Trump était
essoufflé, comme Dark Vador sur l’Étoile de la Mort. Le micro était trop près
de sa bouche. Son élocution laborieuse et son regard bizarre ne collaient pas
avec ses mots visant le réconfort, alors qu’il s’adressait au peuple américain.
Mais le sens était clair : le shériff du monde venait de recevoir une grosse
claque. Pour la première fois, un pouvoir régional avait tout bonnement
bombardé une base aérienne de la super puissance, sans se cacher le moins du
monde dans le brouillard du déni. Trump avait le choix entre deux ripostes ; se
ruer dans une furieuse mêlée, ou sourire piteusement en disant : « même
pas mal ». Il a choisi la seconde option, et on ne peut que s’en réjouir.
La situation
renvoyait en miroir à l’incident syrien, lorsque Trump avait lancé ses Tomhawks
(juste après avoir partagé un superbe gâteau au chocolat avec le président XI),
à quoi les Syriens avaient répondu que les missiles avaient raté la cible.
Cette fois-ci, c’est Trump qui était à la place d’Assad. Puissant anti-climax :
les commentateurs agréés s’attendaient à ce que Trump pulvérise l’Iran.
Espérons que cette contrariété pour le Seigneur de la moitié de l’Univers va
être pour lui l’occasion d’un exercice d’humilité profitable.
Dans les
deux cas, la débâcle n’était pas le fin mot de l’histoire. Après et malgré le
bombardement de Trump, Assad a reconquis 80% du territoire syrien. Après le
bombardement iranien, il y a eu une sale catastrophe aérienne avec l’avion de
ligne ukrainien, et des émeutes à Téhéran. Et surtout, l’assassinat n’avait
rien d’un début ; les exercices navals de la Russie, de la Chine et de l’Iran
avaient précédé la chose.
Comme
l’épisode est maintenant derrière nous et n’a pas déclenché la troisième guerre
mondiale ou un conflit régional à grande échelle, nous pouvons faire rapidement
le point. L’assassinat de Soleimani s’avère être « plus qu’un crime, une
erreur », selon le mot de Talleyrand. Les Russes et les Chinois ont repris
un mot rare qui appartient au vocabulaire marxiste : c’était de l’aventurisme.
Même les
Israéliens, qui hésitent rarement à prendre des risques, ont sursauté
brièvement quand ils ont eu vent de l’assassinat qui se préparait. Amnon
Abramovitch, un homme à connaître, a dit que le Mossad en avait caressé l’idée,
et qu’ils auraient pu tuer Soleimani à tout instant depuis 2008 ; mais qu’ils
considéraient la chose trop hasardeuse. Certes les Israéliens ont pratiqué plus
d’assassinats politiques que personne depuis le Vieil Homme de la Montagne,
mais les résultats ont été décevants. Qui se souvient des anciens chefs du
Hezbollah et du Hamas ? Ils ont été tués par des Juifs, mais leurs successeurs
ont été encore pires pour Israël.
Il n’y a pas
eu de regrets en Israël pour autant. Netanyahou a béni les armes de Trump, et
le journaliste très écouté Ehud Yari a dit que Soleimani était le pire et le
plus dangereux des ennemis d’Israël depuis 1948. NBC a dit que les
services de renseignement d’Israël avaient aidé à confirmer les détails, mais
qu’il n’y avait pas de préparation au sommet pour une vengeance iranienne,
parce qu’il n’y avait pas lieu de la moindre vengeance : car Israël n’avait pas
participé à l’assassinat, selon le rapport des experts.
Tandis
qu’Israël préfère rester en marge, le lobby israélien est bien plus agressif.
Ils veulent s’en prendre à l’Iran comme un ado veut du pelotage. Il y a
longtemps, en 2006, ils avaient convaincu l’armée israélienne d’aller attaquer
le Liban, dans l’idée de continuer leur route vers la Syrie et l’Iran. Mais ils
avaient raté leur coup. Depuis lors, le lobby israélien veut la guerre, tandis
qu’Israël veut rester en dehors, tout en encourageant les éléments bellicistes
aux US. Le lobby a soutenu Mike Pompeo, ancien officier de la CIA, et
maintenant secrétaire d’Etat, et c’est lui qui a convaincu le président Trump
acculé que cet assassinat allait améliorer sa position parmi les électeurs, et
même qu’Adam Schiff, son mauvais génie en chef, allait applaudir en tant que
bon patriote israélien, et enterrer la procédure de destitution.
Rien de ce
genre ne s’est passé. Les jingoïstes américains approuveraient n’importe quel
bombardement, c’est vrai, mais les démocrates penchent encore plus pour la
guerre et la violence que les républicains. Les électeurs authentiques de
Trump, plus compétents, avaient soutenu Trump, dans la mesure où il promettait
d’en finir avec les guerres inutiles du Moyen Orient. Et il n’y a gagné qu’un
affront. En guise de consolation, ils ont marmonné « Hillary Clinton
aurait bombardé l’Iran encore plus vite et de façon plus radicale, comme elle
avait bombardé la Libye », mais cela n’a pas suffi à les consoler. Les
démocrates, les opposants à Trump, ont condamné le président, en disant que
Soleimani était certes, l’ennemi des Américains, mais que ce n’était pas le
moment indiqué pour l’abattre.
Cependant,
les conséquences négatives principales (pour les US), ce sont les évènements
d’Irak. Malgré l’illusion que tous les musulmans chiites seraient pro-iraniens,
bien des Irakiens, tant sunnites que chiites, ont des réflexes anti-iraniens.
Ils ont un douloureux souvenir de la guerre Iran-Irak ; et ils préfèrent un
État laïque plutôt que le modèle iranien. Cette divergence d’opinions aurait pu
aider les US à jouer un rôle en Irak pendant longtemps après la conquête. Mais
désormais tous les Irakiens, chiites comme sunnites, pro-iraniens et
anti-iraniens, sont indignés par la façon brutale et grossière dont Trump a
écarté les opinions des autorités irakiennes, en tuant le héros local Soleimani
sur leur territoire, alors qu’il agissait précisément comme intermédiaire entre
les Saoudiens et leurs voisins.
Moktada al-Sadr,
important dirigeant shiite irakien qui est considéré plus pro-américain et
anti-iranien, a exigé la fermeture de l’ambassade américaine et l’expulsion de
toute l’armée américaine d’occupation hors d’Irak. Le parlement irakien a
présenté la même demande : que la coalition pro-américaine cesse toute
activité, et procède au retrait des troupes, alors même que les Américains
considéraient le parlement comme une entité docile et obéissante.
Le premier
ministre irakien a expliqué aux députés les causes cachées de la crise interne.
Comme vous vous en souvenez peut-être, l’année dernière il y avait eu des
émeutes en Irak, et quelque quatre cents manifestants y avaient perdu la vie.
Le 1er décembre 2019, le premier ministre Adil Abdul Mahdi avait dû démissionner.
Dans les faits, il continue à « remplir temporairement les tâches du
premier ministre », et c’est à ce titre qu’il s’exprimait au parlement.
Il a dit que
les US exigeaient qu’il leur donne la moitié du pétrole irakien à titre de
compensation pour la reconstruction de l’Irak, qui avait souffert énormément,
d’abord de l’invasion américaine et de l’occupation, puis des militants de
l’État islamique. Il a dit qu’il avait refusé d’obtempérer et il a chargé la
Chine de la reconstruction, qui ne demandait pas des conditions aussi
exorbitantes. Ce récit n’est pas encore pleinement confirmé, mais il n’en reste
pas moins qu’Abdel-Mahdi s’est rendu en Chine juste avant les émeutes.
Selon le
premier ministre, Trump était bien ennuyé, disant quel dommage que le président
George W. Bush ne se soit pas emparé de tout le pétrole irakien, à titre de
trophée et en paiement pour avoir libéré le peuple irakien du méchant Saddam
Hussein ; et il précisait que si le premier ministre ne changeait pas d’avis,
le peuple le renverserait.
Et
qu’alliez-vous imaginer ? De fait, un soulèvement a éclaté bientôt en Irak, et
les manifestants ont commencé à mourir sous les tirs des snipers. « Il
y avait des snipers d’une troisième entité, les marines américains, ils ont tué
aussi bien des policiers que des manifestants », a dit le premier ministre,
qui a ajouté : « la première fois que j’ai mentionné les snipers de la
troisième force, j’ai reçu un appel de Washington et j’ai été menacé de mort.
C’est la raison pour laquelle j’ai démissionné ».
Après son
discours, le parlement a rapidement voté pour le retrait des forces
pro-américaines. Dommage que le Maidan ukrainien n’ait pas entendu de discours
semblable, parce qu’eux aussi avaient eu à supporter des « tireurs d’élite
d’une troisième force ».
C’est là le
plus gros dommage pour Trump et les US, provoqué par l’assassinat de Soleimani.
Si les Américains se retiraient, on pourrait dire que Soleimani, avec sa mort,
avait réussi ce qu’il n’était pas parvenu à faire de toute sa vie, c’est à dire
à chasser les Américains de la région. Après tout, une fois partis d’Irak, ils
ne pourraient pas rester en Syrie.
Mais ce
résultat – la fin de l’occupation américaine – tant espéré, n’est pas encore
acquis. Les US ont commencé à envoyer des signaux préoccupants : « on s’en
va »… « c’était une erreur, on ne repart pas », « nous
partons, et nous n’avons pas besoin de votre pétrole, mais vous allez le
regretter ». Autant de réponses reçues par les autorités irakiennes en
trois jours.
Selon
certaines indications, les Américains vont renforcer leur présence au Kurdistan
irakien, le tiers de l’Irak, au Nord. Ils vont sans doute essayer de l’arracher
au pays, de rendre la région « indépendante » de Bagdad pour la
soumettre totalement. Et les militants kurdes tombent toujours dans un piège
américain ou israélien.
Pour
résumer, l’Iran a pris une mesure risquée et audacieuse, en frappant une base
américaine. Bien des gens s’attendaient à une riposte effroyable de la part des
US. Mais cette fois, le risque a payé. La direction iranienne a vengé
Soleimani, a montré qu’elle pouvait frapper les Américains, saper le prestige
américain dans la région et dans le monde entier.
Dans la vie,
contrairement à ce qui se passe dans la boxe, les knockout sont rares. Les US
ne vont pas disparaître, l’Iran ne va pas disparaître, ni l’Irak ni les autres
participants aux évènements ne vont disparaître. Mais dans ce round, ce sont
les Iraniens qui ont gagné aux points.
La Russie a
joué son rôle avec prudence : pas de paroles hasardeuses, mais les ennemis de
la Russie à Washington n’ont pas lui imputer la responsabilité des évènements.
La Russie a condamné le meurtre de Soleimani. À l’ambassade iranienne à Damas,
le commandant de l’opération des forces armées russes en Syrie, Alexander
Tchaïko, a rendu les derniers hommages au général Qassem Soleimani, et a
déposé deux couronnes, au nom des forces armées russes, et au nom des forces
armées russes en Syrie (voir la photo).
La Russie
apprécie ses alliés, et les soldats de Soleimani se sont battus au coude à
coude avec les soldats russes, tandis que les US méprisent leurs alliés de la
veille : après tout, Soleimani était aussi leur allié pendant la bataille
contre Daesch, mais cela ne l’a pas sauvé. L’alliance n’a servi de rien non
plus aux Kurdes de Syrie (les Kurdes d’Irak se préparent déjà à marcher sur le
même râteau).
C’est
pourquoi, en Irak, on parle de plus en plus de la possibilité de conclure des
alliances avec la Russie dès que les Américains auront vidé les lieux, et même
de tâter des S-400, le symbole même du soutien russe.
L’avion de ligne ukrainien
La
catastrophe de l’avion ukrainien a fait changer instantanément de ton les
Médias Main Stream. C’est devenu la nouvelle « atrocité » iranienne
pour laquelle il convient de condamner l’Iran. Seuls des médias alternatifs ont
rappelé que les forces US avaient abattu un avion de ligne Iranien lors des tensions dans le golfe. Mais
même les auteurs qui écrivent sur Unz.com n’ont pas rappelé le cruel destin de
l’avion Libyen abattu par les
Israéliens. C’est tombé dans un trou de mémoire, tout ça.
L’Iran a
rapidement admis que le jet civil avait été identifié par erreur comme un
missile de croisière survolant Téhéran, et abattu par erreur. Cette
reconnaissance réfléchie a fait insinuer à certains observateurs l’idée qu’il y
aurait un accord secret entre Iraniens et US. Car le crash ne pouvait pas avoir
été analysé aussi vite. Cependant, peut-être que les autorités iraniennes
voulaient passer à autre chose aussi vite que possible. Il y a eu des émeutes à
Téhéran après la catastrophe ; les insurgés ont condamné le gouvernement et ont
appelé à la mort pour les dirigeants. Vous ne serez probablement pas surpris
d’apprendre que l’ambassadeur US a été interpellé au nombre des émeutiers. Il
faisait ce que Mrs Nuland avait fait à Kiev : encourager les rebelles.
L’une des
armes les plus puissantes de l’Empire, c’est son réservoir de rebelles
potentiels. Évoquez n’importe quel pays ; ils ont déjà leurs propres rebelles
prêts à se soulever. En fait, il y a des tas de gens insatisfaits partout, mais
pour les rebelles sans affiliation, les temps sont durs, comme nous le voyons
en ce moment en France. Les rebelles qui ont l’approbation de l’Empire se
révoltent en gardant un œil sur le prix Nobel de la paix, ou sur une bourse à
Yale.
Il est
encore possible que la chaîne de évènements enclenchés par le meurtre du
général Soleimani se solde par une victoire américaine à Téhéran, et que les
dominos de Moscou et de Beijing tombent à leur tour, tandis qu’Israël montera
au firmament. Mais la prédestination n’existe pas, nous restons maîtres de
notre libre volonté.
Cela vaut
pour le président Trump. Les évènements iraniens ne vont en rien
bénéficier au président dans sa bagarre personnelle. S’il commence à retirer
ses troupes du Moyen Orient avant les élections, il retrouvera la confiance de
ses électeurs ; les US ne seront pas vus comme l’occupant illégal ; et il sera
réélu. Pour autant que nous comprenions, il y a deux courants au sein de
l’administration US, concernant un retrait. Il est probable que la meilleure
décision que pourrait prendre Trump serait tout simplement de bouter Mike
Pompeo très loin, et l’envoyer retrouver John Bolton. Mais le fera-t-il ?
Traduction : Maria Poumier
USA fatigués
RépondreSupprimerhttps://www.unz.com/article/china-number-one-economic-power-for-half-decade-dashes-on/