"Les
fléaux […] sont une chose commune, mais on croit difficilement aux fléaux
lorsqu’ils vous tombent sur la tête. Il y a eu dans le monde autant de pestes que
de guerres. Et pourtant pestes et guerres trouvent les gens toujours aussi
dépourvus." Ces mots, ce sont ceux d’Albert Camus dans "La
Peste". Des mots qui font écho à l’épidémie de coronavirus.
Ce roman sorti
en 1947 situe son action à Oran, en Algérie. La ville est frappée par une
épidémie de peste. Alors que les rats et les humains meurent les uns après les
autres, une poignée d’hommes lutte contre la maladie. Parmi eux, le docteur
Rieux qui cherche un sens à l’absurdité de cette situation.
Le coronavirus
est évidemment sans commune mesure avec une épidémie de peste. Mais
certains semblent trouver un sens à la situation actuelle, ou en tout cas un
refuge, dans la lecture du livre d’Albert Camus, comme le montrent ces chiffres
d’Edistat.
"On a constaté une augmentation des ventes
de 'La Peste' de Camus depuis le mois de janvier, donc depuis la célébration
des 60 ans de la disparition de Camus, confirme Béatrice Lacoste,
responsable des salons du livre chez Gallimard, l’éditeur historique d’Albert
Camus. 'La Peste' se
distingue un peu plus depuis le mois de mars." Conséquence : l’éditeur
a lancé une réimpression de son roman à hauteur de 5000 exemplaires.
A chaque crise
son roman. C’était "Le
Traité sur la tolérance" de Voltaire après l’attentat contre Charlie
Hebdo [1], "Notre-Dame
de Paris" de Victor Hugo lors de l’incendie de la célèbre cathédrale [2]… et maintenant Albert Camus.
"Les gens se réfugient dans la lecture.
C’est un médicament. C’est ce qu’on a envie de promouvoir. Dans cette période
de crise, les gens se réfugient dans un texte qui leur semble fort. C’est un
phénomène de refuge à travers la lecture et un titre fort qui leur permet
peut-être d’accuser le coup", analyse Béatrice Lacoste en
marge de la Foire du Libre de Bruxelles.
Si on regarde de
plus près les statistiques de Google, on se rend compte que La Peste
avait déjà fait l’objet de nombreuses recherches en juin 2018. Peut-être
parce que le sujet risquait à l’époque de "tomber" au bac de
français…
L’épidémie de
lecture de "La Peste" est en fait venue d’Italie. Dès la fin février,
comme le rapporte un article de La Repubblica, le roman
remonte de la 71e à la 3e place du classement des livres dans ce pays
particulièrement touché par le coronavirus. Ce n’est pas le seul titre à
revenir en tête des ventes : "L’aveuglement" de José Saramago,
sorti en 1995 et qui raconte l’histoire d’un pays entier frappé de cécité,
a lui aussi connu un nouveau succès en Italie.
Comme disait
Camus dans "La Peste", "la
bêtise insiste toujours".
"La Peste":
succès mondial
Source : Annick Geille
Quarantaine, contagions, mortalités,
épuisement des médecins, hôpitaux saturés : publié en 1947 « La Peste » (
Gallimard/Folio) d’Albert Camus rappelle de manière assez sinistre notre
aujourd’hui. L’action se situe à Oran dans les années 1940. « Camus
semble s'être documenté sur une petite épidémie de peste bubonique, survenue à
Oran en 1945, succédant à une épidémie plus sérieuse qui avait eu lieu à Alger en 1944, mais son projet est antérieur à
l'apparition de ces épidémies, puisqu'il y réfléchit depuis avril 1941, comme
en témoignent ses
Carnets, où il parle de « la peste libératrice » et
note quelques idées. Le 13 mars 1942, il informe André
Malraux qu'il a commencé l'écriture d'« un roman
sur la peste ». » A Jean Grenier, son ancien professeur de philosophie d’Alger,
Camus confie :« Ce que j’écris sur la peste n’est pas documentaire, bien
entendu, mais je me suis fait une documentation assez sérieuse, historique et
médicale, parce qu’on y trouve des « prétextes ». Camus « s’est abondamment
documenté sur les grandes pestes de l’histoire dès 1940 », précise l’éditeur. A
Roland Barthes, Camus dit en février 1955 : « La Peste a cependant comme
contenu évident la résistance européenne contre le nazisme ». La pandémie
du coronavirus amplifie la vente du roman de Camus dans toutes les
langues. "Je relis La Peste pour la troisième fois. C’est un très
grand livre, et qui grandira. Je me réjouis du succès qu’il obtient – mais le
vrai succès sera dans la durée par l'enseignement de la beauté», écrivit
Louis Guilloux en juillet 1947 à son ami Albert Camus, rencontré chez
Gallimard.
« A Oran comme
ailleurs, on est bien obligé de s’aimer sans le savoir », dit
Camus dans La Peste.
En quoi Camus
est-il tellement moderne dans La Peste? C’est que La Peste donne le la de toute
l’œuvre. D’un accès facile, le roman dit clairement ce qui fonde la
modernité de Camus et sa supériorité sur ses contemporains. Une grande méfiance face aux oukases
de l’idéologie. Camus refuse la soldatesque des militants, les réponses
toute faites, le savoir des « sachants » qui savent tout d’avance. Les «
prévisibles », en somme.
La Peste est,
entre autres, une
interrogation sur le Mal. La scène de la mort de l’enfant est
essentielle. Le sacrifice de l’innocent appelle la douleur et le doute de tout
humain digne de ce nom. Il
y a dans La Peste une angoisse métaphysique. Le dialogue entre le
prêtre et le médecin sera repris avec des masques divers dans toute l’œuvre de
Camus. La grâce de la foi permet à ceux qui croient d’obtenir une réponse ; de
même, ceux qui ne croient pas ont-ils face au mal une théorie
parfaitement respectable, elle aussi. Camus est trop fin, trop délicat,
pour imposer à son lecteur quelque raisonnement que ce soit. C’est ce qui
est moderne, aussi, dans La Peste, cette absence de réponse, cette pudeur de
l’auteur. Pour Camus, le militant n’est pas du côté de la solution. L’idéologie
a un côté obtus ( cf. « La bêtise insiste toujours »,souligne Camus). « La
Peste fut notre affaire à tous », constate le narrateur. Une
affaire collective qui exige la solidarité de tous et permet au Dr
Rieux d’accomplir son métier d’homme, point. Alors que la crise sanitaire est
vaincue en partie grâce à lui, Rieux apprend que sa femme est morte. La «
récompense » du médecin et de son abnégation semble un châtiment, mais
qu’en savons-nous ? Le destin de Rieux, sorte de saint laïc, n’est pas bouclé.
« Pour faire notre métier d'homme, il fallait arriver à être des Sisyphe
heureux. Mais je sais aujourd'hui, à l'aube convulsive du XXIe siècle, que les
hommes n'y arrivent jamais vraiment (…) » déclara Jean Daniel,
écrivain-fondateur du Nouvel Observateur et proche de Camus, qui vient de nous
quitter.
A l’heure du
Covid-19, la pandémie remet en question une certaine
mondialisation. Comment répondre à cette peur qui gagne, quelle attitude tenir
? Pas de réponse dans La Peste mais une belle interrogation.
Biographie de Camus
Albert Camus naît à Mondovi, en Algérie, en 1913. Pendant la seconde guerre mondiale, il intègre un mouvement de résistance à Paris, puis devient rédacteur en chef du journal «Combat» à la Libération. Romancier, dramaturge et essayiste, il signe notamment «L'étranger» (1942) et «La Peste» (1947), et reçoit le prix Nobel de littérature en 1957. Il meurt en 1960 dans un accident de voiture.
Albert Camus naît à Mondovi, en Algérie, en 1913. Pendant la seconde guerre mondiale, il intègre un mouvement de résistance à Paris, puis devient rédacteur en chef du journal «Combat» à la Libération. Romancier, dramaturge et essayiste, il signe notamment «L'étranger» (1942) et «La Peste» (1947), et reçoit le prix Nobel de littérature en 1957. Il meurt en 1960 dans un accident de voiture.
Au-delà de “La
Peste”, 6 romans pour nous guider en période d'effondrement
Source : les inrocks
Au début de la crise du Coronavirus, La Peste d’Albert Camus est
devenue une lecture refuge. Mais d’autres romans peuvent aussi nous éclairer
dans la période actuelle. Petit tour d’horizon.
Au-delà
du classique de l'auteur de L'Étranger, qui
tient la chronique d'une épidémie de peste survenue à Oran en 1940, d'autres
romans se sont penchés sur le sujet qui est devenu notre quotidien, et nous
aident à endurer le présent. Qu'ils traitent d'épidémies ou d'univers post apocalyptiques,
voici six romans sur lesquels s'appuyer pour se confronter au monde post-Covid-19. Si
vous les avez dans vos étagères, profitez-en ! Sinon, il est toujours possible
de commander des livres, en évitant Amazon.
Le
Hussard sur le toit de Jean Giono (Folio)
Ce roman de Jean
Giono paru en 1951 nous plonge dans l’épidémie de choléra qui a ravagé la
Provence vers 1830, et dans les menées révolutionnaires des carbonari
piémontais. Dans ce contexte où les routes sont barrées et où l’on met les
voyageurs en quarantaine (voilà qui pourrait nous intéresser), Angelo Pardi est
soupçonné d’avoir empoisonné les fontaines de Manosque. Il trouve donc refuge
sur les toits…
En le mettant en
parallèle avec l’actualité, Jean-Luc Mélenchon a récemment recommandé la lecture de ce roman d’aventures, en
l’analysant ainsi : “A lire
ou à relire absolument. Non pour se faire peur mais pour méditer ce que veut
dire vivre en compagnie de la mort et de la peur que répand une épidémie.
Naturellement nous n’en sommes pas là. Mais le thème vaut d’être pensé pour
regarder la peur dans les yeux avec le pouvoir d’en rire joyeusement. Peut-être
est-ce la seule façon par là même de vaincre l’une et l’autre en les dominant
par l’esprit.”
Némésis de
Philip Roth (Folio)
Dernier roman de
Philip Roth (il l’avait annoncé aux Inrockuptibles en 2012
dans un grand entretien), Némésis raconte la vie de Bucky Cantor,
jeune homme parfait, dévoué aux gamins dont il s'occupe, pris dans la tourmente
d'une épidémie de polio aux États-Unis, en 1944. Un grand roman sur le hasard
et la responsabilité, qui montre que la maladie et la mort n'ont aucun sens. “La maladie est la forme la plus extrême de la
malchance : cela vous
tombe dessus et vous n'y pouvez rien”, confiait aux Inrocks
le grand écrivain américain.
Station Eleven d'Emily St. John Mandel (Rivages poche)
L’autrice
canadienne nous fait suivre les pérégrinations d’une troupe d’acteurs et de musiciens,
dans un monde qui s’est effondré suite à une épidémie de grippe mortelle. Alors
que celle-ci a tué une grande partie de la population, la troupe
itinérante joue Shakespeare et Beethoven, dans la région du lac Michigan, pour
préserver l’espoir dans les communautés qui ont survécu. Une belle
illustration de l’importance de l’art et de la création, même au bord du
précipice.
Terminus
Radieux d’Antoine Volodine (Seuil)
Prix Médicis en
2014, ce roman du roi du post-exotisme ne traite pas à proprement parler d’une
épidémie, mais d’un monde post-effondrement – en l’occurrence celui de la
Deuxième union soviétique. Dans une Sibérie post-soviétique, une petite troupe
survit (ou s’en donne l’apparence) dans un kolkhoze (ou ce qu’il en reste), en
s’accrochant à l’utopie communiste. Un roman politique et onirique sur la fin
de l’histoire et de l’Homme rouge.
Anna de
Niccolò Ammaniti (Grasset)
Sicile, en 2020.
Un virus mortel, “la Rouge”, a décimé les adultes en Europe. Les enfants,
protégés jusqu’à l’âge de la puberté, doivent s’organiser pour survivre. Anna
se retrouve seule avec Astor, son petit frère de quatre ans, et doit affronter
le monde extérieur, livré à la désolation.
La
Route, de Cormac McCarthy (Points)
Dans un monde
réduit en cendres, sans que l'on sache l'origine du cataclysme, un père et son
fils marchent sur la route, direction la mer, avec toutes leurs maigres
possessions dans un caddie. Dans une langue sèche, brutale, l'auteur fait
la chronique de leur lutte pour la survie dans des paysages désertiques et
dévastés. Une lecture qu'on n'oublie pas.
Lire aussi Machiavel
Source :
Sylvain Courage
Tout ce qu’y
dépeint l’homme révolté se vérifie sous nos yeux : les autorités qui
tardent à regarder la réalité en face, les mesures de confinement, les
différentes façons de réagir face au mal, par le déni, la crânerie, la
magouille, la trouille, la fuite. Ou l’engagement, incarné dans l’opus camusien
par le docteur Rieux. « Et
pour dire simplement ce qu’on apprend au milieu des fléaux, qu’il y a dans les
hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser »,
écrit Camus qui fait du bacille la métaphore du nazisme.
La guerre au
virus nous ramène aux
grandes épreuves des siècles passés. Quand elle ne nous renvoie pas aux dix
plaies d’Égypte… Ce minuscule Covid-19 redonne aux dirigeants politiques leur
rôle premier : gouverner. Et ce jusqu’à contraindre une population, pour
une part incrédule, à se claquemurer pendant plusieurs semaines afin de
permettre au système sanitaire de faire face autant que possible.
En 1527,
Machiavel, dans sa dernière année, rédigea son ultime « Description
de la peste de Florence ». Une déambulation dans la ville en proie
au mal qui inspira à l’historien Michelet la thèse selon laquelle l’auteur du
« Prince » avait pu décéder de l’épidémie… Machiavel y évoque la rencontre
– galante – d’« une
jeune femme pâle et affligée, étendue sur la terre, et couverte d’habits de
deuil ».
Il décrit aussi
avec acuité les croyances de ses contemporains, qui demeurent les nôtres :
« La plupart s’occupent à chercher l’origine du mal et les uns
disent : “Les astrologues
nous menacent” ; les autres : “Les prophètes l’ont prédit”. On
se rappelle tous les prodiges qui ont eu lieu ; on attribue le mal à la
nature du temps, on en accuse la qualité de l’air propre à propager la
peste ; on se souvient que la même chose arriva en 1348 et
en 1478 : chacun cherche des souvenirs pareils ; et l’on finit
par conclure que ce fléau n’est pas le seul qui nous menace, et qu’une foule
d’autres maux sont prêts à fondre sur nous. »
Son message politique,
lui aussi, demeure actuel : « Il faut estimer comme un bien le
moindre mal. »
NOTES
Hannibal GENSÉRIC
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