Pandémies et
pestilences sont depuis longtemps des sujets abordés par les écrivains,
historiens et poètes. Ceci est d’autant plus vrai au Moyen-Orient et en Afrique
du Nord, qui possèdent une tradition pluriséculaire d’œuvres dédiées aux
maladies
Le Triomphe de la Mort, œuvre peinte en 1562 par Pieter Bruegel l’Ancien (musée du Prado, Madrid) |
Épidémies, pandémies et pestilences sont depuis longtemps des sujets abordés par les écrivains, historiens et poètes ; du Décaméron médiéval de Giovanni Boccaccio et du Journal de l’année de la peste de Daniel Defoe à L’Aveuglement de José Saramago, lauréat du prix Nobel, plus récemment.
Ceci est d’autant plus vrai au Moyen-Orient et en Afrique du Nord,
qui possèdent une tradition centenaire de récits concernant la maladie
et la médecine.
L’une des œuvres les plus célèbres est La Peste de
l’écrivain pied-noir Albert Camus [1]. Publié en 1947, l’action se déroule
dans la ville algérienne d’Oran et repose sur l’épidémie de choléra qui a
submergé la ville en 1849 (Camus a choisi de placer son roman dans
l’ère moderne). Beaucoup ont interprété son récit comme une métaphore de
la résistance à l’occupation nazie pendant la Seconde Guerre mondiale.
La même année, Nazik al-Mala’ika
a brisé les conventions en poésie avec son récit du choléra au Caire ;
un millier d’années auparavant, Ibn al-Wardi fulminait contre la peste
au travers d’une ode, avant de succomber lui-même à la maladie deux
jours plus tard.
Toutefois, les œuvres liées aux épidémies dans la région ne se
cantonnent pas à la fiction : au-delà de l’artistique et de
l’impressionnisme, on trouve également des guides d’hygiène, des livres
de voyage et des hadith (paroles, actes ou permissions tacites attribués
au prophète Mohammed et utilisés comme des conseils pour la vie
quotidienne).
Les travaux de l’écrivain Ibn Abi al-Dunya au IXe siècle,
ainsi que ceux d’Ibn Hajar al-Asqalani un peu plus tard donnaient des
conseils sur la façon de combattre la maladie – tout comme, au XXIe siècle, nous nous tournons vers l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et d’autres instances spécialisées pour nous guider.
1947 : Choléra en Égypte
Le Choléra, de la poétesse irakienne Nazik al-Mala’ika
(1923-2007), dépeint la mort, le chagrin et l’agonie qui se sont abattus
sur l’Égypte pendant les derniers mois de l’année 1947.
Cette épidémie, qui a durement frappé le pays, est considérée comme
l’une des plus graves apparitions de la maladie en Égypte au XXe
siècle, tuant environ 10.276 personnes sur les 20.805 cas recensés.
Pendant cette période, l’Égypte fut coupée du reste du monde, avec des
restrictions de circulation et l’isolement forcé des patients et des
communautés.
Bien que l’origine de l’infection n’ait jamais été prouvée, de
nombreux Égyptiens pensaient qu’elle avait été importée par des soldats
anglais de retour de garnison en Inde (de nombreuses garnisons
britanniques étaient toujours stationnées en Égypte, qui était autrefois
une colonie britannique, à la fin des années 1940).
Nazik al-Mala’ika conjure les images vivaces de véhicules
transportant les cadavres et le silence qui s’abat sur les rues
égyptiennes ; elle utilise également des expressions familières à propos
de la maladie, comme « al-Shota » et « al-Heyda », qu’on peut traduire par « rapide » et « vif ».
Son style a été salué par les critiques à l’époque et qualifié de
révolutionnaire dans son utilisation des vers libres plutôt que le
format traditionnel de l’ode arabe, qui remonte désormais à presque
1.500 ans. Le Choléra
a ainsi inauguré un nouveau chapitre de la poésie arabe et inspiré une
nouvelle vague de poètes arabes – surnommée la Génération pionnière –
qui a expérimenté différentes formes. Dans les années 1990, Nazik
al-Mala’ika a déménagé au Caire, où elle a passé ses dernières années.
L’aube s’est levée.
Écoute bien le bruit des pas de ceux qui sont en marche
Dans le silence de l’aube,
prête attention aux processions en pleurs
Dix, vingt morts
Ne cherche pas à les dénombrer
Partout un corps que pleure un affligé
Pas un instant d’éternité, pas de silence
[…]
L’humanité se plaint, se plaint de ce qu’a commis la mort
[…]
Sous la forme du choléra, la mort se venge.
[…]
Même le fossoyeur a baissé les bras, il n’y a plus d’auxiliaire.
La mosquée, son muezzin est mort,
Et le mort, qui en fera-t-il l’oraison funèbre ?
[…]
Ô Égypte, ce qu’a fait la mort m’a déchiré le cœur.
Écoute bien le bruit des pas de ceux qui sont en marche
Dans le silence de l’aube,
prête attention aux processions en pleurs
Dix, vingt morts
Ne cherche pas à les dénombrer
Partout un corps que pleure un affligé
Pas un instant d’éternité, pas de silence
[…]
L’humanité se plaint, se plaint de ce qu’a commis la mort
[…]
Sous la forme du choléra, la mort se venge.
[…]
Même le fossoyeur a baissé les bras, il n’y a plus d’auxiliaire.
La mosquée, son muezzin est mort,
Et le mort, qui en fera-t-il l’oraison funèbre ?
[…]
Ô Égypte, ce qu’a fait la mort m’a déchiré le cœur.
1784 : Épidémie en Afrique du Nord
La représentation populaire des pandémies se concentre sur les
épidémies telles que la peste noire ou l’épidémie de grippe de
1917-1920, qualifiée à tort de « grippe espagnole ». Mais les épidémies peuvent également être locales.
L’ouvrage Voyage à Tripoli ou Relation d’un séjour de dix années en Afrique a été rédigé par une certaine « Miss Tully », belle-sœur de Richard Tully, consul britannique à Tripoli à compter de 1784.
La ville portuaire, située aujourd’hui en Libye, a été touchée par la
peste en 1785. Tully évoque la paille brûlée utilisée pour la
fumigation des maisons – ainsi que ce qu’on qualifierait aujourd’hui de
mesures de distanciation physique.
On ne communique plus ensemble maintenant qu’en
tenant un flambeau de paille, entre la personne admise dans la maison,
et celle qui lui parle. On ne reçoit plus un ami que dans un appartement
garni de nattes, et au fond duquel il va s’asseoir sur une chaise de
paille, que l’on ne touche ensuite que lorsqu’elle a préalablement subi
une fumigation.
Mais la situation était tout aussi grave dans ce qui est aujourd’hui la Tunisie. Le 29 avril 1785, Tully écrit :
Depuis quelques semaines, plusieurs courriers ont
traversé le désert qui se trouve entre Tunis et cette ville, et ont
répandu ainsi la peste sur leur passage ; aussi tous les lieux
environnants en sont-ils infectés.
L’épidémie a atteint la ville portuaire de Sfax en 1784 et y a tué
15.000 personnes selon les estimations, dans une ville qui comptait
30 000 habitants, le double de Tripoli.
Sfax avait déjà été touchée par des épidémies en 1622 et en 1688,
mais le nouveau foyer, près d’un siècle plus tard, était plus meurtrier,
tuant une grande partie de l’élite, notamment des responsables
politiques, des juges… et des poètes.
Tout a commencé lorsque des marchands sont arrivés par la mer après
avoir fui l’épidémie à Alexandrie, à l’Est. Bien que l’entrée de Sfax
leur ait été refusée, des marins sont parvenus à violer l’interdiction.
Plus tard, la guerre allait succéder à l’épidémie. Un navire marchand vénitien fut incendié par les forces du bey (dirigeant)
de Tunis, par crainte qu’il ait été infecté par la maladie. À compter
de l’automne 1784 et l’année suivante, la flotte vénitienne bombarda
certaines villes dont Sfax.
1349 : Pestilence en Syrie
Ibn al-Wardi (1292-1349), historien syrien, est né à Maarat
al-Nouman. Il a évoqué de façon vivace la peste noire, qui a balayé le
monde au milieu du XIVe siècle, de l’Asie au Moyen-Orient puis jusqu’à l’Europe.
Ibn al Wardi vivait à Alep lorsque l’épidémie a touché la
ville en 1349, la dévastant pendant 15 ans et fauchant 1.000 vies chaque
jour. Sa Lettre témoignant de la peste est un récit historique de son impact au Levant.
La peste a commencé au pays des ténèbres. La
Chine n’en a pas été préservée. La peste a infecté les Indiens en Inde,
le Sind, les Perses et la Crimée. La peste a détruit l’humanité au
Caire. Elle a arrêté tout mouvement à Alexandrie.
Ensuite, la peste s’est tournée vers la
Haute-Égypte. La peste a attaqué Gaza, piégé Sidon et Beyrouth. Ensuite,
elle a dirigé ses flèches vers Damas. Là, la peste était assise comme
un lion sur un trône et se balançait puissamment, tuant chaque jour
mille personnes ou plus et anéantissant la population.
Oh Dieu, elle agit par Ton ordre. Décharge-nous de cela. Cela se produit où Tu le souhaites ; préserve-nous de la peste.
Al-Wardi a également écrit deux strophes de poésie à propos de la pandémie :
Je ne crains pas la peste noire comme les autres
Ce n’est qu’un martyre ou la victoire
Si je devais mourir, de ces rivalités je serais reposé
Et si je vis, mon œil et mon oreille seraient guéris
Ce n’est qu’un martyre ou la victoire
Si je devais mourir, de ces rivalités je serais reposé
Et si je vis, mon œil et mon oreille seraient guéris
Il est décédé deux jours plus tard de la peste noire, qui provoque
une inflammation des glandes du cou, des aisselles et de l’aine.
Xe siècle : Fièvre en Égypte
Visiteuse de la nuit, l’ode du poète irako-syrien al-Mutannabi (915-965) à la fièvre, est largement considérée comme l’un des chefs-d’œuvre de la poésie arabe classique.
Né à Koufa, en Irak, Ahmed bin al-Hussein al-Kindi est
surnommé al-Mutannabi, qui se traduit par « celui qui se prétend
prophète ». Il traite la poésie avec zèle et son inspiration s’appuie
sur les sens et les expériences plutôt que sur de simples abstractions.
Visiteuse de la nuit dépeint la maladie comme une amante
timide, se faufilant dans le lit de Mutannabi après la tombée de la
nuit. Le lecteur peut ressentir viscéralement et voir cette invitée
importune, car une strophe donne une idée de la façon dont la fièvre
fait délirer sa victime, la laissant en sueur et fatiguée.
Les métaphores de Mutannabi et le jeu sur la langue étaient uniques à
l’époque, notamment l’idée de la fièvre – qui n’est jamais définie sur
le plan médical – comme une visiteuse de la nuit.
Mutannabi était anxieux quand il a écrit ce poème
en Égypte, après s’être brouillé avec son meilleur ami Sayf al-Dawla,
le dirigeant d’Alep, après des dissensions intellectuelles à la cour
royale. Il a été tué par des bandits en 965 alors qu’il voyageait depuis
Ahvaz dans l’Iran moderne. Son influence à l’époque était telle que la
nouvelle de sa mort retentit comme un tonnerre dans le monde musulman.
Ma visiteuse, comme frappée par une honte,
ne me visite que dans l’obscurité.
Je lui ai offert mes membres et mes organes
pourtant elle a préféré mes os.
ne me visite que dans l’obscurité.
Je lui ai offert mes membres et mes organes
pourtant elle a préféré mes os.
Ma peau nous oppresse tous les deux
et mon mal ne fait que s’accroître.
En me quittant elle me lave si bien
comme pour nous laver d’un grand péché.
Le matin la chasse sans ménagement
Et en larmes elle fuit aux quatre coins.
J’attends avec angoisse son retour
tel un nostalgique anxieux.
et mon mal ne fait que s’accroître.
En me quittant elle me lave si bien
comme pour nous laver d’un grand péché.
Le matin la chasse sans ménagement
Et en larmes elle fuit aux quatre coins.
J’attends avec angoisse son retour
tel un nostalgique anxieux.
IXe siècle : Conseils en Irak
L’un des premiers érudits à avoir écrit un livre sur la peste noire
est l’Irakien Ibn Abi al-Dunya (823-894). Admiré comme enseignant, il
fut précepteur des califes abbassides, qui gouvernaient un territoire
s’étendant à travers l’Afrique du Nord, la péninsule arabique, le Levant
ainsi que l’Iran et l’Afghanistan d’aujourd’hui.
Aux premiers siècles de l’islam, peu de choses ont été écrites sur la peste : jusqu’au IXe siècle, aucun savant sérieux n’avait consacré un livre à ce sujet ou suggéré des mesures à prendre pour éviter la contagion.
Ibn Abi al-Dunya est le premier à y remédier : comme il avait accès
aux dirigeants les plus puissants de l’époque, sa parole avait du poids
(il était, en fait, ce qui se rapprochait le plus de l’OMS pour Bagdad).
Dans Le Livre des pestilences, il a inclus un hadith sur la fièvre :
Le Messager d’Allah, que la paix et les
bénédictions soient sur lui, est entré dans la maison d’Umm Sa’ib et a
demandé : « Qu’est-ce qui te fait souffrir, Ô Umm Sa’ib ? Tu
frissonnes. »
Elle a répondu : « C’est une fièvre. Allah ne l’a pas bénie. »
Le Prophète a dit : « Ne maudis pas la fièvre. En
vérité, elle ôte les péchés des enfants d’Adam, tout comme un four
enlève la saleté du fer. »
Le Livre des maladies et des expiations, quant à lui, donne
des exemples de la façon dont les gens ont guéri de la maladie, y
compris le prophète Mohammed, aux premiers jours de l’islam.
Son travail a ensuite été cité par Ibn Hajar al-Asqalani (1372-1449),
né dans la ville palestinienne d’Askalan, qui est devenu un érudit
réputé au Caire, l’un des principaux sièges d’apprentissage du
Moyen-Orient.
Son livre Donner l’aumône dans la grâce de la pestilence allait s’avérer l’une des œuvres les plus populaires sur la peste noire, qui venait de balayer l’hémisphère oriental.
639 : Hadiths en Palestine
Le village palestinien d’Emmaüs se situe entre Jérusalem et Ramleh.
En 639, il a été touché par une peste qui s’est propagée à travers le
Levant et a coûté la vie à de nombreux compagnons du prophète Mohammed.
Environ 25.000 personnes ont péri lors de la peste d’Emmaüs,
dont ses compagnons, Abu Ubaidah ibn al-Jarrah, Muadh ibn Jabal,
Shurahbil ibn Hasana et Yazid ibn Abu Sufyan. En conséquence, des
érudits musulmans ont écrit sur ce qu’était la peste, les mesures que
les résidents devraient prendre, la meilleure nourriture à consommer,
l’hygiène personnelle et comment se déplacer d’une ville à l’autre.
L’un des hadith largement cités du prophète Mohammed dans les livres sur les fléaux conseille :
Si la peste est dans un pays, n’y entrez pas, mais si vous êtes dans la contrée où elle sévit, restez-y.
Un autre hadith dit :
Les personnes atteintes de maladies contagieuses doivent être tenues à l’écart de celles qui sont en bonne santé.
Isolement et confinement : aussi pertinents aujourd’hui qu’ils l’étaient il y a 1.400 ans.
Middle East Eye: Vendredi 8 mai 2020
NOTES
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