L’enlisement du conflit libyen semble décourager la
communauté internationale, qui reste passive face à la poursuite des combats.
Pourtant, la population paie le prix fort, avec l’engagement massif de drones.
Et les deux protagonistes s’appuient sur des milices islamistes radicales,
s’accusant mutuellement de « soutenir le terrorisme ».
Les Tripolitains s’y attendaient depuis le début de
l’offensive du maréchal Khalifa Haftar sur Tripoli le 4 avril 2019, le
ciel tombe finalement sur leurs têtes cinq mois après. Le 14 octobre,
trois enfants sont mortes, ensevelies sous les décombres d’une maison rasée par
le bombardement d’un avion de chasse de l’autoproclamée armée nationale arabe
libyenne (ANL) de l’ancien général de Mouammar Kadhafi, à Furnaj, au sud-est du
centre-ville. Le 6 octobre, un autre avion de l’ANL a largué quatre bombes
non téléguidées qui ont explosé dans un centre équestre de Janzour, à l’ouest
de Tripoli, blessant plusieurs enfants.
Guerre aérienne
Cinq mois plus tôt, alors que les hommes de Haftar
tentaient de pénétrer depuis deux semaines dans Tripoli, dans un café du
quartier cossu de Ben Achour du centre-ville, Moustapha, un professeur
d’université, prophétisait : « Depuis 2011, on se combat surtout
en tirant des roquettes un peu au hasard. Mais si maintenant, Haftar a des
avions sophistiqués... » En guise d’« avions sophistiqués »,
le Tripolitain se référait aux drones Wing Loong de conception chinoise, mais
venus de l’un des principaux soutiens de Haftar, les Émirats arabes unis.
En face, le gouvernement d’union nationale (GUN) a
recours a des drones Bayraktar fournis par leur allié turc. La Libye est « possiblement
le théâtre de la plus importante guerre des drones dans le monde »,
s’est inquiété le 25 septembre Ghassan Salamé, le représentant de l’ONU
dans le pays. Le diplomate libanais évoquait le chiffre de 900 opérations
impliquant des drones dans les récentes semaines des deux côtés. C’est l’ANL
qui a utilisé le plus cette technologie, notamment pour tenter de rendre non
fonctionnel l’aéroport de Mitiga, qui sert d’aéroport civil, de base militaire
et de QG pour la force armée Rada (« Dissuasion »), très puissante
dans Tripoli.
Si les raids du 6 et 14 octobre impliquaient des
avions classiques et non pas des drones, sur le terrain, le ressenti est le
même. En avril toujours, un commerçant de Ayn Zara, dont l’échoppe se situait à
quelques dizaines de mètres du premier barrage militaire tenu par les forces du
GUN avant la ligne de front, expliquait qu’avec une offensive terrestre, il
pourrait charger un camion de marchandises avant de fuir, mais « si
c’est une attaque par les airs, je peux mourir ou voir mon magasin détruit en
une seconde ».
Impuissance internationale
La peur du ciel qui tombe sur la tête est d’autant
plus exacerbée que la communauté internationale semble incapable de réagir, en
imposant par exemple une interdiction de survol de la part des belligérants. Si
ce n’est en publiant des communiqués, comme ceux de l’ONU, se contentant de
compiler les tragédies et d’appeler pieusement les États membres et les
institutions internationales à mettre fin à ces violations du droit
humanitaire. Longtemps, la mission des Nations unies n’a pas voulu nommément
pointer un responsable, renvoyant dos à dos les deux camps alors que l’ANL, en tant
qu’assaillant, a le plus utilisé la terreur aérienne. Une attitude timorée qui
s’explique par le fort soutien de pays comme les États-Unis et la France envers
Haftar, même s’ils assurent ne pas avoir été consultés directement pour cette
offensive. Les États-Unis ont ainsi refusé de nommer directement Haftar
responsable de l’attaque du 14 octobre, préférant évoquer « les
forces assiégeant la capitale ».
« Le
niveau d’acrobatie sémantique concernant ce qui se passe réellement à Tripoli
devient absurde », se désole l’experte Mary Fitzgerald. Résultat, la Libye est devenue un « laboratoire
d’essai pour un nouveau type de guerre aérienne », estime l’analyste
défense et sécurité Arnaud Delalande dans le dernier numéro de la revue
professionnelle Air&Cosmos.
Le « renouveau narratif »
des milices
Au sol, au contraire, rien ne bouge, ou presque.
Depuis que le commandement militaire de Tripoli — l’union des principales
milices de la ville chapeautée essentiellement par les brigades de Misrata,
reformant pour l’occasion l’alliance de 2016 pour chasser l’État islamique de
Syrte — a bouté Haftar hors de sa base arrière de Gharyan, à 100 km au sud
de Tripoli en juin, les lignes de front sont plus ou moins stables. Au sud-est,
les combats se déroulent dans le quartier de Ayn Zara, à une vingtaine de
kilomètres du centre de Tripoli.
Au sud-ouest, c’est l’ancien aéroport international
localisé à Ben Gashir, à 30 km de la capitale libyenne. Ce siège à
distance permet à une vie quotidienne de se maintenir plus ou moins normalement
à Tripoli. Les coupures d’électricité se sont allongées, les ordures s’entassent
dans les rues et de nombreuses écoles ont été transformées en centre de refuges
pour les déplacés. Pourtant les magasins continuent d’être approvisionnés,
évitant une crise alimentaire grave grâce au port et à la route entre Tripoli
et Misrata (la capitale économique du pays) qui demeurent ouverts. C’est sur le
terrain des mœurs que la situation empire.
Situé dans le quartier commerçant et huppé
d’Al-Andalous, At Home est l’un de ses nombreux salons de thé
confortables où les gâteaux sont maisons et les cafés délicieux. Et la mixité
admise. Un havre de paix pour les clients, issus essentiellement de la jeunesse
aisée, surtout en ces temps incertains. Mais le 9 octobre, des hommes en
armes font irruption, demandant à tous les couples leurs certificats de
mariage. Les couples non mariés doivent partir. La direction du salon de thé
s’est excusée auprès des clients sur sa page Facebook, mais a précisé que
dorénavant les « couples non reconnus » ne seront plus acceptés,
provoquant une avalanche de commentaires, favorables ou désapprobateurs.
Qui est derrière ce coup de force ? La force Rada
de tendance salafiste dirigée par Abdelraouf Kara est d’emblée pointée du
doigt. Il faut dire que depuis la révolution, le groupe est habitué à ce genre
d’actions. En 2012, ils étaient accusés d’être derrière la destruction de
mausolées soufis. En 2017, les hommes de Kara mettent fin au Comic Con —
festival pendant lequel les participants sont déguisés en personnages de
dessins animés, mangas ou héros de séries télévisées — jugé contraire aux
valeurs de l’islam.
Dans ce cas pourtant, le porte-parole du groupe, Ahmed
Ben Salem, a démenti être derrière l’événement : « Les cafés
publics mixtes existent et n’offensent pas la morale publique »,
a-t-il affirmé à une chaîne de télévision nationale. Où est la vérité ?
Difficile à dire, mais ce regain de conservatisme inquiète. « Je fais
le trajet travail-maison, c’est tout. Je vais chez des amis de temps en temps.
À cause de la sécurité, mais aussi de cette chape de plomb, je ne vais plus
dans les cafés », déplore une Tripolitaine au look peu « salafiste
compatible ».
« Dans une atmosphère de guerre interminable, il
est possible de mener ce type d’opération “morale” sans craindre un rejet trop
intense de la part de la population », explique Jalel Harchaoui, spécialiste de la Libye au
sein de l’institut hollandais Clingendael. Pour le chercheur, cette incursion
dans le domaine social s’explique aussi par un nécessaire « renouveau
narratif » de la part des milices, que ce soit par Rada ou un autre groupe
tripolitain : « Après 28 semaines de siège, la fatigue
ajoutée à des crises logistiques et humanitaires comme les déplacés internes et
les ordures qui s’accumulent font que beaucoup de Tripolitains ne comprennent
pas pourquoi les milices continuent de prévaloir. Un certain pourcentage de la
population pense que Haftar gérerait la capitale mieux que les milices. »
Manœuvres diplomatiques
Paradoxalement — mais la Libye post-2011 n’est plus à
un paradoxe près —, la prolongation du siège avantage l’attaquant. Khalifa
Haftar a compris qu’au sol, ses hommes ont du mal à progresser. Mais il n’a
jamais été question de se retirer : par prestige d’abord, car l’homme de
75 ans est un militaire avant tout. Par stratégie aussi envers les
Tripolitains qui pourraient se rallier à l’assaillant, ne serait-ce que pour en
finir avec le siège, comme le souligne Jalel Harchaoui, mais aussi envers la
communauté internationale. Haftar a tout intérêt à laisser ce radicalisme
religieux se répandre afin de faire peur à la communauté internationale.
Dans une interview le 9 octobre à Sputnik, organe
médiatique du Kremlin qui soutient l’ancien général de Kadhafi, Khalifa Haftar
a dépeint, une nouvelle fois, les milices de Tripoli comme des terroristes avec
qui on ne pouvait négocier : « La vérité est que le Conseil1
reçoit ses instructions de ces groupes [milices de Tripoli] et non
l’inverse […]. Aucun des membres du conseil, à commencer par le
président, n’ose contredire les instructions de ces gangs de terroristes
[…]. Le Conseil lui-même comprend plus d’un membre appartenant à ces
organisations terroristes. » Un argument qui ne manque pas d’ironie,
car l’ANL est aidée par des forces salafistes madkhalistes2, mais qui fonctionnent.
Quelques jours avant l’ouverture de l’Assemblée
nationale des Nations unies le 17 septembre 2019, l’Allemagne avait
proposé la tenue d’une conférence internationale sur la Libye d’ici la fin de
l’année. Un format qui exclut les acteurs libyens pour se concentrer sur les « partenaires
internationaux clés », sans plus de précision. Les alliés militaires
de Haftar, les Émirats arabes unis et la Russie — une trentaine de combattants
russes de la milice Wagner aurait péri le mois dernier à Tripoli en se battant
au côté de l’ANL — ont su, avec la complaisance des soutiens diplomatiques de
Vladimir Poutine (États-Unis et France) siphonner cette initiative, qui a
désormais peu de chance de voir le jour. D’ici là, les Tripolitains
continueront à souffrir des plaies venues du ciel et de la terre.
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