Frapper à la fois les troupes de Daech
et «défendre» contre «toute attaque» les groupes soutenus par les
Etats-Unis, c'est la nouvelle stratégie qui vient d'être mise en oeuvre
par le Pentagone. Une inflexion qui soulève des interrogations.
Les États-Unis ont conduit des frappes aériennes en Syrie afin de porter
secours au groupe armé "Nouvelle Syrie", soutenu et entraîné par les
Américains. C'est la première fois que les frappes américaines ont pour
but de «défendre» des "rebelles modérés" [hostiles à Bachar Al-Assad] attaqués par le groupe djihadiste al-Nosra.
Des avions américains se préparent à bombarder Daech |
Washington signe ainsi une inflexion stratégique qui n'a rien
d'anodin. Toute la question est de savoir si, derrière cette nouvelle
stratégie, les États-Unis ne cherchent pas un prétexte pour frapper
directement les troupes restées fidèles à Bachar Al-Assad.
Une décision unilatérale des États-Unis qui contestent toujours la
légitimité du gouvernement de Bachar el Assad. D'autant que le
secrétaire d'État John Kerry a clairement précisé que selon lui, le
président syrien n'avait pas sa place dans l'avenir du pays lors d'une
rencontre avec ses homologues saoudien Adel Jubair et russe Sergueï
Lavrov à Doha.
Une nouvelle stratégie américaine, frapper Daech tout autant que les troupes loyalistes ?
Dès l’annonce de cette nouvelle stratégie, la Maison Blanche a donné
le ton : le gouvernement syrien «ne doit pas interférer» avec les
actions des forces entraînées par les Américains pour combattre Daesh.
Au cas contraire, «des mesures supplémentaires» pourraient être prises
pour les protéger.
Les responsables américains ont clairement indiqué que des frappes
aériennes étaient aussi possibles dans le cas où l’armée régulière
syrienne attaquerait les rebelles syriens formés par Washington.
Moscou a bien évidemment vivement critiqué cette nouvelle stratégie
américaine, estimant que tout soutien aérien américain prodigué à des
groupes qui combattent le régime de Bachar el-Assad revient, de fait, à
entraver la lutte de Damas contre Daesh.
Quoiqu'il en soit, les États-Unis continuent d’entraîner des rebelles
modérés en Amérique avant de les renvoyer sur le sol syrien. La Maison
Blanche a notamment lancé, en mai dernier, un programme qui a pour
ambition de former 5 400 combattants par an.
A la mi-juillet, au moins 54 rebelles entraînés, armés et équipés par
les États-Unis étaient rentrés en Syrie. Se faisant appeler Division
30, ces hommes sont censés lutter à la fois contre Daesh en Syrie mais
également contre l'armée syrienne.
Quid des risques d'un affrontement direct avec le régime syrien ?
L’administration Obama a semblé relativiser très vite la possibilité
de voir les rebelles formés avec l’argent du contribuable américain être
attaqués par l'armée syrienne, soulignant que celle-ci n'avait jamais
tiré sur les avions de la coalition internationale menée par les États-Unis qui bombardent les djihadistes sur le territoire syrien.
«Pour l'instant, le régime d’el-Assad a respecté l'avertissement que
nous lui avons donné de ne pas s'immiscer dans nos activités à
l'intérieur de la Syrie», a ainsi déclaré le porte-parole de la Maison
Blanche, Josh Earnest.
Cependant, depuis le début de la guerre syrienne, Washington n'a
jamais caché vouloir écarter Bachar el Assad du pouvoir, de gré ou de
force.
Quid des dommages civils «collatéraux» lors des attaques aériennes ?
Cette réorientation stratégique américaine relance également la
question des victimes civiles engendrées par les frappes aériennes, au
vu des dégâts causés par les frappes américaines précédentes.
En effet, les États-Unis et leurs alliés ont lancé, en août 2014, une
campagne de frappes aériennes qui visait spécifiquement Daech. D’abord
limitée à l’Irak, elle a été étendue à la Syrie à partir de septembre de
la même année.
Graphique indiquant le nombre de frappes par les Etats-Unis et leurs alliés (capture Airwars)
Selon un rapport récent, plus de 5.700 frappes aériennes, dont 2.275 sur la Syrie, auraient fait plus de 450 victimes civiles. Airwars,
qui répertorie en temps réel les morts dus à ces frappes aériennes,
évoque un chiffre qui dépasse 1.200 victimes, dont plus de 100 enfants.
Cette nouvelle approche des États-Unis induit de facto une
intensification des frappes aériennes puisque celles-ci ne se limiteront
plus uniquement à frapper Daech, mais aussi, à «défendre» les groupes
alliés des États-Unis dans le pays.
Des centaines de victimes collatérales en SYRAK |
Quid du facteur turc ?
Dans cette nouvelle stratégie des forces aériennes, les Etats-Unis
ont trouvé un allié de poids dans la Turquie. Ankara a en effet décidé
de bombarder à son tour les positions de Daesh pour répondre à
l'attentat de Suruç qui avait été revendiqué par l'organisation
terroriste.
Fin juillet, un accord entre Américains et Turcs avait prévu la
création d'une «zone de sécurité» [1] dans le nord de la Syrie, pour
garantir une meilleure protection de la frontière turco-syrienne. En
échange, Ankara s'engageait à participer à la coalition contre l'Etat
islamique mais également à permettre aux Etats-Unis de lancer des
frappes aériennes contre Daesh à partir des bases qu’ils possèdent en
Turquie.
Cependant, si la Turquie s'est engagée contre Daesh, elle en a
profité pour poser ses conditions. Et celles-ci incluent la possibilité
de frapper, non seulement Daesh, mais aussi le PKK (Parti des
travailleurs du Kurdistan) qui milite pour la création d'un Kurdistan
libre sur une partie des territoires de la Syrie, de l'Irak, de l'Iran
et de la Turquie. Un projet auquel Ankara est résolument hostile et
qu'il a toujours combattu.
La Turquie contre les kurdes |
Or, Washington a soutenu pendant des mois les Unités de protection du
peuple (YPG) qui sont la branche syrienne du PKK dans leur combat
contre l'Etat islamique. Les Etats-Unis, pour satisfaire Ankara, ont
donc dû opérer un retournement d’alliance.
Les Kurdes du PKK, longtemps présentés comme le dernier rempart
contre les djihadistes, sont subitement redevenus des «terroristes» et,
du coup, Washington a justifié les frappes turques contre leurs
positions.
Selon les spécialistes de la région, Ankara, en bombardant Daech et
le PKK, empêche ainsi toute chance de fusionner les trois cantons de
Kobané, Afrin et Djéziré dans une entité kurde indépendante en Syrie.
Mais ce faisant, la Turquie fragilise paradoxalement la résistance à
Daech dans le nord de la Syrie.
«Qui faut-il abattre en premier ? El-Assad ou Daech ?»
Editorialiste du journal britannique The
Guardian, Jonathan Steele a confié à RT que sous la menaces des
bombardements américains, les forces gouvernementales et les rebelles
modérés syriens pourraient s’unir dans la lutte contre Daesh.
RT :
Est-ce qu’il y a une possibilité que ce soutien américain fasse
dégénérer la situation en un conflit ouvert avec les forces restées
fidèles à Bachar el-Assad ?
Jonathan Steele (J.S.) : C’est possible mais
l’inverse pourrait aussi se produire parce que des informations
américaines suggèrent que les forces rebelles syriennes modérées ont
reçu l’ordre de n’attaquer aucune cible du gouvernement syrien pour le
moment. Elles doivent se concentrer sur la lutte contre Daech. Cela
pourrait donc être le début d’une sorte de cessez-le-feu entre ces
rebelles modérés et l’armée gouvernementale syrienne dans le but, bien
sûr, de lutter ensemble contre Daech. Et si c’est ce qui se passe, cela
serait une évolution très importante.
RT : Il y a une mois, le chef du Pentagone a reconnu
la préparation de programme d’entraînement pour des soldats en Syrie,
est-ce que c’est vrai ?
J.S. : Les Etats-Unis ont déjà formé près de 60
soldats pour qu’ils luttent aux côtés des rebelles modérés. Ils espèrent
constituer une force de 300 à 500 soldats et cela avait été annoncé il y
a un an. Mais ils n’en ont que 60. Et cette autorisation de recourir à
des frappes aériennes, c’est parce que le front Al-Nosra, en lien avec
Al-Qaïda, qui est l’un des groupes islamistes les plus radicaux attaque
ces rebelles modérés et les Américains veulent les défendre. Mais comme
je l’ai dit, je crois que cela pourrait engendrer un mouvement important
dans la direction opposée. Le ministre russe des Affaires étrangères
Sergueï Lavrov et son homologue américain John Kerry se sont rencontrés
aujourd’hui John Kerry au Qatar. Ils doivent aussi s’entretenir avec le
chef de la diplomatie saoudienne. Quelque chose se passe sur le plan
diplomatique pour essayer de faire évoluer la situation. Cela signifie
qu'on pourrait assister à une ouverture autorisant le gouvernement
syrien à développer ses contacts avec notamment, l’Arabie saoudite [2], et
entraîner une diminution des soutiens saoudiens, turcs et jordaniens aux
forces anti-Assad.
RT : Et que se passera-t-il si Bachar el-Assad tombe mais que la coalition ne parvient pas à vaincre Daech ?
J.S. : Ce serait bien sûr un cauchemar inquiétant…
que Damas puisse tomber d’ici quelques mois peut-être. Personne ne veut
que cela se produise et c’est la question du choix du moindre mal : qui
faut-il abattre en premier ? El-Assad ou Daech ? Les Turcs estiment
qu’il faut commencer par el-Assad mais les Etats-Unis sont tout de même
conscient qu’il est bien plus important d’abattre Daech parce que
l’organisation terroriste constitue une menace pour tout le monde alors
qu’El-Assad relève plutôt de problèmes internes.
RT : Est-ce que la Syrie peut connaître le même destin que la Libye ?
J.S. : La Libye de Kadhafi est tombée en quelques
mois alors qu’el-Assad tient toujours, depuis plus de quatre ans. Il n’y
a aucune raison de croire que la chute d’el-Assad pourrait être
imminente même si les forces gouvernementales ont perdu la ville de
Palmyre il y a quelques mois. Ils ont perdu certains territoires mais
les villes de l’Ouest du pays autour de Damas, où réside la majorité de
la population sont assez bien sécurisées par les troupes
gouvernementales. Je ne crois pas qu’el-Assad soit sur le point de
tomber.
[1] La Turquie s’apprête à saisir des zones tampon en Syrie avec l’aide des Etats-Unis