Que la stupeur et l’effroi des tueries de Janvier dernier nous aient
privés d’analyses susceptibles de nous aider à sortir d’une confusion à
la fois politique, sociale et intellectuelle, cela était plus que
prévisible.
Les médias, les premiers, ainsi que la classe politique, n’auront pas
résisté longtemps à la tentation de faire taire ceux qui, héroïques,
auront pris sur eux, au risque de la relégation et du mépris, voire de
l’excommunication, de garder leurs capacités de discernement intactes,
tripe sensible mais tête froide, face à des événements dramatiques et
face à ce qui restera comme le plus important rassemblement de
l’histoire moderne du pays : plusieurs millions de "Je suis Charlie"
dans les rues des principales villes de France.
Qu'à cela ne tienne : deux témoignages, deux questionnements, sont
passés quasiment inaperçus dans les médias de masse qui se sont bien
gardés d’en faire l’écho : ceux de Frédéric Lordon et d’Alain Badiou à
propos des événements de Janvier et du slogan "Je suis Charlie",
véritable cri de ralliement.
Puis, tout récemment est arrivé l'ouvrage d’Emmanuel Todd et sa
question : « Qui est Charlie ? » ; témoignage tout chaud, brûlant même !
Nous clôturerons ce tour d’horizon avec votre serviteur et sa contribution datée du 12 janvier : "Il était une fois".
________________
Voici la contribution de Frédéric Lordon intitulée « Charlie à tout prix ? » publiée intégralement ICI.
Voici un extrait : « On pouvait se sentir Charlie pour l’hommage
aux personnes tuées même si la compassion publique se distribue parfois
d’une manière étrange, je veux dire étrangement inégale.
On pouvait aussi se sentir Charlie au nom de l’idée générale, sinon
d’une certaine manière de vivre en société, du moins d’y organiser la
parole, c’est-à-dire au nom du désir de ne pas s’en laisser conter par
les agressions qui entreprennent de la nier radicalement.
Mais les choses deviennent moins simples quand « Charlie » désigne
non plus des personnes privées, ni des principes généraux, mais des
personnes publiques rassemblées dans un journal. Si, « Je suis Charlie »
était une injonction à s’assimiler au journal Charlie, cette injonction-là m’était impossible car cette formule a fonctionné comme une sommation.
Bienvenue dans le monde de l’unanimité décrétée, et malheur aux
réfractaires ! Et puis surtout : célébrons la liberté de penser sous
l’écrasement de tout dissensus, en mélangeant subrepticement l’émotion
de la tragédie et l’adhésion politique implicite à une ligne éditoriale (une ligne atlantiste, sioniste et anti-Musulman - ndlr) !
Ceci d’ailleurs au point de faire à la presse anglo-saxonne le procès
de se montrer hypocrite et insuffisamment solidaire (obéissante) quand
elle refuse de republier les caricatures.
Il fallait donc traverser au moins une mer pour avoir quelque chance
de retrouver des têtes froides, et entendre cet argument normalement
élémentaire que défendre la liberté d’expression n’implique pas
d’endosser les expressions de ceux dont on défend la liberté. »
***
Voici la contribution d'Alain Badiou qui a pour titre : « Le Rouge et le Tricolore » - ICI dans son intégralité.
Voici un extrait : "Sur la trame générale de « l’Occident » contre
« l’Islamisme », apparaissent, d’un côté, des bandes armées meurtrières
ou des individus surarmés, de l’autre, au nom des droits de l’homme et
de la démocratie, des expéditions militaires internationales sauvages,
détruisant des Etats entiers (Yougoslavie, Irak, Libye, Afghanistan,
Soudan, Congo, Mali, Centrafrique…) et faisant des millions de victimes,
sans parvenir à rien qu’à négocier avec les bandits les plus
corruptibles une paix précaire autour des puits, des mines, des
ressources vivrières et des enclaves où prospèrent les grandes
compagnies.
On prétend de ci de là que ce n’est pas le fait d’être musulman en
soi, comme indice négatif, que visent les caricatures de Charlie-Hebdo,
mais l’activisme terroriste des intégristes. C’est objectivement faux.
Prenez une caricature typique : on y voit une paire de fesses nues,
c’est tout, et la légende dit « Et le cul de Mahomet, on peut s’en
servir ? ». Le Prophète des croyants, cible permanente de ces
stupidités, serait-il un terroriste contemporain ? Non, cela n’a rien à
voir avec quelque politique que ce soit. Rien à voir avec le drapeau
solennel de la « liberté d’expression ». C’est une ridicule et
provocatrice obscénité visant l’Islam comme tel, c’est tout. Et ce n’est
rien d’autre qu’un racisme culturel de bas étage, une « blague » pour
faire péter de rire le lepéniste aviné du coin. Une complaisante
provocation « occidentale », pleine de la satisfaction du nanti, envers,
non seulement d’immenses masses populaires africaines, moyen-orientales
ou asiatiques qui vivent dans des conditions dramatiques, mais envers
une très large fraction du peuple laborieux ici même, celui qui vide nos
poubelles, nettoie la vaisselle, s’éreinte au marteau piqueur, fait à
cadence accélérée les chambres des hôtels de luxe ou nettoie à quatre
heures du matin les vitres des grandes banques. Bref, cette part du
peuple qui, par son travail seul, mais aussi par sa vie complexe, ses
voyages risqués, sa connaissance de plusieurs langues, sa sagesse
existentielle et sa capacité à reconnaître ce que c’est qu’une vraie
politique d’émancipation, mérite au moins qu’on la considère, et même,
oui, qu’on l’admire, toute question religieuse mise de côté.
Dès le début, l’Etat s’est engagé dans une utilisation démesurée et
extrêmement dangereuse. Au crime à motivations identitaires, il a opposé
dans les faits une motivation identitaire symétrique. Au « musulman
fanatique » on a opposé sans vergogne le bon Français démocrate. Le
scandaleux thème de « l’union nationale », voire de « l’union sacrée »,
qui n’a servi en France qu’à envoyer les jeunes gens se faire massacrer
pour rien dans les tranchées, est ressorti de ses placards naphtalinés.
Il a même été possible que le criminel de guerre coloniale Netanyahou
figure au premier rang des manifestants, supposés venir là célébrer la
liberté d’opinion et la paix civile."
***
C'est au tour d'Emmanuel Todd avec son dernier ouvrage : « Qui est Charlie ? ».
Todd évoque une crise religieuse car pour Todd, c’est lorsqu’une
religion disparaît qu’il faut la prendre au sérieux : l’effondrement du
catholicisme dans les années 60.
Le spirituel, tout comme le temporel, a le vide en horreur. Chassez
le spirituel et il revient au galop ! Mais sous quelle forme ? Todd
évoque alors deux France : une France laïque, voire laïcarde, classe
moyenne privée de religion et de transcendance qui vote PS et une France
catholique majoritairement de centre-droit (UMP), sans oublier des
traditionalistes ultra-minoritaires mais très actifs (FN) ; deux France
unies autour d’un bouc émissaire : les classes populaires en général et
les Musulmans en particulier sur-représentés au sein de ces classes ; et
c'est l'assaut meurtrier des locaux de Charlie Hebdo qui servira
d’exutoire contre l’Islam, une religion qui, en France, n'est pas que
symboliquement la religion des dominés et des plus faibles
économiquement ; une religion qui est sans doute la seule fierté d’une
grande partie de ses pratiquants et des non-pratiquants issus de cette
culture.
"l'Islam, cette religion qui ne veut pas mourir !" ; 'L'Islam cette religion qui menace notre identité !"
Tout le monde s'y retrouvera donc ce jour-là : les athées, laïques et
laïcards, qui n'ont plus de religion, et les cathos modérés et
intégristes.
Todd
oppose un contenu latent qui force une approche à la fois sociologique
et psychiatrique à un contenu manifeste : ce qui est explicité par les
intéressés eux-mêmes - les "Je suis Charlie" rassemblés dans les rues le
11 janvier dernier -, avec l’appui de tous les médias dominants et le
grand cirque et barnum de la politique et du showbusiness.
Dans sa traduction et sa transposition politiques, Todd nous donne à penser alors à une sorte d’union sacrée PS, UMP et FN (Oui, le FN ! qui est aussi un parti de la haine envers le faible, le dominé, le nécessiteux et pas seulement d'origine étrangère) .
Ce qui s’avère être juste dans les faits puisque ce sont ces trois
partis qui « contrôlent » le jeu politique et les résultats des
élections depuis les années 80.
Ces deux France se retrouvent alors autour d’un projet
anti-égalitaire (la présence du PS dans ce projet est tout à fait
cohérente : que l’on pense un instant que les inégalités ne se sont
jamais aussi bien portées sous un gouvernement et une présidence PS
depuis 1983) ; un projet xénophobe aussi ; le PS une fois encore, parti
sioniste, n’hésitant plus, avec la complicité des dirigeants du Crif, à
jouer le Juif contre le Musulman, l'Arabe, l'Africain et le
sympathisant blanc : à titre d'exemple, Dieudonné, autre exutoire, dès
2003 ; et plus récemment, avec une version "Valls et la Licra" contre
l'humoriste-activiste et son public.
Si l’exposé de Todd se défend et se tient, reste que notre
démographe-historien-sociologue oublie d’être un peu plus explicite.
Courageux mais pas téméraire Todd ? Car, l’alliance de ces deux France a
pour point nodal un soutien inconditionnel à toutes les politiques à la
fois économiques et militaires développées par les USA et une Europe
supplétive depuis les événements du 11 septembre 2001.
Ce qui se fait appeler "La guerre mondiale contre le terrorisme", de
l’Afghanistan à la Libye, en passant par l’Irak, se soldera par près de 3 millions de morts Musulmans,
embargo irakien non inclus. Bilan provisoire puisque cette "guerre" qui
est loin d'être gagnée - et ce n'est pas le but non plus -, ne
connaîtra sans doute aucune fin.
Faut dire que le chaos a des vertus qu'une morale humaniste ignore.
***
Votre serviteur, enfin... avec un billet de blog qui a pour titre : "11 Janvier 2015 : il était une fois".
Un extrait :
Un rassemblement et une marche historiques : plus de 3,7
millions de Français ont défilé en hommage aux 17 victimes des tueries
de la semaine.
Avec cette manifestation qui semble rejeter "la politique", ou se
situer comme "en-dehors" sinon au-delà, parmi les trois millions et plus
de participants à la marche "Je suis Charlie", un grand nombre a sans
doute vu dans les événements de ces derniers jours non pas la
manifestation d’une cause mais bien plutôt celle d’un effet. Or, la
tuerie dans les locaux de Charlie Hebdo et celle du supermarché de
Vincennes auraient pourtant dû provoquer le réveil d'une prise de
conscience des causes qui nous y ont menés et par voie de conséquence, à
une prise de conscience politique. Aussi, ce qui semble être le rejet
de cette conscience-là par toute une population aujourd'hui dépolitisée
qui a trouvé à s'exprimer dimanche, annonce, qu'on le veuille ou non,
des déceptions sans nombre dans les mois et les années à venir car
personne, aucune société, ne peut échapper à la politique ou s'en extraire :
- Doit-on accepter que la classe politique se laisse tenter par le
maintien d'une pression sécuritaire jusqu'à la prochaine élection
présidentielle à des fins électoralistes
et dans l'espoir d'une prise de contrôle accrue sur notre liberté
d'expression et de mouvement jusqu'au coeur dans notre intimité à grand
renfort de nouvelles lois liberticides ?
- Quelles conclusions tirer de notre ralliement à une politique étrangère atlantiste ?
- Peut-on faire l’économie de nous interroger sur une représentation
de l’Islam qui, islamophobie consciente ou inconsciente, semaine après
semaine, humilie ses croyants tout en les marginalisant ?
- La communauté juive de France
peut-elle continuer de confier sa représentation à des associations qui
ne sont que des officines d’un État étranger, Israël en l'occurrence,
qui a fait la preuve de son incapacité à bâtir un état moderne,
responsable, respectueux des lois internationales et dont la classe
politique et les premiers ministres successifs sont devenus les
véritables ennemis mortels de cette communauté, ici, sur le sol de notre
République ?
- Doit-on refuser de mettre un terme au dénigrement systématique de
la France, de son passé qui désarme des millions de français issus de
l’immigration ou de la colonisation et les laisse sans identité enviable
autre que celle de la religion ?
Peut-on continuer avec la promotion d'un économisme pour lequel il n'y a de vérités qu'économiques... ratios et calculs ?
- Peut-on nier plus longtemps encore le racisme institutionnel qui a
tout recouvert : logement, travail, études, considération citoyenne ?
Là, c'est la politique qui frappe à la porte. Assourdissant !
mercredi 6 mai 2015
ANNEXE :
Interview d’Emmanuel Todd* parue dans le Nouvel Obs du 30 avril
Quatre mois après les manifestations post-attentats,
l’historien et démographe Emmanuel Todd publie « Qui est Charlie ? ». Un
livre réquisitoire contre une France pétrie de bonne conscience, qui a
fait sécession de son monde populaire.
Il reste encore quelques écriteaux « Je suis Charlie » qui
jaunissent aux murs des rédactions. Sur les réseaux sociaux, des crayons
à papier décorent encore çà et là les profils Facebook. Quatre mois
après les tueries de janvier, tout se passe pourtant comme si rien ne
s’était passé, comme si le réservoir de l’indignation avait flambé d’un
coup dans le noir de la nuit française, sans laisser aucune empreinte.
Ni nouveau pacte républicain, ni fraternité régénérée, ni main tendue à
une fraction de la jeunesse des quartiers socialement et mentalement
désorbitée. Une pure orgie émotionnelle, infertile politiquement, et
dont la seule efficacité tangible aura été de demeurer aujourd’hui
encore spectralement menaçante pour ceux qui refusèrent de « marcher » –
à tous les sens du terme.
C’est le moment qu’a choisi l’historien et démographe Emmanuel
Todd pour publier « Qui est Charlie ? » (Seuil), réquisitoire terrible
contre la France de François Hollande. Un texte écrit dans la fièvre, en
trente jours à peine. Son angle d’attaque, particulièrement original,
consiste à observer l’origine régionale et sociopolitique des
manifestants du 11 janvier. Une fois encore, Todd fait parler les
cartes et les statistiques pour comprendre, sous les bons sentiments
brandis, la signification profonde de ce qui restera comme le plus
important rassemblement de l’histoire moderne du pays. Et ce qu’il voit
n’est pas destiné à plaire. Ce qu’il voit, c’est un épisode de « fausse
conscience » (Marx) d’une ampleur inouïe. Ce qu’il voit, ce sont des
millions de somnambules se précipiter derrière un président escorté par
tous les représentants de l’oligarchie mondiale, pour la défense du
droit inconditionnel à piétiner Mahomet, « personnage central d’un
groupe faible et discriminé ». Ce qu’il voit, c’est un mensonge
d’unanimisme aussi, car, ce jour-là, le monde populaire n’était pas
Charlie, les jeunes de banlieue, qu’ils fussent musulmans ou non,
n’étaient pas Charlie, les ouvriers de province n’étaient pas Charlie.
Après le temps de la stupeur, celui du dégrisement. La charge
de Todd est rude, mais : d’un intérêt considérable pour le débat public.
On pourrait bien sûr la discuter de bout en bout. On pourrait notamment
trouver très insouciants les raccourcis par lesquels l’auteur ramène
tout l’enjeu des affaires dites de « caricatures » à des violences
idéologiques infligées à une religion minoritaire. On pourrait craindre
aussi que son approche des problèmes posés au pays par un islam
conquérant ne pèche par excès d’optimisme, lorsqu’il préconise des
accommodements pragmatiques avec la laïcité, dont l’acception française
actuelle est à ses yeux trop rigoriste.
Reste l’avertissement lancé à une France inégalitaire et
autoritaire, en sécession totale avec son peuple, mais n’hésitant pas,
encore et toujours, à se parer des oripeaux révolutionnaires d’hier et à
se voir si belle dans la devise de ses frontons républicains. Une
France qui, ainsi, avance inexorablement vers l’abîme.
A. L.
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Vous avez refusé de réagir à chaud aux événements de
janvier. Seul un journal japonais avait fait part de votre méfiance par
rapport au mouvement « Je suis Charlie ». Pourquoi ce silence,
qu’avez-vous craint alors ?
Pour la première fois de ma vie, j’ai eu le sentiment d’être
confronté à une vague irrésistible face à laquelle il ne servirait à
rien de parler, et même face à laquelle ça pouvait être dangereux de
parler. Donc j’ai attendu. Et ce qui m’a probablement décidé à faire ce
livre, c’est la déformation professionnelle. Lorsque j’ai commencé à
voir la carte des manifestations du 11 janvier, leur distribution selon
des paramètres régionaux, socio-professionnels et religieux, j’ai eu la
révélation instantanée que les discours unanimistes étaient bidon. Je me
suis mis à écrire, mobilisant quarante années de recherche. Olivier
Bétourné, le patron du Seuil, m’a dit de foncer. Je l’ai écrit en trente
jours secs, porté par une véritable exaspération.
Pourquoi porter un jugement aussi dur sur la réaction de
masse qui a suivi les attentats ? N’est-il pas permis de la voir
simplement comme l’expression d’une révolte face à l’horreur de ces
crimes, voire aussi comme un sursaut face au sentiment de délitement du
corps collectif que chacun ressent bien depuis des années ? Imaginez si
rien ne s’était produit après, si l’atonie avait été totale après des
événements pareils, que n’aurait-on pas dit !
On a voulu y voir un salutaire sursaut collectif. Moi, j’y vois au
contraire une perte de sang-froid de la part du pays. Pour la première
fois de ma vie là encore, je n’ai vraiment pas été fier d’être Français.
Dans tous les livres que j’avais jusque-là écrits sur la France, il y
avait une dimension patriotique. Même un livre comme « le Destin des
immigrés », je l’ai fait en 1994 pour répondre aux Anglo-Saxons qui nous
renvoyaient sans arrêt à la face le phénomène Le Pen. Je voulais leur
dire : mais regardez les taux de mariages mixtes en France ! J’ai
toujours défendu mon pays. Et là, pour la première fois, je me suis dit :
si c’est en train de devenir ça, la France, eh bien ce sera sans moi.
Lorsqu’on se réunit à 4 millions pour dire que caricaturer la religion
des autres est un droit absolu – et même un devoir ! –, et lorsque ces
autres sont les gens les plus faibles de la société, on est parfaitement
libre de penser qu’on est dans le bien, dans le droit, qu’on est un
grand pays formidable. Mais ce n’est pas le cas. Il faut aller au-delà
du mensonge, au-delà des bons sentiments et des histoires merveilleuses
que les gens se racontent sur eux-mêmes. Un simple coup d’œil à de tels
niveaux de mobilisation évoque une pure et simple imposture. Il y a
certainement une quantité innombrable de gens qui ne savaient pas ce
qu’ils faisaient là le 11 janvier. Mais nul n’est censé ignorer pour
quoi il manifeste, tout de même.
Qu’est-ce qui vous a à ce point troublé dans ces manifestations monstres ?
A la suite des travaux de Durkheim sur le suicide, ou de ceux de
Max Weber, mon but, c’est de faire comprendre aux gens les valeurs
profondes qui les font agir et qui ne sont généralement pas celles
qu’ils imaginent. Quand on observe la carte des manifestations, la
première chose qui frappe, c’est ce que l’Insee appelle avec élégance la
prédominance des « cadres et professions intellectuelles supérieures
». C’est elle qui permet de comprendre l’importance qu’elles ont prise à
Paris, Toulouse, Grenoble, etc. L’autre variable qui, pour moi, d’une
certaine manière, est encore plus importante encore, c’est la
surmobilisation des vieilles terres issues du catholicisme. Là, il faut
que je rappelle ma théorie des deux France, un modèle avec lequel je
fonctionne depuis longtemps déjà. D’un côté nous avons la vieille France
laïque et républicaine – le Bassin parisien, la façade méditerranéenne,
etc. –, la France qui a fait la Révolution en somme. De l’autre, il y a
la France périphérique : l’Ouest, une partie du Massif central, la
région Rhône-Alpes, la Lorraine, la Franche-Comté. Ce sont les régions
qui ont résisté à la Révolution et dans lesquelles l’imprégnation
catholique est restée très forte jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre
mondiale. Quand on descend au niveau des structures familiales de ces
zones, que j’appelais « catholiques zombies» dans mon précédent livre «
le Mystère français », écrit avec Hervé Le Bras, on remarque une
absence de valeurs d’égalité, notamment entre frères et sœurs concernant
l’héritage.
Eh bien, ce qui a inspiré ma méfiance immédiate, c’est que le
11janvier, la mobilisation a été du simple au double entre la France de
tradition athée et révolutionnaire et cette France périphérique,
historiquement antirépublicaine. Ce sont les régions les moins
républicaines par le passé qui ont le plus manifesté pour la laïcité,
avouez qu’il y a là quelque chose d’étrange. En somme, les bastions
ex-catholiques sont les endroits où on a le plus milité pour le droit au
blasphème. Sion compare Marseille et Lyon, on voit même que l’intensité
des manifestations est du simple au double. Qu’on ne vienne pas me dire
dans ces conditions qu’il s’agit de la même laïcité que celle d’hier !
Tout le débat actuel sur la laïcité ne s’inscrit pas dans
la continuité des valeurs laïques, écrivez-vous en effet dans ce livre.
Les forces qui se réclament aujourd’hui le plus des valeurs laïques sont
les forces en réalité les moins républicaines. Comment en est-on arrivé
à un tel paradoxe ?
Ce que j’ai eu, au fond, face à ces manifestations, c’est une sorte
d’illumination concernant la vraie nature du système social et
politique français. C’est-à-dire pas du tout une République prenant en
compte toute la population, plutôt ce que j’appelle une « néo-République
» qui n’aspire à fédérer que sa moitié supérieure éduquée, les classes
moyennes et les gens âgés. Tous ceux-là forment un bloc hégémonique qui a
une incroyable puissance d’inertie et paralyse tout le système
français. Il y a là à l’œuvre une formidable dynamique d’exclusion:
exclusion des électeurs du FN – ce qui en termes sociologiques signifie
aujourd’hui l’exclusion des ouvriers – et exclusion des enfants
d’immigrés, qui ne sont pas venus manifester. La « néo-République » est
cet objet sociopolitique étrange qui continue à agiter les hochets
grandioses de la liberté, de l’égalité, de la fraternité qui ont rendu
la France célèbre dans le monde, alors qu’en fait le pays est devenu
inégalitaire, ultraconservateur et fermé. En gros, la France qui est aux
commandes, c’est la France qui a été antidreyfusarde, catholique,
vichyste. Mais lorsqu’on le dit comme ça, les gens sont évidemment
stupéfaits.
Votre livre est particulièrement cruel pour le PS, dont
vous faites aujourd’hui la principale incarnation de cette idéologie
inégalitaire…
En effet, l’objet politique nouveau et important dans l’histoire de
France aujourd’hui, ce n’est pas le Front national, c’est en réalité
que le PS soit devenu la composante principale de la gauche. A la veille
des années 1960 et 1970, il n’en était qu’une composante secondaire,
très forte dans le Sud-Ouest, région d’héritier unique qui ne croit pas à
l’égalité. La montée en puissance du PS, cela a signifié la prise de
contrôle du pays par des régions sortant du catholicisme. Notre illusion
fondamentale, notre erreur à tous, ça a été alors de se dire que
c’était la gauche qui avait conquis les régions catholiques, au moment
même où c’étaient les régions catholiques qui faisaient en réalité la
conquête de la gauche. Il y a eu une subversion de ce qu’était la gauche
française. Cette dernière, aujourd’hui dominée par le PS, est en vérité
tout à fait autre chose que ce qu’elle prétend être. C’est une gauche
qui n’adhère pas aux valeurs égalitaires, et qui n’est pas claire sur la
question de l’homme universel, au contraire de la vieille gauche
républicaine communiste ou radicalsocialiste. Il faut voir les choses
en face : l’agent le plus actif et le plus stable des politiques
économiques qui nous ont menés au chômage de masse actuel, c’est tout de
même le PS. Le franc fort, la marche forcée à l’euro, toute cette
création idéologique extrêmement originale s’est faite sous Mitterrand,
traînant Giscard derrière lui comme un bateleur. Le niveau de bonne
conscience de ce pays est devenu littéralement insupportable. La France
actuelle se gargarise de bons sentiments. Mais la réalité de ce pays,
c’est que c’est peut-être la seule des sociétés les plus développées
européennes qui accepte de vivre avec 10% de chômage, en massacrant son
monde ouvrier et en excluant massivement les jeunes, à commencer par
ceux qui sont d’origine maghrébine. Le PS avait jusqu’ à encore
récemment réussi à faire passer l’idée qu’il était le défenseur naturel
des enfants d’immigrés. Il est en fait la force Politique principale
qui les condamne à la mort sociale.
En quoi François Hollande est-il, comme vous l’écrivez,
l’apothéose de ce « catholicisme zombie » qui s’était politiquement
incarné en 1992 dans le moment Maastricht et s’est aujourd’hui réinvesti
dans I’« esprit du janvier » ?
On voit souvent ce président comme l’incarnation de l’univers
torride du conseil général de la Corrèze [rires]. On pense que sa
capacité à ne rien faire, à ne prendre aucune décision, est un produit
dérivé du radical-socialisme. Mais en fait, François Hollande est un
catholique zombie typique, avec un père catholique d’extrême droite et
une mère catholique de gauche. Et, d’ailleurs, Manuel Valls lui-même
vient de Catalogne, province de famille souche différentialiste, et, qui
plus est, lui aussi vient d’un milieu catholique catalan parmi les plus
durs. A cet égard, Hollande aura eu un rôle historique : celui de
révéler que la gauche pouvait se concilier avec les structures les plus
inégalitaires, prouvant par là même que le système politique français
est totalement détraqué. On pour rait bien sûr me reprocher d’évoquer
les origines de ces gens, et moi-même d’ailleurs, je ne devrais pas
avoir à faire ma généalogie personnelle, celle d’une famille juive
mélangée à des origines bretonnes et anglaises. Mais il est désormais
impératif de le faire, parce que si on renvoie tout le temps les
musulmans à leur origine, on doit renvoyer tout le monde à son origine.
C’est un acte de justice.
Vous considérez que l’islam ne compromet nullement en
France le ciment républicain et ne pose pas de problème particulier aux
sociétés occidentales. Ne peut-on toutefois penser que la vigueur d’une
religion, quelle qu’elle soit, lorsqu’elle vient percuter un vieux pays
dévitalisé métaphysiquement comme la France, pose au contraire certains
problèmes spécifiques ?
Tout le monde est dans une logique d’anxiété par rapport à l’islam.
Le point de départ du livre, c’est justement de renverser la
perspective : d’apercevoir que c’est la France des classes moyennes
centristes qui est en état de crise religieuse, qui a été ébranlée par
la disparition ultime de toutes ses croyances, qui est dans un état de
vide métaphysique abyssal et joue donc un jeu tout à fait pervers avec
les musulmans pour se trouver des boucs émissaires. Or c’est dans cette
ambiance de reflux inexorable du religieux que la France se découvre
d’un seul coup obsédée par les symboliques religieuses. Tout est
religieux désormais. Mais tout est religieux parce que la religion
s’éclipse, et parce que rien ne l’a supplantée.
Le sous-titre de votre livre est : « Sociologie d’une crise
religieuse ». A tort, ce dernier peut donner le sentiment que vous
prenez au sérieux les histoires de « choc des civilisations »,
d’affrontement entre bloc occidental et bloc musulman qui fournissent
une grille d’interprétation à la fois facile et tendancieuse depuis les
années 2000…
On doit prendre la religion au sérieux, surtout quand elle
disparaît Je suis totalement sceptique sur le plan religieux, mais il
n’a jamais été prouvé qu’une société pouvait vivre sans croyance. Or la
réalité de la société française aujourd’hui, c’est quoi ? Une société
dominée par des classes moyennes qui ne croient plus à rien, qui ne
savent plus où elles vont, qui se sont seulement lancés dans la
construction d’un euro qui ne mène nulle part. Tout l’objet du livre est
de ne pas tomber dans le panneau manifeste du problème. Ainsi, ce qui
m’inquiète n’est pas tant la poignée de déséquilibrés mentaux qui se
réclament de l’islam pour commettre des crimes que les raisons pour
lesquelles, en janvier dernier, une société est devenue totalement
hystérique jusqu’à aller convoquer des gamins de 8 ans dans des
commissariats de police. On entend vraiment dire n’importe quoi au sujet
des musulmans de France. Ceux-ci sont tout sauf un bloc. Ils sont au
contraire fragmentés par des niveaux de croyance très différents, des
nationalités très différentes et on y observe des taux de mariages
mixtes extrêmement élevés. Ils sont souvent beaucoup plus assimilés de
par leurs unions matrimoniales que les intellectuels néo-réactionnaires
comme Eric Zemmour ou Alain Finkielkraut qui les ciblent constamment.
La vraie question aujourd’hui pour la France, écrivez-vous,
ce n’est pas le droit ou non à la caricature, c’est la « montée de
l’antisémitisme dans les banlieues ». Pour expliquer ce renouveau de la
haine antijuive, vous mettez en cause la politique économique menée
depuis des décennies, qui, en fragilisant les jeunes musulmans, aurait à
nouveau livré les juifs à la vindicte nationale…
Pour le moment, anxiétés religieuse et économique mises à part, ça
ne va pas trop mal pour les classes moyennes françaises qui tiennent le
pays… On lance les minorités les unes contre les autres, c’est génial,
c’est du billard ! Les ouvriers « de souche » marginalisés et maltraités
s’en prennent aux milieux populaires arabes, les jeunes Maghrébins s’en
prennent aux juifs et réciproquement, et pendant ce temps rien ne se
passe, le système reste intact. Vous voyez que je ne fais pas dans
l’angélisme : l’antisémitisme des banlieues doit être accepté comme un
fait nouveau et indiscutable. Ce que je ne peux pas accepter cependant,
c’est l’idée qui est en train de s’installer selon laquelle l’islam, par
nature, serait particulièrement dangereux pour les juifs. Il n’existe
qu’un continent où les juifs aient été massacrés en masse : c’est
l’Europe. D’ailleurs, l’une des choses que je reproche fondamentalement à
la manifestation charliste, c’est d’avoir considéré que la tuerie de
l’Hyper-Cacher était secondaire par rapport au problème de crayons à
papier et de caricatures. Quant à ce nouvel antisémitisme issu des
banlieues, je maintiens que je suis incapable de dire là-dedans ce qui
vient de la tradition égalitaire républicaine française et ce qui vient
spécifiquement de l’islam. Les deux se conjuguent probablement. Mais
j’attends de pied ferme, après la percée de l’islamophobie, le retour de
l’antisémitisme dans les classes moyennes catholiques zombies.
Il y a tout de même une pointe d’optimisme certain dans ce
livre, c’est le moment où vous expliquez qu’un islam de France lui-même
devenu zombie pourrait contribuer à un rééquilibrage positif de notre
culture politique. Autrement dit, que la culture musulmane pourrait
participer au rétablissement d’une véritable culture républicaine en
France… Il y a peu de chances que vous soyez entendu sur ce point.
Peut-être est-ce excessif. Mais en fait je m’en suis tenu à deux
scénarios dans ce livre : le scénario de la confrontation hystérique
avec l’islam et le scénario de l’accommodement. Or la confrontation,
c’est 100% de chances de désastre pour la France. Donc là c’est une
question de règle de vie fondamentale : si tu as le choix entre la mort
et l’incertitude, tu choisis l’incertitude, c’est tout. Alors oui, je
plaide pour qu’on les laisse tranquilles, les musulmans de France. Qu’on
ne leur fasse pas le coup qu’on a fait aux juifs dans les années 1930
en les mettant tous dans le même sac, sous la même catégorie sémantique,
quel que soit leur degré d’assimilation, quel que soit ce qu’ils
étaient vraiment en tant qu’êtres humains. Qu’on arrête de forcer les
musulmans à se penser musulmans. Qu’on en finisse avec cette nouvelle
religion démente que j’appelle le « laïcisme radical », et qui est pour
moi la vraie menace.
Propos recueillis par Aude Lancelin
(*) – Historien et démographe, Emmanuel Todd vient de publier « Qui est Charlie ? ».======================