Ghouta dernière : Il n’aura
échappé à personne – cherchant à s’informer un tant soit peu – que les derniers
affrontements de la Ghouta orientale donnent lieu à la même désinformation qui
prévalut lors de la libération d’Alep fin 2016. Chaque jour, on nous annonce la
destruction d’un hôpital comme si cette banlieue nord-est de Damas en abritait
une dizaine, voire plus. Qui connaît bien ces quartiers populaires sait qu’ils
ne disposent que de deux antennes sanitaires secondaires qui dépendent de
l’hôpital Chami, le grand établissement de la partie Est de la capitale
syrienne. On nous annonce aussi que ce quartier abrite quelque 400.000
personnes, ce qui est parfaitement exagéré, même si dernièrement la Ghouta a
accueilli nombre de jihadistes en déshérence.
Toujours est-il que ce chiffre de
400.000 « habitants » tombe du ciel ! On voit aussi ressurgir les fameux «
Casques blancs », chevaliers présumés d’une ONG au service de la veuve et de
l’orphelin, alors qu’il est établi sans conteste, depuis la bataille d’Alep,
que cette officine est une création des services spéciaux britanniques (MI6) au
service de Jabhat al-Nosra, c’est-à-dire la Qaïda en Syrie… Enfin, on nous
annonce aussi que de nouvelles attaques à l’arme chimique sont en préparation –
du côté des forces gouvernementales s’entend et – pour faire bonne mesure – que
les armes chimiques syriennes ont été fabriquées avec l’aide de … la Corée du
nord ! L’OIAC (Organisation de l’interdiction des armes chimiques) est une agence
technique liée aux Nations unies basée à La Haye aux Pays-Bas. Curieusement, on
ne parle plus de cette Organisation ni de ses inspecteurs depuis que Washington
a évincé son premier directeur général – le diplomate brésilien José Bustani,
qui avait eu l’audace de vouloir envoyer ses équipes en Irak avant le
déclenchement de l’invasion anglo-américaine du printemps 2003.
Par conséquent, on ne peut
qu’être dubitatif devant le nouveau déferlement de propagande qui accompagne
les événements de la Ghouta, alors qu’au même moment l’armée israélienne
multiplie les opérations en Syrie, notamment sur le Golan – Washington
essayant, de son côté, de se réconcilier avec Ankara qui mène aussi ses propres
opérations sur territoire syrien. Ce dernier imbroglio américano-turco-kurde
qui fait prendre à la guerre civilo-globale de Syrie de nouvelles orientations
mérite toute notre attention.
CURIEUSE
ARRESTATION
Dans la nuit du samedi 24 au
dimanche 25 février, le chef kurde syrien Salih Muslim a été arrêté par
la police tchèque à l’hôtel Marriott de Prague, en vertu d’une demande
d’Interpol formulée par la Turquie. Ressortissant syrien, Salih Muslim
(67 ans) a été placé par Ankara sur la liste dite « rouge » des terroristes les
plus recherchés le 13 février dernier, soit trois semaines après le début de
l’offensive turque sur Afrin, en Syrie. De 2010 à 2017, Salih Muslim a
été président du Parti de l’Union démocratique kurde (PYD), la branche syrienne
du PKK (le Parti des travailleurs du Kurdistan de Turquie). Incarnant le projet
d’une entité kurde autonome dans le nord de la Syrie, Salih Muslim a été
le grand allié des Américains dans la lutte menée contre l’organisation « Etat
islamique » (Daech). Il était invité à une « conférence » organisée à
Prague par un centre d’études proche-orientales rattaché à une université de
Californie.
Selon un officier européen de
renseignement, les Américains « qui font ce qu’ils veulent en Tchéquie – poste
avancé d’écoute, d’observation et d’implantation de missiles de l’OTAN -, ont
certainement tendu un piège au responsable kurde, afin de donner un gage à une
Turquie de plus en plus remontée contre la politique syrienne de Washington. Muslim
qui voyage sans arrêt entre la Finlande, où il vit partiellement, la Grande
Bretagne, la France et la Pologne, aurait pu être arrêté depuis longtemps ».
Toujours est-il que le 26 février dernier, le ministère turc de la justice a
précisé qu’une demande d’extradition serait soumise aux autorités tchèques dans
l’heure. Pour aboutir, elle devait seulement être approuvée par un tribunal
tchèque et par le ministre de la justice.
MARCHANDAGE IMPROBABLE
Coup de théâtre : le 27 février,
le tribunal de Prague remettait Saleh Muslim en liberté au grand dam
d’Ankara. Le même jour, le ministre tchèque des Affaires étrangères Martin
Stropnicky niait tout lien entre l’arrestation de Saleh Muslim et
l’emprisonnement – en Turquie – de deux ressortissants tchèques accusés d’avoir
combattu dans les rangs du PYD. Miroslav Farkas et Marketa Vselichova
avaient été condamnés, l’an dernier, à six ans et trois mois de prison par une
cour turque. Notre source provenant d’un service européen de renseignement en
poste en Tchéquie affirme qu’il y a bel et bien eu marchandage « serré », mais
que devant l’inflexibilité d’Ankara, les autorités tchèques ont alors décidé
d’élargir Saleh Muslim, « malgré les insistantes pressions répétées de
Washington ».
Le Premier ministre tchèque Andrej
Babis s’est refusé à commenter l’affaire, se bornant à dire : « c’est un
tribunal tchèque qui en décide, je ne connais pas cette affaire ». La
Turquie s’est immédiatement élevée contre la décision de cette remise en
liberté. « La conclusion de cette affaire constitue une marque de
soutien très claire au terrorisme », a déclaré le porte-parole du
gouvernement turc, Bakir Bozdag, ajoutant que la remise en liberté de Saleh
Muslim aurait « un impact négatif durable sur les relations entre
son pays et la République tchèque ». De son côté, l’ambassade des
États-Unis à Prague a effectué, elle-aussi, plusieurs démarches infructueuses
pour empêcher la libération du chef kurde.
Au-delà de cette péripétie
trilatérale, de quoi l’arrestation de Saleh Muslim est-elle le nom ? Il
faut revenir à la longue rencontre du chef de la diplomatie américaine Rex
Tillerson, le 15 février dernier à Ankara, avec le président turc Recep
Tayyip Erdogan pour tenter d’apaiser des relations rendues explosives par
l’offensive turque en Syrie contre les milices kurdes alliées de Washington.
Selon des sources turques, le président
Erdogan a « transmis de façon claire » au secrétaire d’Etat toutes « les
attentes de la Turquie » sur la Syrie, l’Irak, mais aussi sur la longue liste
de contentieux qui empoisonnent les relations entre leurs deux pays, pourtant
alliés au sein de l’OTAN, depuis le putsch raté de 2016 en Turquie. A ce
propos, Washington n’a jamais donné suite aux demandes d’extradition du
prédicateur Fethullah Gülen – vivant aux États-Unis -, désigné par
Ankara comme le cerveau de la tentative du coup d’Etat.
MISE AU POINT AMÉRICANO-TURQUE
Un porte-parole du département
d’Etat américain s’est borné à évoquer une « conversation fructueuse et
ouverte pour permettre d’avancer de manière bénéfique aux deux pays ». Le
chef de la diplomatie américaine n’a en revanche pas fait de déclarations : « nos
relations sont à un moment très critique. Soit, nous améliorons nos relations,
soit elles vont s’effondrer complètement », avait-il mis en garde avant la
visite. Symbole de cette mauvaise passe : la capitale turque a rebaptisé une
avenue longeant l’ambassade des États-Unis Rameau d’olivier, du nom de
l’opération militaire turque déclenchée le 20 janvier dans le nord de la Syrie.
Or, c’est cette offensive contre
l’enclave d’Afrine et les unités du PYD qui envenime plus que jamais la
situation. Ankara considère cette milice kurde comme « terroriste », alors
qu’elle est l’un allié-clé des forces spéciales américaines dans la
lutte contre Daech. Après les appels à la « retenue » adressés à Ankara,
Rex Tillerson avait protesté contre une opération qui « détourne » les
forces anti-jihadistes de leur combat prioritaire, estimant que des éléments
kurdes ont déjà quitté l’Est syrien pour prêter main forte aux unités du PYD
engagées à Afrine.
« La situation est assez
compliquée comme ça, n’aggravons pas les choses », a dit un membre de la
délégation de Rex Tillerson. Le ministre turc de la Défense Nurettin
Canikli, qui a rencontré à Bruxelles son homologue américain Jim Mattis,
a dit avoir « demandé la fin de tout type de soutien au PYD et le retrait de
cette structure des Forces démocratiques syriennes (FDS), une coalition
arabo-kurde dominée par les Kurdes.
La situation pourrait s’aggraver
si la Turquie avance, comme prévu, vers Manbij, à une centaine de kilomètres à
l’Est d’Afrine, également contrôlée par le PYD, mais avec des militaires
américains à leur côté ; le président Erdogan ayant menacé Washington de
lui infliger une « claque ottomane ». « Nous allons à Manbij
et s’ils sont là, tant pis pour eux », a lâché un haut responsable turc à
l’AFP, « nous n’avons pas besoin de leurs recommandations, mais de mesures
concrètes sur le terrain ».
Ainsi, Ankara a exigé que
Washington rompe avec le PYD et reprenne les armes fournies à cette milice. « Nous
n’avons jamais donné d’armes lourdes au PYD, donc il n’y en a aucune à
reprendre », a rétorqué Rex Tillerson depuis Beyrouth, juste avant
d’arriver à Ankara. Il avait auparavant prévenu que les États-Unis allaient « continuer
à former des forces de sécurité locales », tout en veillant à ce qu’elles «
ne représentent pas une menace » pour les « voisins ». On est rassuré !
CONFORMÉMENT AU TÉLÉGRAMME BRITANNIQUE
Conformément
au télégramme diplomatique britannique de Benjamin Norman – «Syrieleaks
: Un câble diplomatique dévoile la “stratégie occidentale” » – que prochetmoyen-orient.ch a révélé
depuis Munich le 17 février (numéros 166 et 167), le « Petit Groupe sur la
Syrie » – États-Unis, Grande Bretagne, France, Arabie saoudite et Jordanie – a
recentré la « stratégie occidentale » en Syrie selon trois priorités : 1) endiguer l’influence iranienne en militarisant
durablement l’Est de la Syrie ; 2) faire
échouer le plan de paix russe ; 3) enfin,
poursuivre une guerre de basse intensité afin de diviser la Syrie pour aboutir
à une partition territoriale et politique.
Pour le premier
objectif, les forces
spéciales américaines se sont beaucoup appuyées sur les combattants du PYD. « La
guerre contre le terrorisme a été un alibi extraordinaire pour que les
Américains reprennent militairement pied en Syrie », commente un officier
supérieur européen en poste en Jordanie, « ainsi espèrent-ils garder le
contrôle de la région Raqqa, Deir ez-Zor, Assaké, soit une zone de 50.000 km2,
riche de potentiels agricoles et pétroliers. Mais aujourd’hui, le PYD – qui a
pleinement rempli sa mission – est devenu un obstacle. D’une part, il commence
à formuler des exigences politiques d’autonomie, sinon d’indépendance sur ces
fameux 50.000 km2, mais surtout il inquiète fortement Ankara qui se rapproche
dangereusement de Moscou au détriment de l’OTAN. Très clairement, les
Américains doivent changer la donne en faisant des concessions aux Turcs (ainsi
la dernière arrestation de Saleh Muslim), mais surtout en restructurant les
FDS, majoritairement kurdes elles-aussi. Autrement dit, Washington doit « dé-kurdiser
» ses forces supplétives engagées en Syrie… »
ÉLARGIR LE « PLAN
MANBIJ »
Cette dé-kurdisation
comprend principalement trois volets : 1)
laisser les forces armées turques « sécuriser » leur longue frontière avec la
Syrie ; 2) « arabiser » les FDS en dotant
leurs unités d’officiers arabes d’encadrement. Et pour ce faire, les forces
spéciales américaines n’hésitent pas à recycler d’anciens terroristes de Daech et d’Al-Qaïda…
tout en proclamant haut et fort qu’il s’agit d’empêcher toute résurgence du
terrorisme dans la région ; 3) enfin, il
faut faire sortir les unités kurdes de Manbij pour les remplacer par des forces
américano-arabes.
Selon le nouveau plan américain,
cette arabisation des FDS doit s’effectuer grâce aux 1000 combattants du
Conseil militaire de Manbij et aux 200 soldats des forces spéciales américaines
qui étaient cantonnées à Kobané. Ce « plan Manbij » s’inscrit dans une approche
plus large englobant l’ensemble de l’Est de la Syrie jusqu’à la frontière avec
l’Irak afin de « casser
» le « corridor chi’ite » entre l’Irak, la Syrie et l’Iran. «
Washington annonce un recours accru à la ‘société civile syrienne’ afin
d’imposer une solution de ‘fédéralisme modernisé’, autrement dit cette partition territoriale et politique de la Syrie qui est
redevenue la priorité des États-Unis, des Européens, des pays du Golfe et
d’Israël », précise un diplomate de haut rang en poste à
Genève.
Toujours en conformité avec le
télégramme britannique, Washington
cherche à « optimiser » une « diabolisation » de l’armée gouvernementale
syrienne et des opérations aériennes russes en cours sur la Ghouta orientale.
« Les opérations de l’armée syrienne dans la Ghouta doivent servir de
‘structurant’ à un rejet régional et international d’une reconquête complète de
la Syrie historique par son armée nationale », ajoute notre source diplomatique
; « derrière la vitrine de la défaite de Daech et
du terrorisme, les Américains n’hésitent pas à embaucher les jihadistes, comme
ils l’avaient fait en Afghanistan et ailleurs ».
Le Pentagone vient de débloquer
un nouveau budget pour ce « plan Manbij élargi », soit 400 millions de
dollars reconductibles. Comme ils l’ont fait en Irak, cet argent servira à
acheter les tribus locales – Afaldas, Backara, Okeïdat, Bouchaban et Jabour –
afin de mettre sur pied une nouvelle force de 30.000 combattants, épaulée par
1000 soldats des forces spéciales américaines pour contrôler la sous région de
l’Est de l’Euphrate.
Appuis et soutiens logistiques
s’effectuent, d’ores et déjà, à partir d’une dizaine de bases américaines : le
grand aéroport de Tabqa ; la base stratégique de Manbij, et à l’est celle de
Sirin ; la base Dirik à l’extrême-Est, à la frontière turque où les
parachutistes américains forment et entraînent les FDS ; la base Sabah
al-Kheir, au sud-ouest d’Hassaké, proche de la frontière irakienne ; la base
Aïn Issa entre la frontière turque et Raqqa ; la base Tal as-Saman, centre
d’écoute de la région de Raqqa ; la base al-Jalbiat au nord-ouest de Raqqa,
dotée d’un aéroport, de plateformes destinées à lancer des missiles de moyenne
et longue portée ; la base Harb Ishq, porte d’entrée des forces spéciales
américaines et la base Mashtnour, dans l’extrême-nord de la Syrie, qui accueille des contingents
français et britanniques. Ainsi toute une région est soumise à
occupation américano-occidentale …pour combien de temps ?
La paix de Westphalie a été
signée le 24 octobre 1648, mettant fin à une guerre de Trente ans. Espérons que
la guerre civilo-globale de Syrie ne dure pas si longtemps et que les
initiatives de paix, quelles qu’elles soient, viennent consolider enfin le
travail de Staffan de Mistura à Genève…
Bonne lecture et à la semaine
prochaine.
Richard Labévière
Pour aider le site Proche &
Moyen-Orient c’est ici
Source : Proche & Moyen-Orient, Richard Labévière, 05-03-2018