Imaginez. Vous êtes un diplomate américain. Affecté à
Cuba. Vous vous préparez à un sommeil paisible, comme tout Américain innocent
le doit… Quel est ce bruit ? Bzzzz. Vous vous levez. Allumez les lumières.
Regardez. Rien. Tête sur l’oreiller. Bzzzz. Nous avons tous été tenus éveillés
la nuit par un son non identifiable. Vous vous promettez de ne pas l’écouter.
Aha, ça s’est arrêté… ah non, ça recommence. Encore une nuit à se retourner
dans son lit. Très compréhensible. Le lendemain matin, vous le dites à un collègue,
il l’a entendu aussi, un autre n’a rien entendu mais vous a écouté en parler.
Dès la nuit suivante, tout le monde est éveillé à écouter ce bruit crispant.
Les médecins viennent, examinent les gens et trouvent forcément quelque chose
(en tant que singes vieillissants, nous avons tous quelque chose qui va de
travers. Y a-t-il un avant-après l’examen de ces atteintes ?) Cela se passe à
Cuba, un pays riche en insectes musiciens. À un moment donné, ce son
exaspérant, qui pourrait provenir d’insectes, se transforme en quelque chose de
plus sinistre : « de ‘l’audition de micro-ondes’, aussi connu sous le nom d’effet
Frey » par exemple.
L’ambassade des États-Unis à La Havane a rouvert ses
portes en juillet 2015. Environ un an plus tard, des diplomates américains se
sont plaints de bruits étranges. Le Guardian a rapporté l’histoire à grand renfort de synonymes du mot
« attaque ». La théorie des criquets est mentionnée, mais seulement
pour être balayée d’un revers de main ; « C’est Cuba », coup de coude
complice, suivez mon regard, la Russie se profile à l’horizon :
En fait, presque rien de ce qui s’est
passé à La Havane n’est clair. Les enquêteurs ont testé plusieurs théories sur
une attaque délibérée : par le gouvernement cubain, une faction malhonnête de
ses forces de sécurité, un pays tiers comme la Russie ou une combinaison des
deux. Pourtant, ils ont laissé ouverte la possibilité qu’une opération
d’espionnage avancée ait horriblement mal tourné, ou qu’une autre explication
moins néfaste soit à blâmer.
Des attaques – l’histoire se construit. Un
enregistrement est produit (trèèèès agaçant ; le bruit tient tout le monde
éveillé). « Des sons aigus de criquets ». C’est parce que ce sont des
insectes, disent les Cubains. Il faut
lire la formulation du rapport de l’AP qui couvrait les conclusions
cubaines pour le croire : c’est écrit sur un ton goguenard qui invite nettement
à les ignorer :
Cuba a présenté jeudi sa défense la plus
détaillée à ce jour contre les accusations américaines… Les responsables
cubains ont tenté de réfuter l’affirmation de l’administration Trump… ils
alléguaient le manque de preuves des accusations américaines… une enquête
exhaustive ordonnée par « les plus hautes autorités
gouvernementales », une référence claire au président Raul Castro…
L’émission spéciale de jeudi soir n’a pas présenté d’autre explication pour les
faits présentés par les responsables américains, à une exception près…
Quelle façon malhonnête de couvrir un rapport
d’experts cubains qui disaient, nous avons comparé les enregistrements avec des
sons de cigales et ça collait. Heureusement, comme nous le verrons, les
honnêtes gens ne sont pas tombés dans un piège aussi grossier.
Les touristes américains sont solennellement avertis : « Soyez très prudents à Cuba en raison des
attaques contre l’ambassade des États-Unis ». Washington expulse des diplomates cubains et le Guardian,
toujours aimablement zélé, vient à la rescousse pour nous dire:
Cuba emploie un énorme appareil de
sécurité d’État qui surveille en permanence des centaines, voire des milliers
de personnes. Les diplomates américains sont parmi les personnes les plus
surveillées de l’île. Il est pratiquement impossible pour quiconque d’agir
contre un diplomate américain sans qu’un élément de l’État cubain le sache.
Voici donc l’état des lieux à la fin de 2017. Les
faits : des bruits, des constatations médicales, des investigations, des
expulsions. Les spéculations : ce sont des « attaques »,
les autorités cubaines contrôlent tout et l’explication des insectes est
risible. L’année suivante, c’est le tour de la Chine.
Mais enfin, en septembre 2018, le soleil russe se lève à l’horizon.
La suspicion selon laquelle la Russie
est probablement à l’origine des attaques présumées est étayée par des preuves
provenant d’interceptions de communications, connues dans le monde de
l’espionnage sous le nom de renseignements électromagnétiques, recueillies
pendant une longue enquête en cours impliquant le FBI, la CIA et d’autres agences
des États-Unis. Les fonctionnaires ont refusé d’en dire plus sur la nature de
ces renseignements… Si la Russie a utilisé une arme futuriste pour endommager
le cerveau du personnel américain, cela marquerait une escalade stupéfiante de
l’agression russe contre les nations occidentales, aggravée récemment par
l’utilisation d’un agent neurotoxique de qualité militaire pour empoisonner un
ancien espion et sa fille en Grande-Bretagne.
J’aime beaucoup la juxtaposition de
« suspicion », « probablement » et « présumées »
: combien de degrés d’incertitude cela représente-t-il ? C’est à se demander si
une équipe de la mal nommée Integrity Initiative [voir note 3 de l’article « Chute
des empires », NdT] n’a pas donné ce petit bijou à NBC – Les
« renseignements électromagnétiques » consistaient probablement en un
vieil article de RT sur l’insomnie. Notons également que l’armée américaine
« a travaillé à reconstituer l’arme ou les armes utilisées pour nuire aux
diplomates par ingénierie inverse ».
Forts de ces « renseignements bruts », les
lemmings des médias se précipitent vers la falaise :
- La Russie a-t-elle attaqué des responsables américains à Cuba ? L’URSS a utilisé des micro-ondes contre des diplomates américains pendant la guerre froide (Newsweek)
- La Russie est le suspect numéro 1 dans les attaques au cerveau mystérieuses à Cuba et en Chine (Daily Beast)
- La Russie pourrait être à l’origine de ces attaques soniques contre les employés du gouvernement américain à Cuba et en Chine (Fortune)
- Les États-Unis croient maintenant que la Russie pourrait être à l’origine d’attaques soniques contre des Américains à Cuba et en Chine (Daily Wire)
- Les Russes étaient donc en train de « soniquer » à Cuba ? (American Thinker)
- La Russie est le principal suspect derrière les maladies du personnel américain à Cuba et en Chine – Reportage (Guardian)
- La Russie soupçonnée à Cuba « d’attaques » mystérieuses contre des diplomates américains (NBC)
- Reportage : Des experts soupçonnent Cuba d’avoir été aidé par la Russie dans des attaques diplomatiques « soniques » (Breitbart)
Toute cette affaire est une illustration parfaite de
la façon dont les « fake news » sont construites.
► Première étape. Quelque chose qui pourrait être
beaucoup de choses, mais on appellera ça « une attaque ».
► Deuxième étape. Les attaques sont le fait
d’attaquants, alors qui est-ce ? (il est intéressant qu’ils n’aient pas été
tout à fait prêts à blâmer La Havane, bien qu’ils aient expulsé quelques
diplomates cubains : « ‘Je crois toujours que le gouvernement cubain,
quelqu’un au sein du gouvernement cubain peut mettre un terme à tout cela’, a
ajouté Tillerson ».
► Troisième étape. Roulement de tambour… bon
sang, mais c’est bien sûr : c’est Poutine !
Après tout, Poutine a utilisé à son profit l’histoire soviétique, les réfugiés syriens, Photoshop, l’humour,
Pokémon Go et la russophobie, pourquoi pensez-vous qu’il aurait oublié les
criquets ? Rien n’est hors de sa portée ou trop vil pour lui : « Est-ce
que Poutine militarise une pieuvre meurtrière à 14 tentacules découverte à
TROIS KILOMETRES sous l’Antarctique ? » [lien en français, NdT]
Cette bienheureuse complaisance a été interrompue…
par…
un sonore…
BANG !
Les bruits qui hantaient les diplomates américains à
Cuba ? Selon les scientifiques, des criquets en quête d’amours.
Et parce que ce sont des scientifiques occidentaux, et
non des collaborateurs cubains de Castro, nous pouvons les croire. Deux
scientifiques honnêtes – rappelez-vous leurs noms : Alexander Stubbs de l’Université de Californie à Berkeley,
et Fernando Montealegre-Zapata de l’Université de Lincoln en
Angleterre – ont appliqué la raison humaine – de leur propre chef, semble-t-il
– au problème et l’ont résolu. Voici un résumé de leurs conclusions. [En bref, les deux
scientifiques ont comparé les enregistrements au son de criquets des Caraïbes
et ont trouvé une correspondance parfaite. Ce sont bien des criquets, NdT].
Et voilà ; l’histoire est enterrée (bien que le New
York Times fasse de son mieux pour la garder en vie: « Cela ne veut
pas dire que les diplomates n’ont pas été attaqués, ont ajouté les
scientifiques ». Ce serait bien, cependant, si l’État retirait son avertissement aux touristes. Avec le temps, les
détails s’estomperont, mais laisseront la vague impression que Cuba est un
endroit mauvais et dangereux et que les méchants Russes font des choses
mauvaises pour le plaisir. Mais c’est le but de la propagande: laisser une
impression lorsque les détails sont oubliés.
Que s’est-il vraiment passé ? Les sons exaspérants des
criquets ont induit une sorte de danse de Saint-Guy parmi les diplomates
américains et les médias se sont montrés à la bassesse de l’événement à cette
occasion – même si tous les éléments avaient été donnés dès le début par les
Cubains – et ont blâmé la Russie.
PS : Mes voisins me demandent souvent d’où je tiens
mes nouvelles quand je leur dis quelque chose dont ils n’ont jamais entendu
parler. Pas du Guardian, du New York Times, de NBC ou des
autres qui ont contribué à enfler cette fake news : J’ai appris de Moon of
Alabama (un site tenu par un homme qui fait plus d’information à lui seul que
tout l’immeuble du New York Times) que c’étaient des criquets il y a
looongtemps déjà, en octobre 2017. Il a battu le New York Times de
14 mois. Vous devriez le lire aussi pour avoir les gros titres de l’année
prochaine du New York Times dès aujourd’hui. [Effectivement.
D’ailleurs, Entelekheia poste souvent des articles de Moon of Alabama traduits
en français, NdT].
Par
Patrick Armstrong
Paru sur Strategic Culture Foundation sous le titre Real
Crickets, Fake News
Patrick Armstrong était analyste au ministère de la
Défense du Canada. Spécialisé dans l’URSS/Russie, il a été conseiller à
l’ambassade du Canada à Moscou en 1993-1996. Il a pris sa retraite en 2008 et
écrit depuis sur la Russie et des sujets connexes sur le Net.
Traduction
Entelekheia
Dans la série des « fake news »
voir aussi :
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