La
Banque mondiale n’a pas l’habitude de battre sa coulpe. Elle le fait
pourtant dans son dernier rapport sur la Tunisie. On y croirait presque,
si depuis trois ans la continuité ne l’emportait largement sur le
changement dans tout ce qui n’est pas politique.
Le Fonds monétaire international (FMI)
et la Banque mondiale, et à leur suite d’innombrables institutions
politiques (dont l’Union européenne) et autant d’institutions
financières n’ont cessé pendant le long règne de l’ex-président Zine
El-Abidine Ben Ali (1987-2011) de faire l’éloge de ses performances
économiques. Début septembre 2014, la Banque mondiale publie un épais
document, réalisé par plus d’une centaine d’économistes et d’analystes,
pour nous révéler que le roi était nu : en réalité la Tunisie n’était
pas le modèle tant vanté aux pays africains et au reste du monde arabe
mais un contre-modèle, l’exemple de ce qu’il ne faut pas faire :
La Tunisie possède un potentiel économique énorme mais a connu une performance économique mitigée, dont un taux de chômage élevé et des emplois de qualité médiocre, qui continuent à peser très lourd sur les perspectives du pays. Jusqu’en 2010, le Forum économique mondial a classé la Tunisie plusieurs fois comme étant l’économie la plus concurrentielle en Afrique, alors que le FMI et la Banque Mondiale la présentaient comme un modèle pour les autres pays en développement. Et pourtant ce modèle tunisien avait de graves lacunes. La création insuffisante d’emplois, notamment pour les diplômés, et les grandes disparités régionales ont été à l’origine d’une frustration grandissante à travers le pays, qui a mené à la révolution de janvier 2011.
La dénonciation se poursuit en une dizaine de chapitres fournis et
corrosifs qui passent en revue tous les secteurs de l’économie
tunisienne pour n’en sauver aucun. L’agriculture
se fourvoyait dans des cultures inappropriées, le soutien aux
investissements étrangers coûtait un milliard de dollars par an mais
était inutile, l’assistance aux plus défavorisés ne faisait que les
maintenir dans leur misère, l’économie de marché tant vantée excluait
totalement la concurrence. Tout n’était qu’arrangements et combines.
Les petits arrangements du clan présidentiel
Pour la défense de la Banque, les auteurs de ce rapport avancent le caractère « bureaucratique »
et jargonnant des précédents rapports, qui n’aurait pas permis à leurs
lecteurs d’en comprendre le sens caché. L’excuse est un peu courte : ici
ou là, on parlait plus clair. Dès 2006, une universitaire française
longtemps en poste dans le pays, Béatrice Hibou, décortiquait dans un
livre informé1
le système Ben Ali. En 2010, grâce à Wikileaks, les télégrammes de
l’ambassadeur des États-Unis à Tunis racontaient tranquillement ce que
toutes les chancelleries savaient sur les petits et grands arrangements
du clan présidentiel. Enfin le peuple tunisien colportait de bouche à
oreille les rumeurs sur les turpitudes de l’épouse ou du neveu du
président.
Au contact du terrain et des réalités locales, les experts dépêchés
de Washington savaient beaucoup de choses…qui ne se retrouvaient pas
dans leurs rapports. Et pour cause : les 25 administrateurs qui
constituent le bureau de l’institution donnaient leur imprimatur à une version forcément « soft » de leur travail. Inutile de créer des « difficultés »
à des amis. Le président américain Richard Nixon (1969-1974), à la
suite de plusieurs de ses prédécesseurs, parlant de dictateurs
sud-américains particulièrement abominables, employait l’expression : « our sons of b... » (nos fils de p...). Visiblement, Ben Ali en était un, aux yeux de Paris ou de Rome, qui se disputaient « l’honneur »
de gagner ses bonnes grâces tout en sachant pertinemment ce qu’il en
était. Les intérêts des grandes entreprises pesaient également très
lourd dans cet aveuglement volontaire des uns et des autres, trop
souvent résignés à perdre leur âme pour vendre des installations ou des
services dont l’utilité n’était pas toujours évidente, mais les prix à
coup sûr alléchants.
Pêché avoué est à moitié pardonné, dit-on. Mais trois ans après la
chute de Ben Ali, tout, au moins au plan économique, continue comme
avant de l’aveu même du rapport :
La révolution de janvier 2011 traduit l’échec de ce modèle économique (...). Depuis la révolution, la Tunisie a réalisé des avancées au niveau politique avec l’adoption consensuelle d’une nouvelle Constitution et l’émergence d’une société civile très dynamique. Néanmoins, le système économique qui existait sous le régime Ben Ali n’a pas vraiment changé (...)
"Capitalisme de copinage"
Cela n’a pas empêché la directrice du FMI,
Christine Lagarde, de signer en avril 2013 un prêt de 1,5 milliard de
dollars, ni la Banque mondiale d’y ajouter un demi-milliard de dollars
par an pour la période de 2012 à 2014. Ni les ministères des finances
américaine et japonaise de garantir des emprunts tunisiens sur le marché
international des capitaux de l’ordre d’un milliard de dollars en 2013
et autant cette année — sans compter les aides européennes, nationales
ou communautaires. Tout cet argent a financé le statu quo, c’est-à-dire le maintien du « capitalisme de copinage [2]» en vigueur sous Ben Ali.
Une nouvelle fois, la justification est politique et sans doute plus acceptable qu’avant 2011. Mais que valent des « avancées au niveau politique » si l’intendance ne suit pas ? « Les revendications des Tunisiens pour accéder à de meilleures opportunités économiques ne sont pas encore satisfaites », reconnaît le rapport. Quand le seront-elles si le « système économique » ne change pas ?
1La force de l’obéissance. Économie politique de la répression en Tunisie, La Découverte, Paris.
Sans
doute prise de remords au souvenir de sa complaisance passée, la Banque
mondiale a commandé une étude sur la façon dont l’ex-président tunisien
Zine El-Abidine Ben Ali s’y est pris pour s’enrichir scandaleusement,
lui et sa famille. Le capitalisme de copinage dénoncé par les auteurs
n’est pas une exclusivité tunisienne et il n’a pas disparu avec la chute
du dictateur.
[2] Comment Ben Ali a pillé la Tunisie en toute légalité
Avant la chute de l’ex-président Zine El-Abidine Ben Ali en
janvier 2011, des rumeurs — sinon des soupçons — circulaient à Tunis sur
la cupidité de sa belle-famille, les Trabelsi, et son enrichissement
rapide. L’ambassadeur américain Robert F. Godec écrivait le
17 juillet 2009 dans un télégramme adressé au département d’État à
Washington et rendu public par Wikileaks : « la
corruption croît dans le cercle rapproché (du pouvoir). Même le
Tunisien moyen en est conscient, et le niveau des récriminations monte ».
Après "la révolution", une commission d’enquête est mise en place et un décret-loi publié (n° 2011-13) dresse une liste de 114 personnes, dont Ben Ali, ses apparentés et ses gendres, et porte sur la période 1987-2010. Les biens saisis comprennent quelques 550 propriétés, 48 bateaux et yachts, 40 portefeuilles d’actions et d’obligations, 367 comptes en banques et environ 400 entreprises, dont certaines n’opèrent pas en Tunisie. Les experts de la commission évaluent à 13 milliards de dollars la valeur de l’ensemble, soit plus d’un quart du PIB du pays en 2011. Mais c’est une estimation à la louche qui laisse dans l’ombre les méthodes utilisées par le président et sa famille pour constituer à partir de rien et en très peu de temps une si énorme fortune.
Après "la révolution", une commission d’enquête est mise en place et un décret-loi publié (n° 2011-13) dresse une liste de 114 personnes, dont Ben Ali, ses apparentés et ses gendres, et porte sur la période 1987-2010. Les biens saisis comprennent quelques 550 propriétés, 48 bateaux et yachts, 40 portefeuilles d’actions et d’obligations, 367 comptes en banques et environ 400 entreprises, dont certaines n’opèrent pas en Tunisie. Les experts de la commission évaluent à 13 milliards de dollars la valeur de l’ensemble, soit plus d’un quart du PIB du pays en 2011. Mais c’est une estimation à la louche qui laisse dans l’ombre les méthodes utilisées par le président et sa famille pour constituer à partir de rien et en très peu de temps une si énorme fortune.
"Capitalisme de copinage"
Une lumière supplémentaire à cette enquête va être apportée par… la
Banque mondiale. Sans doute un peu honteuse de sa complaisance passée
envers « le modèle tunisien »,
qu’elle a largement loué et financé, l’institution internationale
charge trois chercheurs d’exploiter les données réunies par la
Commission tunisienne et de comprendre comment la famille a procédé. Le
résultat est paru le 27 mars dernier sous le titre : « All in the Family, State Capture in Tunisia » qu’on peut traduire approximativement par « Tout à la famille, le rapt de l’État tunisien »1.
Les trois auteurs ont établi une base de données portant sur 220 entreprises étroitement liées à la famille de l’ancien président, ils ont par ailleurs épluché les décrets signés par Ben Ali en tant que président de la République pendant dix-sept ans. Le résultat est confondant : la loi a servi à promouvoir les intérêts du clan et à le protéger de la concurrence. Vingt-cinq décrets promulgués au cours de cette période exigeaient de nouvelles autorisations préalables de l’administration dans quarante-cinq secteurs différents, imposaient de nouvelles restrictions à l’arrivée d’investissements directs étrangers (IDE) dans vingt-huit secteurs, donnaient des avantages fiscaux spécifiques aux « amis » dans vingt-trois autres. Conséquence, une bonne part des bénéfices du secteur privé revenait à ces 220 entreprises proches du régime… Elles étaient plus grandes, plus profitables et plus puissantes que la moyenne des entreprises tunisiennes : avec à peine 1 % de la main d’œuvre employée par le secteur privé, elles en raflaient 21 % des bénéfices en 2010, soit plus de 230 millions de dollars pour une seule année !
« Cette étude apporte une confirmation irréfutable que l’ancien régime a bénéficié du capitalisme de copinage » (crony capitalism), remarque Bob Rijkers, un jeune chercheur de la Banque mondiale et l’auteur principal de l’étude. En clair, la réglementation a été manipulée pour faire le contraire de ce qu’elle prétendait, servir l’intérêt général. Les entreprises « amies » ont été mises à l’abri de concurrents plus performants, se sont vu octroyer des avantages particuliers et ont été aidées dans leur quête de rentes.
Les trois auteurs ont établi une base de données portant sur 220 entreprises étroitement liées à la famille de l’ancien président, ils ont par ailleurs épluché les décrets signés par Ben Ali en tant que président de la République pendant dix-sept ans. Le résultat est confondant : la loi a servi à promouvoir les intérêts du clan et à le protéger de la concurrence. Vingt-cinq décrets promulgués au cours de cette période exigeaient de nouvelles autorisations préalables de l’administration dans quarante-cinq secteurs différents, imposaient de nouvelles restrictions à l’arrivée d’investissements directs étrangers (IDE) dans vingt-huit secteurs, donnaient des avantages fiscaux spécifiques aux « amis » dans vingt-trois autres. Conséquence, une bonne part des bénéfices du secteur privé revenait à ces 220 entreprises proches du régime… Elles étaient plus grandes, plus profitables et plus puissantes que la moyenne des entreprises tunisiennes : avec à peine 1 % de la main d’œuvre employée par le secteur privé, elles en raflaient 21 % des bénéfices en 2010, soit plus de 230 millions de dollars pour une seule année !
« Cette étude apporte une confirmation irréfutable que l’ancien régime a bénéficié du capitalisme de copinage » (crony capitalism), remarque Bob Rijkers, un jeune chercheur de la Banque mondiale et l’auteur principal de l’étude. En clair, la réglementation a été manipulée pour faire le contraire de ce qu’elle prétendait, servir l’intérêt général. Les entreprises « amies » ont été mises à l’abri de concurrents plus performants, se sont vu octroyer des avantages particuliers et ont été aidées dans leur quête de rentes.
Et maintenant ?
Cette étude n’est pas sans poser des questions majeures aux
successeurs de Ben Ali. Contrairement aux discours, l’ouverture de
l’économie sur l’extérieur était largement fictive. Un pan entier de
l’économie était réservé en réalité à la camarilla
présidentielle réduite à une centaine de personnalités, et interdit aux
investisseurs tunisiens ou étrangers. Seule une petite partie, le
secteur « offshore »,
était ouvert à l’établissement d’entreprises étrangères au clan Ben
Ali. Faut-il à l’avenir maintenir cette dichotomie qui a facilité les
manipulations ? Faut-il assujettir l’économie toute entière aux mêmes règles ? La classe politique tunisienne ne s’est pas encore prononcée sur le dossier malgré son urgence.
L’autre grande interrogation porte sur l’interventionnisme d’État. Personne ne propose d’y renoncer au profit exclusif du marché. Les tenants d’un libéralisme économique pur et dur ne sont pas nombreux sur la scène politique et l’opinion dans sa majorité semble plutôt orientée vers des solutions dirigistes et étatistes. Les auteurs du rapport se défendent vigoureusement de tout biais en ce domaine : « notre travail n’encourage pas à réduire le rôle de l’État », disent-ils (2). Mais à leurs yeux – et ils n’ont sans doute pas tort – le capitalisme de copinage est le principal obstacle que rencontre, aujourd’hui comme hier, la Tunisie sur la voie du développement et de la justice sociale. Comment empêcher les initiés, les proches du pouvoir politique de profiter de leurs relations et liaisons pour orienter l’action de l’État au profit de leurs entreprises ?
Au cours de son voyage à Washington la semaine dernière, le nouveau Premier ministre Medhi Jomaâ a rencontré les responsables du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale qui lui ont confirmé leur soutien financier, accompagné d’un catalogue de conditions d’un classicisme éprouvé. Elles n’ont rien de nouveau et n’ont pas empêché dans le passé les turpitudes du précédent régime. Ce sera aux nouvelles autorités tunisiennes après les élections prévues pour la fin de l’année de trouver les solutions politiques et juridiques pour empêcher le maintien du capitalisme de copinage. Rien ne serait pire que de voir le système rester en place au profit de nouveaux bénéficiaires…
L’autre grande interrogation porte sur l’interventionnisme d’État. Personne ne propose d’y renoncer au profit exclusif du marché. Les tenants d’un libéralisme économique pur et dur ne sont pas nombreux sur la scène politique et l’opinion dans sa majorité semble plutôt orientée vers des solutions dirigistes et étatistes. Les auteurs du rapport se défendent vigoureusement de tout biais en ce domaine : « notre travail n’encourage pas à réduire le rôle de l’État », disent-ils (2). Mais à leurs yeux – et ils n’ont sans doute pas tort – le capitalisme de copinage est le principal obstacle que rencontre, aujourd’hui comme hier, la Tunisie sur la voie du développement et de la justice sociale. Comment empêcher les initiés, les proches du pouvoir politique de profiter de leurs relations et liaisons pour orienter l’action de l’État au profit de leurs entreprises ?
Au cours de son voyage à Washington la semaine dernière, le nouveau Premier ministre Medhi Jomaâ a rencontré les responsables du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale qui lui ont confirmé leur soutien financier, accompagné d’un catalogue de conditions d’un classicisme éprouvé. Elles n’ont rien de nouveau et n’ont pas empêché dans le passé les turpitudes du précédent régime. Ce sera aux nouvelles autorités tunisiennes après les élections prévues pour la fin de l’année de trouver les solutions politiques et juridiques pour empêcher le maintien du capitalisme de copinage. Rien ne serait pire que de voir le système rester en place au profit de nouveaux bénéficiaires…
1Bob Rijkers, Caroline Freund, Antonio Nucifora, « All in the Family, State Capture in Tunisia : Questions and Answers », document de travail de la Banque mondiale n ° WPS6810, 27 mars 2014.
Commentaire:
Il est évident que les "familles" de la troïka, au sens maffieux du terme, ont mis la main sur les trésors cachés de Ben Ali. En effet, qui a continué à toucher les bénéfices de ces 220 entreprises ? Comment Ghannouchi continue-t-il à financer son parti et à aider Daesh ? Comment achètent-t-ils les djihadistes pour la Syrie ? Durant toute cette période, depuis 2011, le peuple tunisien n'a quasiment rien vu des richesses récupérées, à part quelque poudre aux yeux. Nous avons déjà dénoncé ces dérives restées impunies, la Banque Mondiale et le FMI, qui sont pourtant contrôlés par les Américains (qui ont mis au pouvoir les islamistes) confirment par leurs études et rapports ce que nous disions depuis longtemps.
Hannibal GENSERIC