldoun accepte ainsi de
simuler l’ignorance.
En effet, le
sens de la force de cohésion dépend de l’environnement de la phrase et supporte
plus d’une acception: celle de l’Islam Premier dans lequel les fidèles étaient
unis autour d’un noble idéal avant de l’être physiquement n’a rien à voir avec
celle d’un musulman comme Tamerlan qui ordonne la mort de ses coreligionnaires
dans les mosquées !
Un descendant de Nabuchodonosor
Par certains
liens de sang, Tamerlan insinue qu’il descend de Nabuchodonosor (6ème
siècle av. J.-C.). Le Sultan remonte ainsi à l’histoire d’il y a vingt siècles,
mais comme il va bientôt l’avouer implicitement, il ne connait pas l’histoire,
bien plus récente, de sa propre religion.
Ibn Khaldoun
ne soulignera pas ces contradictions. Même si, dans son esprit, Nabuchodonosor
est inférieur aux Turcs du point de vue de sa « açabiyya », il
réitère son admiration pour Tamerlan du fait même de cette descendance. Mieux
encore, pour justifier de son admiration au descendant de Nabuchodonosor, il va
jusqu’à souscrire avec le Sultan contre la thèse de l’historien et
traditionnaliste de l’Islam, Tabari[5]
(9ème siècle), qui rattachait Nabuchodonosor aux derniers rois de
Babylone !
Un faux Hadith
Parmi les
paradoxes du guerrier, on notera enfin que Tamerlan ne sait pas distinguer un
vrai d’un faux Hadith ; handicap d’autant plus fâcheux que les décisions
afférentes à ses fonctions exigent cette compétence. En effet, lors d’une autre
rencontre d’Ibn Khaldoun avec Tamerlan, un homme qui prétendait descendre du
calife abbasside al-Hakim (dont la lignée ne règne plus en Egypte à l’heure des
faits) venait voir le Sultan, en arguant d’un Hadith qui le rendait successeur
légitime des califes d’Egypte. Après audition de cadis et de muftis, et sur
invitation du guerrier mongol, Ibn Khaldoun répond aux arguments de ce
prétendant avec un cours magistral d’histoire dans lequel il démontre que la
prétention de cet homme repose sur un faux Hadith!
La science du Hadith
Dans la classification d’Ibn Khaldoun, les sciences du
hadith permettent d’examiner l’authenticité d’un dire attribué au Prophète de
l’Islam et, le cas échéant, de rejeter le copiste (Prolégomènes. Tome 2. Page
395). A l’opposé des sciences cognitives qui se découvrent de manière innée,
les sciences du « hadith » font partie des « sciences
transmises ».
Voilà qui
permet à Tamerlan de garder tête haute, de refouler le prétendant et de donner
ainsi un verdit qui lui permet de jouer au maître éclairé entouré de
sages :
« tu as entendu la sentence des cadis et des
muftis, d’où il apparaît que tu n’as aucun droit à revendiquer. Va-t’en, te
voilà éclairé »
5. Tamerlan,
Ibn Khaldoun, et nous
Par une
humilité et une politesse qui manquent tant à notre monde moderne, et par
l’éloquence de son discours, Ibn Khaldoun a ravi le cœur de Tamerlan tout en
limitant le nombre de morts parmi les Syriens.
Il est donc
permis de dire que la simulation d’imprécisions en vue de protéger des humains
d’un massacre, loin de s’apparenter au mensonge, sont un moindre mal qui
s’apparente au choix optimal. Et comme un Père des Lumières aussi célèbre que
Wilhelm Gottfried Leibniz (1646 – 1716) l’expose dans sa philosophie optimiste,
un mal qui évite un plus grand mal est une espèce de bien[6].
La lettre
tue, l’esprit vivifie : tel est à vrai dire l’esprit de l’optimalité mentale
au-delà de la lettre des calculs algébriques. A l’heure de la
transdisciplinarité, il urgeait de le souligner.
Historisation et coordination
Aujourd’hui
que l’aménagement du changement (« change management ») est à
l’ordre du jour, une science politique adaptée aux progrès doit maîtriser
l’ordinateur comme Œuvre de la mémoire humaine sans se laisser dominer par une
technologie séparée des aspirations humaines. Dans ce contexte, nul n’est plus
important que d’agir conformément au verbe « historiser » qui est né
avec les systèmes d’information[7].
Nous devons donc « historiser » les liens de cause à effet en prenant
en compte l’histoire,- tant événementielle que mentale,- dans la meilleure
approximation que nous en connaissons. L’exercice de l’historisation est un
domaine où l’ascendance présumée de Tamerlan appelle d’importantes observations.
Telle
qu’elle a été perçue dans le Livre d’Esaïe au 7ème siècle av. J.-C,
la conquête de Nabuchodonosor était déjà prévue comme un instrument de la
Providence divine. Si, dans l’esprit de la prophétie, un conquérant allait
réussir à asservir Israël, ce n’était pas à cause de la force de son armée,
mais en raison de la corruption des agents d’un Etat amateur de cadeaux et
coureur de pots-de-vin, qui viole les droits de l’orphelin et qui est sourd à
la plainte de la veuve (Esaïe 1 :23).
Prévisionniste
avant la lettre, Esaïe est un précurseur de l’analyse causale qu’aucun système
sérieux d’aide à la décision ne peut ignorer.
Sélection naturelle
Parce que
l’Histoire raisonne, sélectionne, coordonne, demain ou dans vingt ans, les
systèmes informatisés d’aide à la décision retiendront que l’Histoire a préféré
la candidature d’Ibn Khaldoun à celle de Tamerlan. Ils retiendront aussi que
l’homme qui respecte l’Histoire en coordonnant son action avec ses messages est
respecté par l’Histoire.
Rien n’est
plus évident dans ces conditions que de voir Ibn Khaldoun siéger aujourd’hui à
la Bibliothèque de la Pléiade et Tamerlan relégué à l’ouvrage d’Ibn Arabshah
qu’aucun prévisionniste ne lit !
Est-il plus
naturel que cette sélection ?
Personnalités citées
Abou Tammam
Al-Hakim
Aristote
Esaïe
Ibn Khaldoun
Ibn Arabshah
Leibniz Wilhelm G.
Nabuchodonosor
Tabari
Tamerlan
[1] Prolégomènes. Les citations
concernant les Prolégomènes d’Ibn Khaldoun se rapportent à l’édition de Paris
de 1858, en langue arabe. Par Etienne Marc Quatremère. Librairie du Liban 1992.
(Prolégomènes. Tome 3. Pages 86-87)
Dans les
sciences cognitives, Ibn Khaldoun distingue quatre branches : la logique,
les sciences de la nature, la métaphysique et les sciences de la mesure. Ces
dernières se décomposent à leur tour en quatre sous-catégories :
géométrie, arithmétique, musique et astrologie
[2] Cf. Pages 365-366 du tome II des
Prolégomènes d’Ibn Khaldoun. Réalisation d’Étienne-Marc Quatremère. Depuis
l’édition de Paris de 1858. Librairie du Liban. Beyrouth. 1992.
[3] Cf. Pages 189-204 de « IBN
KHALDÛN. Le Voyage d’Occident et d’Orient ». Traduit de l’arabe et
présenté par Adbessalam Cheddadi. Collection Les classiques, dirigée par André
Miquel, Professeur au Collège de France. Actes Sud, 2006. Première
publication : Sindbad, 1980
[4] Cité par A.J. Rustum. Histoire de
l’Eglise de Dieu, Antioche la Magnifique. Tome 2. 634 à 1453. Librairie
Pauliste. Beyrouth. Page 346. عجائب المقدور في أخبار
تيمور.
Par Ibn
Arabshah عرب شاه. Ouvrage disponible
en ligne sur
[5] Sauf indication contraire, les
citations concernant les rencontres entre Ibn Khaldoun et Tamerlan sont
extraites de la traduction en arabe par Abdessalam Cheddadi de l’ouvrage d’Ibn
Khaldoun « Le voyage d’orient et d’Occident ». Editions Actes
Sud 2006. Première édition Sindbad 1980. Pages 228 à 239.
[6] Page 220 de « La
Monadologie ». Par Wilhelm G. Leibniz. Edition annotée, et précédée
d'une exposition du système de Leibniz. Avec note terminale sur les principes
de la Mécanique dans Descartes et Leibniz par Henri Poincaré. Par Emile
Boutroux. Editions Delagrave. 1880. Achevé d'imprimer par SAGIM : mars 1998.
[7] Le terme de
« historisation » est né avec l’évolution des sciences et des
technologies de l’information.
Cf. « Dictature
et harmonie entre politique et religion ». Juillet 2013.
par Adib Gabriel Hathout