Cet article a été écrit en janvier 2010.
L’archipel yéménite de Socotra (ou Suqutra) dans l’océan Indien est
situé à quelque 80 kilomètres de la corne de l’Afrique et à 380
kilomètres au sud du littoral yéménite. Les îles de Socotra sont une
réserve faunique reconnue par l’UNESCO comme patrimoine naturel mondial.
Socotra se situe au carrefour des voies navigables stratégiques de la
mer Rouge et du golfe d’Aden (voir la carte ci-dessous). L’île est
d’une importance cruciale pour l’armée étasunienne.“Quiconque atteindra la suprématie maritime dans l’océan Indien sera(it) un joueur important sur la scène internationale” (Géostratège de la Marine des États-Unis, le contre-amiral Alfred Thayus Mahan (1840-1914))
CARTE 1
La militarisation des voies maritimes figure parmi les objectifs
tactiques de Washington. Ce cours d’eau stratégique relie la
Méditerranée à l’Asie du Sud-Est et à l’Extrême-Orient par le canal de
Suez, la mer Rouge et le golfe d’Aden.
Il s’agit d’un important passage pour les pétroliers. Une grande part
des exportations industrielles de la Chine vers l’Europe de l’Ouest
passe par cette voie navigable stratégique. Le commerce maritime de
l’Afrique de l’Est et du Sud vers l’Europe de l’Ouest transite également
à proximité de Socotra, par le golfe d’Aden et la mer Rouge (voir la
carte ci-dessous). Une base militaire à Socotra pourrait être utilisée
pour superviser le mouvement des navires, dont les navires de guerre
entrant et sortant du golfe d’Aden.
« L’[océan] Indien est un couloir maritime majeur reliant le
Moyen-Orient, l’Asie de l’Est et l’Afrique avec l’Europe et les
Amériques. Il possède quatre voies d’accès cruciales facilitant le
commerce maritime international, à savoir le canal de Suez en Égypte,
Bab-el-Mandeb (longeant Djibouti et le Yémen), le détroit d’Ormuz
(longeant l’Iran et Oman) et le détroit de Malacca (longeant l’Indonésie
et la Malaisie). Ces « points d’étranglement » sont primordiaux pour le
commerce mondial du pétrole puisque d’énormes quantités de pétrole
passent par ceux-ci. » (Amjed Jaaved, A new hot-spot of rivalry,
Pakistan Observer, 1er juillet 2009)
Le pouvoir maritime
D’un point de vue militaire, l’archipel de Socotra est un carrefour
maritime stratégique. De plus, à la sortie est du golfe d’Aden,
l’archipel s’étend sur une zone maritime relativement grande, de l’île
d’Abd al Kuri jusqu’à l’île principale de Socotra (voir la carte 1
ci-dessus). Cette zone maritime de transit international se trouve dans
les eaux territoriales yéménites. Le but des États-Unis est de maintenir
l’ordre sur toute la voie maritime du golfe d’Aden à partir des
littoraux du Yémen et de la Somalie. (Voir carte 1)
Socotra se situe à quelque 3000 km de la base navale étatsunienne de
Diego Garcia, l’une des plus grandes installations militaires des
États-Unis à l’étranger.
La base militaire de Socotra
Le 2 janvier 2010, le président Saleh et le général David Petraeus,
commandant du l’US Central Command se sont rencontrés derrière des
portes closes pour des discussions de haut niveau.
La rencontre Saleh-Petraeus a été simplement présentée par les médias
comme une réaction opportune à l’attentat à la bombe déjoué de Noël à
Détroit à bord du vol 253 de Northwest. Cette rencontre avait
apparemment été planifiée sur une base ad hoc comme moyen de coordonner
les initiatives de contre-terrorisme dirigées contre Al-Qaïda au Yémen,
incluant « l’utilisation (de) drones étasuniens et de missiles sur les
terres du Yémen ».
Toutefois, plusieurs reportages ont confirmé que les réunions
Saleh-Petraeus visaient à redéfinir l’engagement militaire des
États-Unis au Yémen, incluant l’établissement d’une base militaire à
part entière sur l’île de Socotra. Le président du Yémen, Ali Abdullah
Saleh, aurait « cédé Socotra aux Étatsuniens qui y construiraient une
base militaire, en soulignant que les représentants étatsuniens et le
gouvernement yéménite s’étaient entendus pour l’établissement d’une
telle base à Socotra afin de contrer les pirates et Al-Qaïda » (Fars
News 19 janvier 2010)
Le 1er janvier, un jour avant les rencontres entre Saleh et Petraeus à
Sanaa, le général Petraeus a confirmé en conférence de presse à Bagdad
que l’« assistance à la sécurité » au Yémen allait plus que doubler,
passant de 70 millions à plus de 150 millions de dollars, ce qui
représente une augmentation multipliée par 14 depuis 2006. (Scramble for
the Island of Bliss: Socotra!, War in Iraq, 12 janvier 2010. Voir aussi
CNN 9 janvier 2010, The Guardian, 28 décembre 2009).
Ce doublement de l’aide militaire au Yémen a été présenté à l’opinion
publique mondiale comme étant une réaction à l’incident de Détroit,
prétendument ordonné par les opérateurs d’Al-Qaïda au Yémen.
Les médias étasuniens ont décrit la construction d’une base aérienne
sur l’île de Socotra comme faisant partie de la « guerre mondiale au
terrorisme » :
« Parmi les nouveaux programmes, MM. Saleh et Petraeus se sont mis
d’accord pour permettre l’utilisation d’aéronefs étatsuniens,
possiblement des drones, ainsi que des “missiles maritimes”, tant que
les opérations sont préapprouvées par les Yéménites, selon un haut
représentant du Yémen ayant requis l’anonymat lorsqu’il abordait des
sujets délicats. Des représentants des États-Unis disent que l’île
de Socotra, à 200 miles au large de la côte du Yémen, sera renforcée.
Sa petite piste d’atterrissage (sous la juridiction de l’armée du Yémen)
sera transformée en une base complète afin de soutenir le
programme d’aide élargi, ainsi que pour combattre les pirates somaliens.
Le général Petraeus tente également de fournir de l’équipement de base
aux forces yéménites, tel que des humvees avec protection additionnelle
et possiblement plus d’hélicoptères » (Newsweek, 18 janvier 2010, c’est
l’auteur qui souligne)
Existing runway and airport
Piste d’aviation et aéroports actuels
Installation navale étatsunienne?
Cependant l’installation militaire étatsunienne de Socotra que l’on
propose ne se limite pas à une base aérienne. Une base navale
étasunienne a aussi été envisagée.
Le développement de l’infrastructure navale de Socotra était déjà en
cours de réalisation. À peine quelques jours avant (29 décembre 2009)
les discussions entre MM. Petraeus et Saleh (2 janvier 2010), le Cabinet
du Yémen a approuvé un prêt de 14 millions de dollars aux États-Unis
venant du Kuwait Fund for Arab Economic Development (Fonds koweitien
pour le développement économique arabe, KFAED), en appui au
développement du projet de port maritime à Socotra.
CARTE 3
Le Grand Jeu
L’archipel de Socotra relève du Grand Jeu opposant la Russie et les États-Unis.
Durant la guerre froide, l’Union Soviétique avait une présence
militaire à Socotra, qui faisait partie à l’époque du Yémen du Sud.
Il y a à peine un an, les Russes ont renoué les discussions avec le
gouvernement du Yémen concernant la création d’une base navale sur l’île
de Socotra. Un an plus tard, en janvier 2010, dans la semaine suivant
la rencontre Petraeus-Saleh, un communiqué de la Marine russe « a
confirmé que la Russie n’abandonnait pas ses plans d’ avoir des bases
pour ses navires […] sur l’île Socotra. » (DEFENSE and SECURITY
(Russie), 25 janvier 2010)
Les discussions entre MM. Petraeus et Saleh le 2 janvier 2010 ont
joué un rôle crucial dans la diminution des ouvertures diplomatiques de
la Russie au gouvernement du Yémen.
L’armée étasunienne a l’œil sur l’île de Socotra depuis la fin de la guerre froide.
En 1999, Socotra a été choisie « comme site sur lequel les États-Unis
planifiaient construire un système de renseignement électro-magnétique
[…] ». Les médias de l’opposition yéménite ont rapporté que « le
gouvernement du Yémen avait accepté de permettre à l’armée étatsunienne
d’accéder à la fois à un port et à un aéroport sur Socotra ». Selon le
quotidien de l’opposition Al-Haq, « un nouvel aéroport civil construit
sur Socotra pour promouvoir le tourisme avait été construit conformément
aux spécifications militaires des États-Unis ». (Pittsburgh
Post-Gazette (Pennsylvania), October 18, 2000)
La militarisation de l’océan Indien
La construction d’une base militaire étasunienne à Socotra relève
d’un processus élargi de militarisation de l’océan Indien. Ce dernier
consiste à intégrer et relier Socotra à une structure existante, ainsi
qu’à renforcer le rôle clé que joue la base militaire de Diego Garcia
dans l’archipel des Chagos.
Le géostratège et contre-amiral de la Marine étatsunienne Alfred T.
Mahan avait suggéré avant la Première Guerre mondiale que « quiconque
atteindra la suprématie maritime dans l’océan Indien sera un joueur
important sur la scène internationale” (Indian Ocean and our Security)
Dans les écrits du contre-amiral Mahan, c’est le contrôle stratégique
par les États-Unis des grandes voies maritimes océaniques, plus
particulièrement de l’océan Indien, qui était en jeu : « Cet océan est
la clé des sept mers du 21e siècle : le destin du monde se décidera dans
ces eaux. »
CARTE 4
Michel Chossudovsky
directeur du Centre de recherche sur la mondialisation et professeur d’économie à l’Université d’Ottawa.
directeur du Centre de recherche sur la mondialisation et professeur d’économie à l’Université d’Ottawa.