lundi 18 septembre 2023

Lev Goumilev et "la chimère khazare"

Goumilev [1] est avant tout un théoricien de l’ethnogenèse, c’est-à-dire la genèse des peuples. Il est considéré comme un essentialiste qui voit l’ethnos comme l’une des catégories les plus fondamentales et les plus durables de l’organisation humaine. Selon lui, toutes les ethnies se distinguent les unes des autres par un « langage comportemental spécial » ou « stéréotype comportemental », une norme implicite et intériorisée « régissant les relations entre le collectif et l’individuel et entre les individus eux-mêmes. Cette norme opère imperceptiblement dans tous les aspects de la vie quotidienne ». Elle se transmet entre les générations spontanément, et est en dernière analyse la clé de toute survie ethnique.

Dans le domaine ethnologique, une chimère est un « ethnos-parasite », « qui exploite les populations autochtones du pays ainsi que sa flore, sa faune et les richesses de son sous-sol ». À la manière d’ « une population de bactéries ou d’infusoria [un type d’organismes unicellulaires] » qui « se propage à travers les organes internes de la personne ou de l’animal », une invasion ethnique chimérique vampirise les énergies et ressources vitales de son organisme hôte.


Goumilev souligne l’interconnexion intrinsèque entre la vie organique et l’environnement géographique. « Quelle que soit leur taille, l’écrasante majorité des ethnies vivent ou vivaient dans des territoires particuliers, où elles faisaient partie de la biocénose du paysage respectif et, avec elle, formaient une sorte de "système fermé". » C’est uniquement dans l’environnement qui lui a donné naissance qu’une ethnie peut assurer sa survie de manière normale et saine. Son « stéréotype comportemental », sa culture matérielle, son économie et sa vie spirituelle sont tous inextricablement liés aux conditions environnementales spécifiques de sa « niche écologique ». Lorsqu’un peuple migre vers un paysage sensiblement différent, les colons finissent par développer des traits ethniques entièrement nouveaux, un processus que Goumilev appelle « divergence ethnique ».

Le dernier élément des théories de Goumilev sur l’ethnogenèse concerne la manière dont les ethnies coexistent et interagissent les unes avec les autres. Dans L’Ethnogenèse et la Biosphère de la Terre, Goumilev affirme que, si une ethnie déplacée de son milieu naturel au milieu d’une autre ethnie, va généralement disparaître par assimilation, il peut arriver, très exceptionnellement, qu’elle parvienne à survivre et même se renforcer par parasitisme. Goumilev désigne alors l’union entre l’ethnie hôte et l’ethnie parasite par le terme de « chimère ». Il emprunte ce terme aux sciences de la nature :

« En zoologie, on qualifie de chimériques des relations qui s’établissent quand des vers apparaissent dans les organes d’un animal. Celui-ci peut exister sans le parasite, mais le parasite périrait sans celui qui l’abrite. Mais en vivant dans le corps de son hôte, le parasite entre dans son cycle biologique. En entraînant une augmentation du besoin de nourriture et en introduisant ses hormones dans le sang ou la bile de l’organisme hôte, le parasite modifie la biochimie de ce dernier. »

Dans le domaine ethnologique, une chimère est un « ethnos parasite », « qui exploite les populations autochtones du pays ainsi que sa flore, sa faune et les richesses de son sous-sol ». À la manière d’ « une population de bactéries ou d’infusoria [un type d’organismes unicellulaires] » qui « se propage à travers les organes internes de la personne ou de l’animal », une invasion ethnique chimérique vampirise les énergies et ressources vitales de son organisme hôte.

Goumilev a également comparé la relation entre une chimère et son ethnie indigène à une tumeur cancéreuse. « Cette dernière ne peut croître qu’avec l’organisme, jamais en dehors, et elle ne vit qu’aux dépens de l’organisme hôte. Tout comme un cancer, un antisystème ethnique chimérique […] tire ses moyens d’existence de l’ethnos indigène. » Ce faisant, il perturbe les processus vitaux de ce dernier.

L’ethnie envahisseuse est elle aussi irrémédiablement dégradée, mais d’une manière qui la renforce plutôt qu’elle ne l’affaiblit. Les ethnies déracinées survivent précisément en développant des traits qui, bien que non naturels, leur donnent des avantages décisifs sur leurs cohabitants. Le déracinement, en tant que caractère structurel, devient lui-même un avantage sélectif, dans le sens où l’ethnie envahisseuse a intériorisé des stratégies lui permettant de prospérer pratiquement n’importe où.

Le coup d’État des Radhanites en Khazarie

Goumilev mentionne plusieurs exemples historiques assez obscurs de « chimères », mais il s’est surtout préoccupé du cas particulier du peuple juif. Selon Marc Bassin,

« La préoccupation de Goumilev pour ce problème singulier court comme un fil rouge à travers l’intégralité de son travail. On peut affirmer que toutes ses théories et reconstructions historiques sont dictées par elle dans une large mesure. Selon la compréhension de Goumilev, les Juifs [...] émergent comme une chimère et un antisystème prototypiques et l’histoire de leur vie ethnique fournit la meilleure preuve de la perturbation et de la dévastation que ce type de contact ethnique négatif entraîne à coup sûr. »

Parce que leur rupture avec leur milieu d’origine – les déserts d’Arabie – s’est produite à un stade précoce de leur cycle ethnogénétique, les Juifs, selon Goumilev, ont développé la capacité de pénétrer dans pratiquement tous les types de paysages naturels, et ont même codifié leurs stratégies dans le Talmud. Partout où ils se sont installés, ils ont agi comme une chimère à l’égard des populations autochtones, favorisant délibérément « le scepticisme et l’indifférence » afin d’éroder la résistance spirituelle et morale de leurs hôtes et d’étendre leur domination sur eux.

Goumilev, contrairement à Alexandre Soljenitsyne plus tard, ne s’est pas attardé dans ses travaux scientifiques sur l’effet du parasitisme juif dans la Russie moderne. Il a investi son énergie dans l’étude archéologique, ethnographique, historique et géographique du royaume d’Asie centrale de Khazarie au début du Moyen Âge, auquel il consacré un ouvrage, La Découverte de la Khazarie (1966), dont le contenu est repris dans son ouvrage majeur, La Russie ancienne et la Grande Steppe (1989). Le puissant empire commercial khazar fascine les savants russes depuis le XIXe siècle, ne serait-ce que parce qu’il a disparu presque sans laisser de trace et demeure donc très mystérieux.

Selon Goumilev, les Khazars ont développé des interactions harmonieuses avec toutes leurs ethnies voisines, à l’exception des Juifs radhanites. Ils n’avaient aucun problème avec les Juifs karaïtes, qui ignoraient le Talmud et ne reconnaissaient que la Torah, ce qui les rendait plus proches spirituellement du christianisme et de l’islam que de la tradition dominante du judaïsme rabbinique. Le tissu de l’interaction Khazars-Juifs a cependant été déchiré au VIIe siècle alors qu’un nouveau flux d’immigrants juifs fuyant la persécution en Perse et à Byzance se déversait dans la steppe eurasienne. Les plus agressifs de ces nouveaux arrivants étaient les Radhanites – des marchands caravaniers très actifs sur les routes commerciales reliant les mondes chrétien et islamique à l’Extrême-Orient au début du Moyen Âge.

Contrairement aux Karaïtes, les Radhanites étaient des adeptes de la tradition rabbinique. Plus problématique que leur préjugé doctrinal, cependant, était leur spécialisation dans le grand commerce entre les centres urbains étrangers, qui les avait irrémédiablement éloignés de leur niche écologique d’origine, et avait fait d’eux une « ethnie brutale » dénuée de scrupules moraux envers les autres ethnies. La monopolisation du commerce des caravanes a apporté aux Radhanites une richesse fabuleuse, provenant en grande partie du commerce des esclaves, principalement des jeunes filles et garçons capturés parmi les populations d’Europe de l’Est. Le fait que le mot « Slave » donna le mot « esclave » (slave en anglais, le mot français provenant de la désignation des Slaves comme « Esclavons » en ancien français) témoigne de l’ampleur et du quasi-monopole de ce commerce.

Attirés par la proximité stratégique de la capitale khazare Itil avec un certain nombre d’importantes routes caravanières, ces marchands juifs s’y installèrent en grand nombre. Au VIIIe siècle, ils formaient une élite étrangère et acquirent une influence politique toujours croissante. La situation atteignit son paroxysme au début du IXe siècle lorsqu’un prince juif prit le pouvoir et fit du judaïsme rabbinique la religion officielle de l’État. Une guerre civile sanglante en a résulté, que la caste juive a remportée en recourant à des mercenaires. Bien que la masse des Khazars ethniques ait finalement été contrainte de se soumettre à l’autorité de l’élite juive, ils ne se sont jamais convertis au judaïsme, qui est resté exclusivement la foi des autorités politiques, selon Goumilev. Avec cela, conclut-il, la Khazarie s’est transformée en une « chimère politico-sociale » gouvernée par une élite commerçante juive, l’ethnie originelle des Khazars devenant les sujets d’« un État qui leur était étranger en termes d’ethnicité et de religion ».

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Extension de l’empire des Khazars de 650 à son apogée en 850 selon Wikipédia

 

Goumilev qualifie la Khazarie sous domination juive de « pieuvre marchande », soutenue par un réseau international d’alliances avec les grandes puissances étrangères, y compris la dynastie Tan en Chine, les Carolingiens et leurs successeurs en Europe du Nord, le califat de Bagdad et les Varègues de Scandinavie.

La Rus’ de Kiev, dont le pouvoir grandissant reposait sur le commerce maritime reliant la mer Baltique et la mer Noire, entra en concurrence et en conflit avec les Khazars et, en 965, l’empire khazar s’effondra sous les assauts du prince de Kiev Sviatoslav. L’élite judéo-khazare survivante se dispersa à travers l’Eurasie et l’Europe. Certains se retirèrent en Crimée, d’autres fuirent vers l’Ouest. Beaucoup, selon Goumilev, sont restés actifs dans les terres russes, encourageant les hostilités entre les princes russes et incitant les peuples des steppes à attaquer les Russes.

En conclusion, de toute évidence, l’interprétation extrêmement négative de Goumilev de la diaspora juive, et des Juifs radhanites en particulier, relève clairement de la catégorie de l’antisémitisme selon la norme occidentale judéophile d’aujourd’hui. Sa représentation des Juifs déracinés comme des ethno-parasites rappelle les mots imprimés par Henry Ford en 1920 :

« le propre du Juif est de vivre hors du peuple des résidents originels, mais en aucun cas hors des territoires habités ou loin des lieux de commodités et des centres de décision. À d’autres la culture du sol : le Juif, s’il le peut, tirera profit du travail de l’agriculteur. À d’autres le dur labeur des métiers et de l’industrie : là encore, le Juif exploitera les fruits de leur travail. Tel est son génie particulier. Comment pourrait-on qualifier cette caractéristique autrement que de parasitisme ? » (Le Juif international, 13 novembre 1920)

Il est donc très significatif que, plutôt que d’être sujet d’opprobre, le nom de Goumilev est tenu en grande estime en Russie et parmi les peuples qui aspirent à jouer leur rôle dans la communauté eurasiatique émergente, en tout premier lieu les Kazakhs, dont le territoire recoupe aujourd’hui celui des anciens Khazars (sans que l’on puisse affirmer l’identité des deux ethnies).

Laurent Guyénot

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[1] Lev Goumilev (1912-1992) est un historien et ethnologue russe qui occupe une place importante dans le paysage culturel russe post-soviétique. Sa remise en question de la légende noire du « Joug mongol » – élaborée selon lui sous les Romanov occidentalistes – est aujourd’hui largement connue et respectée bien au-delà du courant néo-eurasiste qui a fait de lui sa caution académique majeure. D’innombrables monuments, colloques, publications et thèses doctorales lui sont consacrés. Vladimir Poutine l’a cité à plusieurs reprises dans ses discours, comme le signale Michel Eltchaninoff dans un livre critique mais néanmoins intéressant, Dans la tête de Vladimir Poutine (p. 110-114). Dans ses vœux adressés à un congrès consacré à « l’héritage de Lev Goumilev et le destin des peuples d’Eurasie », Poutine déclare par exemple : « Possédant un exceptionnel talent d’analyse, le talent d’un authentique chercheur et d’un découvreur, Lev Goumilev a apporté une contribution unique au développement de la pensée scientifique nationale et mondiale. »

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Mark Bassin écrit :

« Sa stature et sa réputation sont aujourd’hui immenses, non seulement en Russie mais aussi dans l’ex-Union soviétique. Goumilev est librement comparé à Hérodote et Karl Marx, Oswald Spengler et Albert Einstein, et ses ouvrages se sont vendus littéralement à des millions d’exemplaires. Dans les librairies, ils ne remplissent pas des étagères mais des bibliothèques entières. Depuis les années 1990, il y a eu au moins une demi-douzaine de projets concurrents pour publier ses œuvres complètes, et de nombreux livres et des dizaines de thèses doctorales ont été écrits sur sa vie et son travail. L’un de ses livres a été adopté comme manuel pour les lycéens russes, et ses idées sont abordées tout au long du programme. Diverses organisations sont exclusivement dédiées au développement de son héritage, dont la plus grande – le Centre Lev Goumilev basé à Moscou – a des succursales à Saint-Pétersbourg, Bakou et Bichkek, et continue de s’étendre. Il y a une rue Lev Goumilev dans la capitale de la république kalmouk Elista, un grand monument public lui est dédié dans le centre de Kazan, et son buste est bien en évidence dans les instituts scientifiques de Moscou, Oufa, Iakoutsk et ailleurs. Dans la capitale du Kazakhstan, Astana, une grande université porte fièrement son nom. À l’occasion du centenaire de sa naissance en 2012, le gouvernement kazakh a réaffirmé sa vénération pour sa mémoire en nommant une montagne de la chaîne de l’Altaï dans l’est du pays "le mont Goumilev" et en émettant un timbre-poste commémoratif en son honneur. Les idées de Goumilev sont régulièrement invoquées par les principaux politiciens de l’ex-Union soviétique, notamment le président russe Vladimir Vladimirovitch Poutine, qui loue les "talents extraordinaires" de Goumilev et l’ "impact unique" qu’ont eu ses idées. En effet, Poutine affirme très clairement l’inspiration goumilévienne d’une initiative majeure de politique étrangère de son troisième mandat : la création d’une "Union eurasiatique" entre les anciens États soviétiques. »

[2] ESSENTIEL. Le berceau arabe de Sion : Moïse, Mohammad, et le wahhabo-sionisme
-  Mythes bibliques de "l'Arabie Heureuse"
-  Au cœur d’un très gros mensonge historique… L’origine hébraïque du takfirisme

Hannibal Genséric

 

 

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