En Syrie, les événements évoluent à une vitesse étonnante, chaque heure apportant son lot de bouleversements.
Le fidèle lecteur du blog connait
presque sur le bout des doigts les nombreuses tentatives de
rapprochement syro-kurde, répétées année après année mais chaque fois
avortées, torpillées qu'elles étaient par l'empire qui cornaquait la
direction politique kurde. Cette fois, c'est la bonne ! En quelques
heures, historiques, la carte du conflit syrien est chamboulée,
renversant des stratégies mises en place par les acteurs du conflit
depuis des années.
Le sentiment général est bien résumé par cette observatrice :
Vilipendé par Erdogan pas plus tard
qu'hier, Assad pourra remercier chaleureusement le sultan qui a enfin
mis ses menaces d'invasion à exécution et provoqué, bien malgré lui, une
union sacrée dont il n'avait peut-être pas mesuré toute la portée. On
donnerait cher pour avoir un aperçu des sombres mines à Ankara...
Mais l'ombre qui plane sur toute cette
affaire est celle de Donald Trump, l'homme qui a permis ce renversement
de situation inimaginable, mettant le Deep State US dans tous ses états. Rappelons ce que nous disions il y a trois ans, au soir de son élection :
Assad peut dormir tranquille.
Trump n'a jamais caché sa détermination à combattre les djihadistes et
pas seulement l'utile épouvantail daéchique. Les coupeurs de tête
"modérés" syriens et leurs parrains pétromonarchiques doivent l'avoir
mauvaise. Fin du soutien de la CIA à Al Qaïda, Ahrar al-Cham & co ?
Probable. Ajoutons pour finir que la modération de Poutine autour d'Alep
ces derniers temps (deux semaines sans bombardements russes, y compris
au plus fort de l'offensive barbue sur le secteur ouest de la ville)
avait peut-être pour but de ne pas prêter le flanc à la propagande de la
MSN jusqu'à l'élection présidentielle américaine, dans l'espoir que
Trump soit élu et s'entendre ainsi avec lui. Désormais, l'offensive peut
reprendre et il n'y aura plus aucun bâton dans les roues (à moins d'une
possible fronde des secteurs néo-conservateurs de l'armée d'ici
janvier).
Certes, ça n'a pas été aussi simple.
L'Etat profond a saboté à plusieurs reprises ses tentatives de
désengagement, lui-même s'est perdu ou a été perdu par ses alliances
avec Israël et l'Arabie saoudite... On se rappelle sa fausse crédulité lors des false flags chimiques des barbus modérément modérés (bien qu'on ne saura jamais si, derrière, il ne s'est pas entendu avec Poutine pour amuser la galerie), on se rappelle son utilisation des Kurdes pour couper l'arc chiite ou son delirium tremens
anti-iranien... Mais au final, après une longue boucle, le Donald
revient à ses premières amours isolationnistes. Elles ne dureront sans
doute pas mais, en Syrie, il a clairement franchi le Rubicon.
Toutes les troupes américaines (sauf la garnison d'Al Tanaf, ne rêvons pas) seront retirées
du pays dans les 30 jours. Du fait de l'offensive turque, bien plus
vaste que prévue initialement, les bases US du Nord ont déjà été évacuées
et celles du Sud suivront. On ne peut s'empêcher de penser que Trump a,
en réalité, parfaitement anticipé l'attaque générale du sultan et
utilisé ce prétexte pour ordonner le retrait.
Chose impensable il y a peu, les soldats américains sont en contact
avec leur homologues syriens pour que la passation des bases, notamment
à Manbij, se déroule sans anicroche ! McCain doit se retourner dans sa
tombe... Les habituels trolls pro-turcs, l'Observatoire Syrien des
Droits de l'Homme par exemple, ont bien tenté de semer la zizanie en
inventant des bombardements de l'USAF sur les convois syriens
mais l'intox a fait flop.
Concrètement, sur le terrain, où en sommes-nous ? La situation varie d'heure en heure mais on peut établir les faits suivants :
- L'armée syrienne est déjà déployée à Manbij, notamment autour de la ville même pour décourager toute incursion turco-barbue.
- L'armée syrienne devrait arriver sous peu à Kobané, scellant définitivement l'Ouest du Rojava (en violet sur la carte).
- L'accord trouvé entre Damas et les Kurdes porte sur tout le Rojava. La frontière sera aux mains de l'armée syrienne. Si le déploiement prendra un peu de temps, il se fait en coordination avec les forces américaines (!)
- L'armée investit également la région de Taqba, où elle avait connu un terrible revers face à Daech en 2016...
- ... et s'apprête à entrer à Raqqa, l'ancienne capitale califale. Tout un symbole.
- Présente depuis des années dans les poches d'Hassaké et Qamishli, elle s'y déploie, prend possession des check points et des bâtiments officiels.
Dans ces deux dernières villes, la
nouvelle a été accueillie avec joie par les loyalistes mais aussi,
partiellement, par les Kurdes qui voient avec soulagement arriver une
force d'interposition les protégeant d'un massacre annoncé. Assad est un moindre mal, entend-on souvent, d'autant plus que le patronnage russe inspire confiance.
Face à la menace turque, les Kurdes ont,
semble-t-il, capitulé complètement leurs rêves d'autonomie. Si tout se
passe par la suite comme prévu (méfiance tout de même), Damas vient
théoriquement de récupérer en quelques heures un quart de son territoire
! On aurait le vertige pour moins que ça...
En sus d'Erdogan, qui voit s'effondrer
ses folles espérances néo-ottomanes, un autre dirigeant de la région a
dû passer une bien mauvaise nuit : Bibi la Terreur. L'arc chiite, cause indépassable
de la guerre qui ensanglante la Syrie depuis 2011, est sur le point
d'être reconstitué en un claquement de doigt. Les Iraniens sont pliés de
rire.
Reste à voir comment se déroulera la
prise de contact entre les Turcs et leurs proxies barbus d'un côté,
l'armée syrienne de l'autre. Si certains
sont optimistes et pensent qu'un accord est en train d'être concocté
par le Kremlin pour éviter un choc trop brutal, d'autres éléments
laissent penser le contraire. Sur les réseaux sociaux (ça vaut ce que ça
vaut), les appels se multiplient pour "repousser l'envahisseur turc" et
lui faire repasser la frontière, libérant au passage les zones
récemment conquises par Ankara. Un bombardement
aérien aurait déjà eu lieu sur une colonne pro-turque, faisant pas mal
de dégâts. On imagine que l'avion n'était ni américain ni russe...
Les jours, les heures à venir devraient précipiter les événements. N'en manquez pas une miette.
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***** Mise à jour 14.10 *****
Les événements s'accélèrent... L'armée syrienne avance
à grande vitesse pour se mettre en position face aux Turcs et à leurs proxies
modérés. En 24 heures, elle est revenue en des lieux qu'elle n'avait
plus vus depuis des années. Le déploiement n'a pas traîné, comme le montre
cette carte (en hachuré, les territoires récupérés) :
L'on voit des images improbables, comme ces troupes syriennes et
américaines qui se croisent sur la
route, les premières remplaçant les secondes. Ou encore ces Kurdes faisant contre
mauvaise fortune bon cœur et saluant les nouveaux
arrivants. A
Raqqa, ancien capitale de Daech, loyalistes et YPG patrouillent ensemble.
Sur la même route : Les soldats américains qui partent croisent les soldats syriens qui arrivent |
Les différents points de l'accord d'hier commencent à sortir, même
si la direction politique kurde tente de les minimiser pour des raisons
internes.
- Abolition à terme des SDF et de toutes les milices, qui entreront dans le 5ème corps d'armée syrien sous supervision russe.
- Garanties sur une certaine autonomie kurde inscrite dans la nouvelle constitution.
- Coordination entre les forces syriennes et kurdes pour expulser les Turcs de Syrie, y compris d'Afrin (!)
- Déploiement rapide de l'armée syrienne à Manbij, Kobané, Qamishli, Hassaké, Taqba...
- Les frontières seront sous le contrôle du gouvernement syrien.
- Arrivée de ministres kurdes au gouvernement central.
- Les Kurdes réaffirment leur soutien à l'intégrité territoriale du pays, seul le drapeau syrien est hissé.
Un accord intelligent comme le voulaient les Russes,
clairement en faveur de Damas mais pas trop déséquilibré et ménageant les
Kurdes. L'ennemi, clairement désigné, permet une réconciliation nationale sur
son dos.
Sur le terrain, les informations venant des différents
fronts sont, comme souvent, contradictoires. Il semble tout de même que les mouches ont changé d'âne,
comme l'aurait dit un célèbre commentateur de rugby. Les supplétifs ottomans
ont pris un coup sur la tête tandis que les Kurdes montrent un regain d'énergie
et semblent même avoir avoir repris Ras al-Ain.
Le fait que l'aviation turque soit désormais quasiment
clouée au sol par la chasse syro-russe qui patrouille le ciel n'y est sans doute pas pour
rien. Dans l'après-midi de lundi, un F16 sur le point de bombarder le QG des
SDF à Manbij a été prié de retourner
fissa d'où il venait par deux Sukhois. Erdogan a eu sa petite semaine
d'amusement mais la fin de récré a sonné et le combat a changé d'âme.
Manbij, toujours : n'y tenant plus, des supplétifs barbus ont, sans en
référer au commandement turc, commencé à avancer sur la ville. Canardés par les
jets russes (ici ou ici), ils ont piteusement battu en retraite,
d'ailleurs rappelés à l'ordre par
leurs supérieurs.
Le sultan est furax, rien ne se passe comme prévu. Une
semaine après son début, l'offensive est devenue une coquille vide. Sans
soutien aérien, les modérément modérés risquent de rapidement patiner dans le
sable, même s'ils poussent encore entre Tell Abyad et Ras al-Ain. Erdogan est en voie de perdre la
face vis-à-vis de ses affidés barbus qui vont vite devenir ingérables en
cas de surplace. Les objectifs affichés sont très loin d'être atteints et
l'humiliation sera immense pour Ankara, par ailleurs très bientôt visée par des sanctions relativement lourdes de Washington (on
s'amuse bien entre alliés de l'OTAN...)
La Turquie a pris de très gros risques, mal calculés,
avec cette attaque, retournant le monde presque entier contre elle (seuls le
Qatar et, curieusement, le Pakistan la soutiennent). Si Poutine ne cherche pas
bêtement à sauver la face du président turc en lui accordant, par exemple, une
zone dans le Nord syrien au détriment de Damas et des Kurdes, celui-ci lui
mangera dans la main d'ici peu.
C'est sans doute le plus comique de l'histoire.
Le
maître du Kremlin a, selon un bon observateur, roulé
Erdogan ET Trump dans la farine, jouant l'un contre l'autre.
Non content de rendre à Damas le quart du pays, de
devenir le nouveau "protecteur" des Kurdes et de faire entrer le
Moyen-Orient dans l'ère post-américaine, Vladimirovitch enfonce un coin
supplémentaire dans le système impérial. Alors qu'il est le principal obstacle
au projet néo-ottoman d'Ankara, les récriminations/sanctions occidentales
risquent fort de pousser le sultan encore
un peu plus dans... l'orbite russe !
Source : Chroniques du Grand Jeu
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