Epinglée pour de grossières manipulations depuis la
guerre en Libye, la chaîne Al Jazeera s'illustre une nouvelle fois comme
instrument de propagande au service du Qatar. Mais cette fois, toutes
les limites ont volé en éclats après le débat organisé par le
journaliste « vedette » Fayçal Qassem. Je vous demande de voir et
d'écouter cette vidéo. Elle est d'une importance capitale. Le ton, les
mots sont d'une violence inouïe : « Les alaouites doivent êtres
génocidés avec leurs enfants ». « Les alaouites sont des animaux
stupides ». « Les alaouites sont pires que le diable ». « Sondage : les
alaouites méritent-ils d'être génocidés ? Réponse : 97 % de oui ».
Vis-à-vis de ces faits, nous vous proposons à nouveau cet article paru
en décembre 2014 afin de contrer les média-mensonges sur les alaouites
syriens et afin de vous donner un aperçu plus clair de ce qui se passe
en Syrie.
Que ce soit sincère ou par ruse, le fruit d’un calcul stratégique ou par
désintéressement, les gouvernements occidentaux, la France en tête, ont
fait de la protection des minorités la pierre angulaire de leur
politique étrangère.
Pour autant, le mépris affiché par nos « diplomaties » envers les
minorités de Syrie a de quoi interpeller au moment où l’Islam conquérant
et excommunicant [3] ravage tout sur son passage au nom de la guerre
contre les « hérétiques » et les « impies ».
En tête de liste des communautés menacées d’extermination, les
alaouites, accusés de tous les maux par des groupes armés qui prospèrent
grâce à l’aide logistique du régime d’Ankara, aux pétrodollars et à la
propagande suprématiste diffusée via les réseaux sociaux et les chaînes
satellitaires du Golfe.
De mémoire, jamais un programme de solution finale revendiqué et assumé
par ses auteurs, en l’occurrence les groupes djihadistes anti-Assad, n’a
été tant occulté par les médias occidentaux.
Durant les années 90, cet Islam excommunicant a ravagé l’Algérie
pourtant sunnite mais pas assez au goût des précurseurs d’Al-Qaïda au
Maghreb islamique (AQMI). Il a connu une progression fulgurante à la
faveur de la guerre mondiale contre le terrorisme lancée après les
attentats du 11 septembre 2001.
Suite à l’occupation anglo-américaine de l’Irak, ce même Islam
revanchard a infiltré les rangs de la légitime résistance patriotique,
transformant la guerre contre l’envahisseur en une campagne
d’extermination anti-chiite sous l’impulsion d’Abou Moussab al Zarqaoui.
Après l’Irak, c’est la Syrie laïque, nationaliste, multiconfessionnelle
et anciennement omeyyade qui éveilla l’appétit des djihadistes.
Le régime syrien n’est pas alaouite
Dans les pages des journaux occidentaux, la brutalité légendaire des forces de
sécurité syriennes envers toute forme de dissidence a donné lieu à une
dangereuse justification du discours sectaire diffusé par les
djihadistes. Tant et si bien que les médias dominants ont repris à leur compte la lecture confessionnelle du conflit syrien.
Dans la propagande djihadiste comme dans les dépêches de la grande
presse, la guerre de Syrie a été décrite à l’aune d’un pseudo conflit
chiite/sunnite. Il est pourtant aussi absurde et irresponsable de parler
de guerre des chiites contre les sunnites que de guerre des chrétiens
contre les musulmans.
Cette lecture religieuse aux relents coloniaux fait passer les peuples
d’Orient pour des êtres inférieurs sur le plan intellectuel et esclaves
de leur indépassable identité confessionnelle.
Pour que la guerre de Syrie soit sunnite/alaouite, il aurait fallu non
seulement que les alaouites veuillent imposer leur religion aux sunnites
mais aussi que les sunnites hostiles aux alaouites soient majoritaires.
Primo, la religion alaouite est non prosélyte. Les alaouites ne le sont
plus depuis la dynastie des Hamdanides qui s’est éteinte aux alentours
de l’An Mille. Victimes de persécutions immémoriales, les alaouites se
sont depuis lors réfugiés dans les montagnes les plus inaccessibles. Les
villes leur furent interdites des siècles durant. Au siècle dernier,
seules leurs filles étaient tolérées comme esclaves domestiques. Les
alaouites n’ont pu devenir des citadins et des citoyens syriens à part
entière qu’après l’avènement du parti Baas en 1963. Depuis, les
alaouites loyalistes arborent le drapeau national, se réclament de la
laïcité et combattent dans des milices multiconfessionnelles comme les
Forces de défense nationale, (NDF), les Brigades Baas ou Résistance
syrienne (marxiste) alors que les djihadistes anti-Assad puisent ad
nauseam dans le glossaire du wahhabisme conquérant et jurent de vouloir
liquider les alaouites jusqu’au dernier.
Secundo, une majorité de sunnites syriens vivent en zone loyaliste,
servent l’armée nationale, affrontent les groupes armés anti-régime,
siègent dans le gouvernement, l’administration, la magistrature, la
police, le parti Baas et les autres partis composant le Front national
progressiste, force dominante à l’Assemblée du peuple.
L’erreur originelle des experts qui privilégient une lecture
confessionnelle du conflit syrien vient de leur manie à vouloir
classifier les êtres humains en « espèces » et en « sous-espèces » dans
des colonnes bien distinctes.
Une telle démarche ignore 50 ans de baassisme durant lesquelles le parti
dominant s’est attelé à gommer ces colonnes, à créer une sorte d’
« homme nouveau » à la sauce baassiste, d’ « homo baassicus » à la fois
laïc et déiste, à la fois musulman et chrétien, à la fois alaouite et
sunnite, à la fois syrien et panarabe.
Les alaouites ne sont pas des chiites
Pour simplifier la lecture du conflit syrien, les « syriologues » de nos
plateaux télé ont dépeint les chiites et les alaouites comme des
groupes identiques en raison de leur référence commune à la famille du
prophète de l’Islam et à l’imam Ali en particulier. Est-ce vrai pour
autant ?
La Syrie compte à peine 1% de chiites soit moins de 250.000 âmes sur 23
millions d’habitants contre 3 millions d’alaouites (12% de la population
totale).
Ainsi, même comparés aux alaouites, les chiites syriens constituent un
groupe religieux archi-minoritaire.
De plus, les alaouites ont une religion antinomique fort éloignée du dogme et du culte chiites.
En effet, contrairement aux chiites, les alaouites ne respectent aucun
des 5 piliers de l’Islam. Ils ne vont même pas à la mosquée.
On peut en conclure que du point de vue rituel, les chiites sont bien
plus proches des sunnites que des alaouites.
Et pour ajouter à la confusion, notons que le Grand mufti (sunnite) de
Jérusalem Haj Amin al Hussein émit en 1936 une fatwa décrétant que les
alaouites étaient musulmans soit 37 ans avant leur reconnaissance par
l’imam chiite libanais Moussa Sadr.
Ce qui rend les alaouites et les chiites solidaires, c’est avant tout la
haine commune qu’ils soulèvent de la part des sunnites les plus
orthodoxes.
La tradition littéraire sunnite fourmille de passages à la fois
anti-chiites et anti-alaouites.
Les uns et les autres sont considérés comme des « musulmans déviants »
voire comme des « athées » (Zahir al din Al Faryabi, Al Lalika’i,
chapitre 8, page 1545).
L’imam al Boukhari du IXe siècle est une référence absolue du sunnisme
orthodoxe. Il déclare en page 14 de son Khalq afaalil Ibad : « Malheur à
celui qui a prié derrière un chiite, derrière les juifs et les
chrétiens ; ne les salue pas, ne leur souhaite pas bonne fête, n’établit
pas de contrat de mariage avec eux, ne les prend pas à témoins et ne
mange pas la viande qu’ils ont égorgée. »
Le juriste sunnite du XIIIe siècle Ibn Taymiyya, référence centrale de
tous les groupes armés anti-Assad, a décrété que les alaouites sont des
êtres impurs et a prohibé tout mariage avec une femme de cette
communauté. « Les bêtes qu’ils immolent sont illicites à la
consommation. Leurs défunts ne méritent aucune prière ni d’être enterrés
dans les cimetières des musulmans » ajoute-t-il.
Ibn Taymiyya va même jusqu’à proclamer que les alaouites sont les pires
ennemis de l’Islam justifiant ainsi leur extermination comme un « grand
acte de piété ».
Les alaouites et les chiites sont donc davantage des compagnons
d’infortune que d’inséparables coreligionnaires.
Le « réduit alaouite » n’existe pas
Après la Première Guerre mondiale, les Français, qui reçoivent le mandat sur la Syrie, créent un Territoire des Alaouites.
Se défiant du nationalisme arabe des sunnites, ils encouragent pendant l'entre-deux-guerres un particularisme alaouite qui veut faire de ceux-ci un peuple à part entière, n'ayant rien à voir avec les Arabes (assimilés dans l'ensemble du Moyen-Orient aux sunnites) et dont l'histoire remonterait aux Phéniciens, à la manière des Maronites au Liban.
La zone historique de peuplement alaouite est certes délimitée par la
Méditerranée à l’ouest et par l’Oronte à l’est. Elle est certes centrée
sur la Montagne des Alaouites (Djébel Ansariyeh) qui court sur un axe
Nord-Sud le long de la côte syrienne (1).
Mais ce territoire n’existe tout simplement pas en tant que « réduit
alaioute » surtout depuis qu’il accueille près d’un million de réfugiés
sunnites venus d’Alep, Idleb, Homs, Raqqa, Damas et Deir ezzor.
Se défiant du nationalisme arabe des sunnites, ils encouragent pendant l'entre-deux-guerres un particularisme alaouite qui veut faire de ceux-ci un peuple à part entière, n'ayant rien à voir avec les Arabes (assimilés dans l'ensemble du Moyen-Orient aux sunnites) et dont l'histoire remonterait aux Phéniciens, à la manière des Maronites au Liban.
La Syrie sous le mandat français |
Alaouites et sunnites de la côte vivent dans les mêmes quartiers,
fréquentent les mêmes écoles et travaillent dans les mêmes entreprises.
Malgré le discours incendiaire des groupes anti-régimes, à Tartous comme
à Damas, à Lattaquié comme à Hama, alaouites et sunnites ont pris goût à
la coexistence.
Assad n’est pas alaouite
L’obsession des médias à vouloir associer Assad aux alaouites mérite également que l’on s’y attarde.
Nous ignorons si Bachar el Assad a suivi les rites de passage, obligatoire pour tout adolescent alaouite.
Quand bien même il aurait été initié à l’enseignement alaouite, le
président syrien n’est pas exclusivement alaouite et ce, pour plusieurs
raisons objectives.
D’abord, Bachar el Assad n’a jamais revendiqué son alaouité. Il ne s’est
jamais présenté comme tel. Il n’a jamais prononcé ce mot
publiquement.
Il se dit volontiers arabe, musulman, baassiste, patriote, socialiste,
laïc mais jamais alaouite.
D’autre part, Bachar el Assad n’est jamais apparu publiquement aux côtés
de représentants religieux alaouites. Les cheikhs alaouites n’ont
aucune visibilité, aucun statut officiel ni même le moindre pouvoir dans
la Syrie baassiste. Lors de ses rares apparitions publiques, Assad prie dans
des mosquées sunnites à la façon sunnite aux côtés de représentants du
culte sunnite. Il est généralement accompagné du ministre des affaires
religieuses (waqf) Mohammed Abdoul Sattar Sayyed et du Mufti (autorité
sunnite) de la République, le cheikh Badreddine Hassoune, ce même cheikh
sunnite que France 2 qualifia de leader alaouite (2) comme pour valider
la thèse du « complot alaouite » à la tête de l’Etat syrien.
Au lieu de calmer le jeu dans cette zone de haute turbulence que
constitue le Moyen-Orient, les gouvernements occidentaux et leurs relais médiatiques
s’acharnent sur les derniers régimes autoritaires qui offrent une
protection aux minorités, exposant celles-ci à une épuration religieuse
digne des heures les plus sombres de l’Inquisition médiévale.
Si nos médias veulent rendre service aux Syriens, ils seraient bien
inspirés de s’affranchir de leur vision sectaire car comme disait
Camus : « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde. »
Notes
(1) La zone de peuplement alaouite dépasse les frontières de la Syrie.
Elle s’étale de Mersin dans le Sud de la Turquie où vivent plus de
500.000 alaouites jusqu’à Tripoli dans le Nord du Liban où vivent près
de 150.000 alaouites.
(2) France 2, Envoyé spécial, 19 janvier 2012
[3] Excommunicant : en arabe : takfiri, qui signifie littéralement « excommunication ». Les takfiris considèrent les
musulmans ne partageant pas leur point de vue comme étant des apostats, donc des cibles légitimes pour leurs assassinats, viol, rapine, esclavage, etc)