Pourquoi
le général Qassem Soleimani a-t-il été assassiné ? Pourquoi les USA
refusent-ils catégoriquement de partir de Syrie, d’Irak et d’Afghanistan ?
Il est
impossible de comprendre leur stratégie sans la situer dans le contexte de la
montée de la Chine [1], de ses
ambitions géo-économiques en Eurasie et de la perte d’influence majeure des USA
dans la région, et à terme sur tout le continent eurasien, de Lisbonne jusqu’au
Pacifique, qui s’ensuivra si la Chine continue de jouer les locomotives de
développement régional – et ce, sans même mentionner que Pékin compte aussi
développer l’Afrique et connecter ainsi les économies des trois continents de
l’entité supercontinentale afro-eurasienne.
Les
années folles du XXIe siècle ont commencé en fanfare avec l’assassinat du
général iranien Qassem Soleimani.
Mais un
autre big bang nous attend tout au long de la décennie : les
innombrables déclinaisons du Nouveau Grand Jeu en Eurasie, qui oppose les
États-Unis à la Russie, à la Chine et à l’Iran, les trois principales
locomotives de l’intégration eurasienne.
Chaque
changement de donne en géopolitique et en géo-économie, au cours de la
prochaine décennie, devra être analysé en relation avec ce conflit épique.
L’État
profond et certains secteurs cruciaux de la classe dirigeante américaine sont
absolument terrifiés par le fait que la Chine dépasse déjà la « nation
indispensable » sur le plan économique et que la Russie l’a dépassée
sur le plan militaire. Le Pentagone désigne officiellement les
trois grands centres eurasiens comme des « menaces ».
Des
techniques de guerre hybride – assortis d’une diabolisation intégrée 24 heures
sur 24 et 7 jours sur 7 – vont proliférer dans le but de contenir la
« menace » chinoise, « l’agression » russe et le
« parrainage du terrorisme » par l’Iran. Le mythe du « libre
échange » continuera à se noyer sous une avalanche de sanctions illégales,
définies par euphémisme comme de nouvelles « règles » commerciales.
Pourtant,
cela ne suffira en aucun cas à faire dérailler le
partenariat stratégique entre la Russie et la Chine. Pour dégager le
sens profond de ce partenariat, nous devons comprendre que Pékin le définit
comme le passage à une « nouvelle ère ». Cela implique une
planification stratégique à long terme – la date-clé
étant 2049, le centenaire de la Nouvelle Chine.
L’horizon
des multiples projets de l’Initiative Belt & Road – c’est-à-dire les
nouvelles Routes de la soie pilotées par la Chine – est en effet les années
2040, lorsque Pékin espère qu’il aura pleinement tissé un nouveau paradigme
multipolaire de nations souveraines/partenaires à travers l’Eurasie et au-delà,
toutes reliées par un labyrinthe de ceintures et de routes interconnectées.
Le
projet russe – la Grande Eurasie – est en quelque sorte le miroir de
l’initiative Belt & Road et sera intégré à celle-ci. La Belt & Road,
l’Union économique eurasienne, l’Organisation de coopération de Shanghai et la
Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures convergent toutes
vers la même vision.
Realpolitik
Cette
« nouvelle ère », telle que définie par les Chinois, repose donc
largement sur une étroite coordination entre la Russie et la Chine, dans tous
les secteurs. La politique « Made in China 2025 » comprend tout un
éventail de percées technologiques et scientifiques. En même temps, la Russie s’est imposée comme
une ressource technologique sans pareille pour des armes et des systèmes
que les Chinois ne peuvent toujours pas égaler.
Lors du
dernier sommet des BRICS à Brasilia, le Président Xi Jinping a déclaré à
Vladimir Poutine que « la situation
internationale actuelle, caractérisée par une instabilité et une incertitude
croissantes, incite la Chine et la Russie à établir une coordination
stratégique plus étroite ». La réponse de Poutine : « Dans la situation actuelle, les deux parties devraient
continuer à maintenir une communication stratégique étroite. »
La
Russie montre à la Chine comment l’Occident respecte la puissance de la
realpolitik sous toutes ses formes, et Pékin commence enfin à utiliser la
sienne. Le résultat est qu’après cinq siècles de domination occidentale – qui,
soit dit en passant, avaient conduit au déclin des anciennes Routes de la soie
– le Heartland revient, avec un grand succès, affirmer sa prééminence.
Sur un
plan personnel, mes voyages de ces deux dernières années, de l’Asie occidentale
[l’Asie occidentale ou du Sud-Ouest est ce que nous appelons généralement le
Moyen-Orient, NdT] à l’Asie centrale, et mes conversations de ces deux derniers
mois avec des analystes à Noursoultan, à Moscou et en Italie m’ont permis
d’approfondir les complexités de ce que les esprits aiguisés définissent comme
la Double Hélice. Nous sommes tous
conscients des immenses défis qui nous attendent – tout en parvenant à peine à
suivre en temps réel l’étonnante résurrection du Heartland.
En
termes de « soft power », le rôle de premier plan de la diplomatie russe va
devenir encore plus important – soutenue par un ministère de la Défense dirigé
par Sergueï Choïgou, un Touvain de Sibérie, et un bras du renseignement
capable d’établir un dialogue constructif avec tout le monde : Inde/Pakistan,
Corée du Nord/du Sud, Iran/Arabie Saoudite, Afghanistan.
Cet
appareil permet d’aplanir des problèmes géopolitiques (complexes) d’une manière
qui échappe encore à Pékin.
Parallèlement,
la quasi-totalité de la région Asie-Pacifique – de la Méditerranée orientale à
l’océan Indien – prend désormais pleinement en considération la Russie et la
Chine comme contrepoids à la surenchère navale et financière des États-Unis.
Les enjeux en Asie du Sud-Ouest
L’assassinat
ciblé de Soleimani, malgré toutes ses retombées à long terme, n’est qu’un coup
sur l’échiquier de l’Asie du Sud-Ouest. Ce qui est finalement en jeu, c’est un
prix macro géo-économique : un pont terrestre du Golfe persique à la Méditerranée
orientale.
L’été
dernier, une trilatérale Iran-Irak-Syrie a établi que « le but des négociations est d’activer le corridor de fret
et de transport Iran-Irak-Syrie, dans le cadre d’un plan plus large de relance
de la Route de la soie ».
Il ne
peut pas y avoir de corridor de connectivité plus stratégique, plus capable de
s’interconnecter simultanément avec le Corridor international de transport
Nord-Sud ; la connexion Iran-Asie centrale-Chine jusqu’au Pacifique, et de
Lattaquié vers la Méditerranée et l’Atlantique.
Ce qui
se profile à l’horizon est, en fait, un sous-secteur de la Belt & Road en
Asie du Sud-Ouest. L’Iran est une plateforme-clé
de la Belt & Road ; la Chine sera fortement impliquée dans la
reconstruction de la Syrie ; et Pékin-Bagdad ont signé de multiples accords et
mis en place un fonds de reconstruction irako-chinois (un revenu de 300.000
barils de pétrole par jour sera échangé contre des crédits chinois pour des
entreprises chinoises qui reconstruiront les infrastructures irakiennes).
Un
rapide coup d’œil sur la carte révèle le « secret » du refus des États-Unis
de plier bagages et de quitter l’Irak, comme l’exige le Parlement et le Premier
ministre irakiens : empêcher l’émergence de ce corridor par tous les moyens possibles.
Surtout quand nous voyons que toutes les routes construites par la Chine à
travers l’Asie centrale – j’ai voyagé sur nombre d’entre elles en novembre et
décembre – relient
finalement la Chine à l’Iran.
Résurrection de la Route de la soie : Annoncée par le président chinois Xi Jinping, l’Initiative de la Route de la soie, également connue sous le nom d’Initiative Belt & Road, projette d’investir dans des infrastructures, notamment des voies ferrées, des centrales électriques, des gazoducs, des oléoducs, des voies de transport de fret, des ports, etc, en Asie centrale, de l’Ouest et du Sud aussi bien qu’en Afrique et en Europe. En jaune, la ceinture économique de la Route de la soie terrestre. En gris, la nouvelle Route de la soie maritime. Et ce schéma n’est qu’une esquisse ! Ndt. Crédit image : Daily Sabah |
L’objectif final : unir Shanghai à la Méditerranée orientale –
par voie terrestre, à travers le Heartland.
Autant
le port de Gwadar en mer d’Oman est une plate-forme essentielle du corridor
économique Chine-Pakistan, et fait partie de la stratégie chinoise à plusieurs
volets pour « fuir Malacca », autant l’Inde a également courtisé
l’Iran pour égaler Gwadar via le port de Chabahar, dans le golfe d’Oman.
Donc,
l’Inde veut relier l’Afghanistan et l’Asie centrale via l’Iran autant que Pékin
veut relier la mer d’Oman au Xinjiang via le corridor économique
Chine-Pakistan.
Pourtant,
les investissements de l’Inde à Chabahar pourraient ne rien donner, New Delhi
réfléchissant toujours à la possibilité de participer activement à la stratégie
« indo-pacifique » des États-Unis, ce qui impliquerait d’abandonner
Téhéran.
L’exercice
naval conjoint Russie-Chine-Iran de la fin décembre, qui a commencé exactement
à Chabahar, a été un réveil opportun pour New Delhi. L’Inde ne peut tout
simplement pas se permettre d’ignorer l’Iran et de finir par perdre sa
principale plate-forme de connectivité, Chabahar.
Le fait
est incontournable : tout le monde a besoin d’une
connectivité avec l’Iran. Pour des raisons géographiques
évidentes, depuis l’empire persan, c’est le passage privilégié de toutes les
routes commerciales d’Asie centrale.
De plus,
pour la Chine, l’Iran est une question de sécurité nationale. La Chine est
fortement investie dans l’industrie énergétique iranienne. Tous les échanges
bilatéraux se feront en yuan ou dans un panier de devises contournant le dollar
américain.
Les
néocons américains, quant à eux, rêvent toujours de ce que le régime de Cheney
visait au cours de la dernière décennie : un changement de régime en Iran
conduisant à la domination américaine sur la mer Caspienne comme tremplin vers
l’Asie centrale, à un pas seulement du Xinjiang et de l’instrumentalisation du
sentiment anti-chinois. Cela pourrait être considéré comme une nouvelle Route
de la soie à l’envers, conçue pour entraver la vision chinoise.
Bataille homérique
Un
nouveau livre, The Impact of China’s Belt and Road Initiative
(L’impact
de l’Initiative Belt & Road chinoise), de Jeremy Garlick
de l’Université d’économie de Prague, a le mérite d’admettre que
« comprendre » la Belt & Road « est extrêmement
difficile ».
Il
s’agit d’une tentative extrêmement sérieuse de théorisation de l’immense
complexité de la Belt & Road – surtout si l’on considère l’approche souple
et syncrétique de la Chine en matière d’élaboration de politiques, qui est
assez déconcertante pour des Occidentaux. Pour atteindre son but, Garlick
s’intéresse au paradigme de l’évolution sociale selon Tang Shiping, puis
se plonge dans l’hégémonie néo-gramscienne et dissèque le concept de
« mercantilisme offensif » – tout cela dans le cadre d’un effort «
d’éclectisme complexe ».
Le
contraste avec la diabolisation obtuse de la Belt & Road par les
« analystes » américains est flagrant. Le livre aborde en détail la
nature multidimensionnelle du transrégionalisme de la Belt & Road comme un
processus organique et évolutif.
Les
responsables politiques de l’Empire ne se donneront pas la peine de comprendre
comment et pourquoi la Belt & Road est en train d’établir un nouveau
paradigme mondial. Le sommet de l’OTAN à Londres le mois dernier a donné
quelques indications à cet effet. L’OTAN a adopté
sans critique trois priorités américaines : une politique encore
plus agressive envers la Russie ; l’endiguement de la Chine (y compris par la
surveillance militaire) ; et la militarisation de l’espace – une retombée de la
doctrine de la « Full Spectrum Dominance » (« Domination sur l’intégralité du
spectre ») de 2002.
L’OTAN
sera donc entraînée dans la stratégie « Indo-Pacifique » – ce qui
signifie l’endiguement de la Chine. Et comme l’OTAN est le bras armé de l’UE, cela implique que les États-Unis
s’ingéreront dans la façon dont l’Europe fait des affaires avec la Chine – à
tous les niveaux.
Le
colonel de l’armée américaine à la retraite Lawrence Wilkerson, chef
d’état-major de Colin Powell de 2001 à 2005, est allé droit au but : « L’Amérique existe aujourd’hui pour faire la guerre.
Comment interpréter autrement 19 années consécutives de guerre sans aucune fin
en vue ? Cela fait partie de ce que nous sommes. Cela fait partie de ce qu’est
l’Empire américain. Nous allons mentir, tricher et
voler, comme le fait Pompeo en ce moment, comme le fait Trump en ce
moment, comme le fait Esper en ce moment … et comme le font une foule d’autres
membres de mon parti politique, les Républicains, en ce moment. Nous allons mentir, tricher et voler pour faire ce qu’il faut
pour perpétuer ce complexe militaire. C’est la vérité. Et c’est le plus
douloureux là-dedans. »
Moscou,
Pékin et Téhéran sont pleinement conscients des enjeux. Diplomates et analystes
travaillent sur la tendance, pour le trio, à élaborer un effort concerté pour se protéger
mutuellement de toutes les formes de guerre hybride – sanctions
comprises – lancées contre chacun d’eux.
Pour les
États-Unis, il s’agit en effet d’une bataille existentielle – contre l’ensemble
du processus d’intégration de l’Eurasie, les nouvelles Routes de la soie, le
partenariat stratégique entre la Russie et la Chine, les armes hypersoniques
russes mêlées à une diplomatie souple, le profond
dégoût et la révolte contre les politiques américaines dans tout le Sud mondial,
l’effondrement presque inévitable du dollar américain. Ce qui est certain,
c’est que l’Empire ne va pas partir tranquillement dans la nuit.
Nous devrions tous être prêts pour la grande bataille.
Par Pepe Escobar
Traduction
et note d’introduction Entelekheia
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