En janvier, Noam Chomsky a reçu le trophée décerné
par Philosophy Now [revue bimestrielle de philosophie diffusée aux
États-Unis, en Angleterre, en Australie et au Canada, et aussi en ligne
https://philosophynow.org/], pour son combat contre la stupidité].
Introduction par Rick Lewis :
La stupidité peut se présenter sous plusieurs formes. Généralement,
elle est plus facile à identifier lorsqu’elle se manifeste chez les
autres, et plus difficile à remarquer lorsqu’on en est soi-même victime,
la stupidité étant ici entendue comme le fait de se fier à des
affirmations non vérifiées, des schémas de pensée bien ancrés ou des
raisonnements boiteux. Pourtant, nous cédons tous parfois à de tels
vices. Essayer de les éviter pour ne pas se mettre le doigt dans l’œil
est le problème central de la philosophie.
Alors, en quoi Chomsky peut-il nous être utile pour ce problème ? Un
des intellectuels les plus connus au monde, il a d’abord connu la gloire
pour ses travaux en linguistique, en particulier pour sa théorie selon
laquelle la grammaire serait innée et sous-tendrait toutes les langues
naturelles du monde. Ensuite il a mené un travail important et novateur
sur beaucoup de sujets variés, incluant la traduction automatique, la
logique, la philosophie et la nature des médias. Commentateur
infatigable de la société, il n’hésite pas à marquer son engagement
politique sur un grand nombre de sujets extrêmement polémiques.
Nous voulons décerner le Prix de la Lutte contre la Stupidité à Noam
Chomsky non pas pour son militantisme, car Philosophy Now reste neutre
sur les questions politiques, ni pour ses fascinants premiers travaux
sur la grammaire universelle, mais principalement pour ses travaux sur
la structure des médias, et pour son apologie incessante de la pensée
critique indépendante. Dans leur livre de 1988, Manufacturing Consent
[NdT : La fabrication du consentement : De la propagande médiatique en
démocratie], Chomsky et son collaborateur Edward S. Herman ont examiné
divers biais institutionnels qui affectent les médias partout dans le
monde. Chomsky a continué à explorer le sujet avec des travaux comme son
livre de 1991, Media Control: The Spectacular Achievements of
Propaganda.
Emmanuel Kant a dit que notre expérience dépend non seulement de la
nature du monde extérieur mais aussi de notre appareil perceptif et de
nos catégories mentales. Il y a le monde phénoménal, le monde tel qu’on
en a l’expérience, et il y a le monde nouménal, le monde extérieur tel
qu’il est en réalité, et que l’on ne peut jamais pleinement connaître.
Le projet de Chomsky, sous certains rapports fait penser à celui de
Kant. Il étudie de quelle façon on obtient notre connaissance du monde
social et du monde politique. Le monde étant très vaste, il n’est pas
possible d’être témoin direct de la plupart des événements qui s’y
déroulent, et à la place on doit les découvrir par des intermédiaires,
sous une forme condensée. C’est parce qu’ils sont des intermédiaires
qu’on les appelle des médias. Mais avant de diffuser des informations,
ils doivent décider de ce qui mérite d’être diffusé, et de quelle façon.
Dans les régimes autoritaires ce processus est soumis à une censure qui
est souvent flagrante et parfois brutale.
Chomsky soutient que, dans les démocraties capitalistes aussi, la
manière de diffuser les informations est façonnée par de puissants
intérêts, quoiqu’ils s’y prennent de façon beaucoup moins visible. Dans
Manufacturing Consent, Chomsky et Herman montrent que le choix et la
présentation des nouvelles en Occident est soumise au passage de cinq
“filtres”. Le premier est le propriétaire (les conglomérats géants qui à
présent possèdent la plupart des médias du monde ont des intérêts
commerciaux étendus et ont tendance à décourager le rapport de nouvelles
qui nuiraient à ces intérêts). Le second est que les médias dépendent
de la vente de placards publicitaires, et auront tendance à exclure les
sujets qui entreraient en conflit avec les “humeurs d’achat”. Le
troisième est que, étant donné les ressources éditoriales limitées, ils
dépendent tous de nouvelles fournies par des organismes extérieurs, y
compris les services de presse des gouvernements et des entités
commerciales, et sont souvent peu disposés à s’aliéner ces sources. Le
quatrième est qu’ils sont contenus par leur désir d’éviter d’être
“descendus en flammes” par la critique, en d’autres termes d’éviter les
réactions hostiles à leurs articles. Et le cinquième est qu’ils
travaillent sous contrainte idéologique, dans le passé c’était
l’anticommunisme, et maintenant c’est la guerre contre la terreur.
Chomsky et Herman présentent aussi des analyses statistiques sur les
différents sujets traités, afin de tester la validité de leur modèle. Si
l’on prend pour argent comptant les nouvelles telles qu’elles sont
écrites sans prendre en considération les forces qui les déterminent, on
peut s’égarer. Si l’on comprend ces mécanismes, alors on peut aussi les
prendre en compte et peut-être y gagner une compréhension plus claire
du monde lui-même.
Dans sa fonction de critique sociale, Chomsky met constamment en
question la politique publique et la présentation des informations. Il
pose des questions épineuses, et même si vous n’êtes pas d’accord avec
lui, il vous force à justifier ce que vous pensez de la société et de
ses valeurs. Pour toutes ces raisons, il est cette année le très
méritant gagnant du prix.
Réponse de Noam Chomsky :
Naturellement je suis très heureux de recevoir cet honneur, et de
pouvoir aussi accepter cette récompense au nom de mon collègue Edward
Herman, co-auteur avec moi de la Fabrique du Consentement, et qui a lui
même effectué un grand nombre de remarquables travaux sur ce sujet
crucial. Évidemment, nous ne sommes pas les premiers à l’avoir traité.
Comme on peut s’y attendre, on dira que l’un des tout premiers a été
George Orwell. Il a écrit un essai pas très connu qui est une
introduction à son livre célèbre la Ferme des Animaux. Il n’est pas
connu parce qu’il n’a pas été publié – on l’a trouvé des décennies plus
tard dans ses papiers non publiés, mais il est à présent disponible.
Dans cet essai il souligne que la Ferme des Animaux est évidemment une
satire de l’ennemi totalitaire ; mais il presse le peuple de la libre
Angleterre de ne pas trop se sentir porté à donner des leçons là-dessus,
parce que, comme il le dit, en Angleterre, les idées impopulaires
peuvent être interdites sans qu’il soit fait usage de la force. Il
poursuit en donnant des exemples de ce qu’il veut dire, et seulement
quelques mots d’explication, mais je crois qu’ils frappent exactement là
où il faut.
L’une des raisons, dit-il, est que la presse appartient à de riches
personnes qui ont tout intérêt à ce que certaines idées ne soient pas
exprimées. La deuxième raison qu’il invoque est un point intéressant,
que nous n’avons pas développé, mais nous aurions dû le faire : la
qualité de l’éducation. Si vous êtes allés dans les meilleures écoles,
on vous aura inculqué qu’il y a certaines choses qu’il serait
inconvenant de dire. C’est là, affirme Orwell, un puissant moyen pour
prendre les gens au piège, qui va bien au-delà de l’influence des
médias.
La stupidité se présente sous plusieurs formes. Je voudrais dire
quelques mots d’une forme particulière que je crois être la plus
inquiétante de toutes. On peut l’appeler la « stupidité institutionnelle
». C’est une sorte de stupidité entièrement rationnelle dans le cadre
où elle s’exerce, mais le cadre lui-même s’étend du grotesque au
virtuellement dément.
Au lieu d’essayer de l’expliquer, il est probablement plus utile
d’évoquer deux ou trois exemples pour illustrer ce que je veux dire. Il y
a trente ans, au début des années 80 – les premières années de Reagan –
j’ai écrit un article intitulé « la rationalité du suicide collectif ».
C’était au sujet de la stratégie nucléaire, et de comment des gens
parfaitement intelligents étaient en train de définir un projet de
suicide collectif d’une façon qui était raisonnable dans leur cadre
d’analyse géostratégique.
J’ignorais à l’époque à quel point la situation était mauvaise. Nous
avons depuis beaucoup appris. Par exemple, un numéro récent du Bulletin
of Atomic Scientists présente une étude des fausses alarmes lancées par
les systèmes de détection automatique que les États-Unis et d’autres. Ils
les utilisaient pour détecter les attaques de missiles et d’autres menaces
pouvant être perçues comme une attaque nucléaire. L’étude porte sur les
années 1977 à 1983 et on estime que durant cette période il y eut un
minimum d’environ 50 fausses alarmes, et au maximum environ 255. Il
s’agit d’alarmes auxquelles une intervention humaine a mis fin,
prévenant le désastre à quelques minutes de l’irréparable.
Il est plausible de supposer que rien de fondamental n’a changé
depuis. Mais en réalité, la situation a empiré – ce que je n’avais pas
non plus compris à l’époque de la rédaction du livre.
En 1983, à peu près au moment où je l’écrivais, il y avait une très
grande peur de la guerre. C’était dû en partie à ce que l’éminent
diplomate George Kennan appelait à l’époque « les caractéristiques
indubitables de la marche vers la guerre – et rien d’autre ». Elle a été
initiée par des programmes que l’administration Reagan a entrepris dès
l’entrée en fonctions de Reagan. Tester les défenses russes les
intéressait, ils ont donc simulé des attaques aériennes et navales sur
la Russie.
C’était une période de grande tension. Des missiles Pershing
américains avaient été installés en Europe occidentale, ce qui leur
donnait un temps de vol jusqu’à Moscou de cinq à dix minutes. Reagan a
aussi annoncé son programme de « guerre des étoiles », compris par les
stratèges des deux camps comme une arme de première frappe. En 1983,
l’Opération Able Archer a inclus un entraînement qui « a amené les
forces de L’OTAN à une simulation grandeur nature de lancement d’armes
nucléaires ». Le KGB, nous l’avons appris d’archives récemment publiées,
a conclu que les forces américaines avaient été placées en état
d’alerte, et auraient même commencé le compte à rebours.
Le monde n’a pas tout à fait atteint le bord de l’abîme nucléaire;
mais en 1983, sans en être conscient, il en a été terriblement près –
certainement plus près qu’à tout autre moment depuis la Crise cubaine
des Missiles de 1962. Les dirigeants russes ont cru que les États-Unis
préparaient une première attaque, et qu’ils auraient bien pu avoir lancé
une frappe préventive. Je cite en fait une analyse récente faite à un
haut niveau des services secrets américains, qui conclut que la peur
bleue de la guerre a été réelle. L’analyse indique qu’au fond
d’eux-mêmes, les Russes gardaient l’ineffaçable mémoire de l’Opération
Barberousse, le nom de code allemand pour l’attaque de 1941 d’Hitler sur
l’Union soviétique, qui a été le pire désastre militaire de l’histoire
russe et a été bien près de détruire le pays. L’analyse américaine dit
que c’était exactement ce que la situation évoquait pour les Russes.
C’est déjà assez grave, mais il y a encore pire. Il y a un an, nous
avons appris que, en plein milieu de ces événements menaçant le monde, le
système de première alerte de la Russie – semblable à celui de l’Ouest,
mais beaucoup plus inefficace – avait détecté l’entrée d’un missile
lancé des États-Unis et avait lancé l’alerte de plus haut niveau. Le
protocole pour les militaires soviétiques consistait à riposter par une
frappe nucléaire. Mais l’ordre doit passer par un être humain.
L’officier de service, Stanislav Petrov, décida de désobéir aux ordres
et de ne pas transmettre l’avertissement à ses supérieurs. Il a reçu une
réprimande officielle. Mais grâce à son manquement au devoir, nous
sommes maintenant en vie pour en parler.
Nous avons connaissance d’un nombre énorme de fausses alertes du côté
des États-Unis. Les systèmes soviétiques étaient encore bien pires.
Mais maintenant les systèmes nucléaires ont été modernisés.
Le Bulletin des Scientifiques atomistes possède une célèbre Horloge
de la fin du monde et ils l’ont récemment avancée de deux minutes. Ils
expliquent que l’horloge « affiche maintenant trois minutes avant minuit
parce que les dirigeants internationaux ne remplissent pas le plus
important de leurs devoirs, assurer et préserver la santé et la vitalité
de la civilisation humaine. »
Individuellement, ces dirigeants internationaux ne sont certainement
pas stupides. Cependant, dans leur fonction institutionnelle, leur
stupidité a des implications mortelles. Si l’on regarde
rétrospectivement depuis la première – et unique jusqu’ici – attaque
atomique, cela semble un miracle que nous en ayons réchappé.
La destruction nucléaire est une des deux menaces majeures et très
réelles de notre survie. La deuxième, bien sûr, est la catastrophe
environnementale.
Il existe au sein de Pricewaterhouse Coopers une équipe reconnue de
services professionnels qui vient tout juste de publier son étude
annuelle sur les priorités des PDG. Au sommet de la liste se trouve la
sur-réglementation. Le rapport indique que le changement climatique
n’apparaît pas dans les dix-neuf premières. Encore une fois, sans aucun
doute, les chefs d’entreprise ne sont pas des individus stupides. On
peut supposer qu’ils gèrent leurs entreprises intelligemment. Mais la
stupidité institutionnelle est colossale, littéralement c’est une menace
pour la survie des espèces.
On peut remédier à la stupidité individuelle, mais la stupidité
institutionnelle est beaucoup plus résistante au changement. A ce stade
de la société humaine, elle met réellement en danger notre survie. C’est
pourquoi je pense que la stupidité institutionnelle doit être une
préoccupation de première importance.
Merci.
Source : Philosophy Now, le 04/2015