mercredi 8 février 2017

Le grand-père des Lumières était musulman



Pico1Quelle est la crédibilité de l’Europe ? Aujourd’hui, tout le monde nous met en garde contre la propagande, la « post-vérité » et la falsification de l’histoire par la Russie et par Daesh. Et pour cause. Mais, en même temps, notre propre enseignement de l’histoire est myope et eurocentriste depuis beaucoup trop longtemps. Nous avons tous appris que la Renaissance, l’Humanisme et les Lumières constituent des succès purement européens. Des humanistes comme Pétrarque auraient retrouvé dans des vieux monastères des manuscrits grecs et romains perdus. Cela nous aurait menés à une valorisation de l’homme par rapport à l’Eglise et de la pensée critique par rapport aux dogmes et donc à la fin du Moyen Âge.
Cette version de l’histoire est simplement fausse. S’il est vrai que beaucoup de livres romains ont effectivement été retrouvés par les humanistes, cela ne vaut pas pour les textes grecs. Les écrits des auteurs et scientifiques grecs les plus importants sont arrivés en Europe grâce au fait qu’ils ont été traduits en arabe. Ce mouvement de traduction fut initié par les califes de Bagdad au VIIIe siècle. Les œuvres centrales furent l’astronomie de Ptolémée, la géometrie d’Euclide et la médecine de Galen. En même temps, des textes scientifiques indiens et perses furent traduits en arabe. Des scientifiques musulmans portèrent chacune de ces sciences à un niveau supérieur. Leurs calculs ont constitué les fondements des travaux de Copernic et de Newton.

L’apport d’Ibn Rushd : un séisme intellectuel

La philosophie était non moins importante à la cour de Bagdad. Platon et Aristote y étaient les plus populaires, leurs textes étaient étudiés et discutés en profondeur. Les philosophes islamiques étudiaient la même question que leurs collègues chrétiens quelques siècles plus tôt et quelques siècles plus tard : comment concilier la philosophie avec la théologie des textes sacrés ? En Europe Saint-Augustin (mort en 430) avait arrêté ce débat et interdit la pensée critique. Tous ceux qui essayaient de raisonner de manière critique furent empêchés de s’exprimer ou même excommuniés. Cela n’était pas le cas dans le monde arabe, du moins jusqu’à la fin du XIIe siècle.
Le dernier grand philosophe musulman fut Ibn Rushd, mieux connu par son nom latin Averroès. Il naquit en 1126 à Cordoue, la capitale d’Al Andalus (l’Andalousie) qui était devenu, avec le Caire, le centre intellectuel du monde islamique après le déclin de Bagdad. En Europe on appelait Averroès « le Commentateur » parce qu’il commenta Aristote plus que n’importe qui. En plus, c’est par la traduction de ses commentaires qu’Aristote a été introduit en Europe.
Averroès déclencha en Europe un séisme intellectuel. Sa thèse était qu’il n’y a qu’une vérité mais qu’il y a deux manières pour trouver cette vérité : par la foi mais aussi par la philosophie. Si ces deux se contredisent il faut interpréter les textes sacrés de manière allégorique. Autrement dit, dans la recherche de la vérité, la philosophie (ou la science) est plus importante que la foi. En outre, il ne croyait pas en l’immortalité de l’âme ni en la création de l’univers.
Les thèses d’Averroès furent rapidement adoptées et apprises dans les premières universités européennes : Paris, Bologne, Padoue et Oxford. L’Eglise était en état de panique. La force de ses arguments et la langue philosophique d’Aristote étaient trop fortes. En 1277, l’évêque de Paris condamna et interdit les idées d’Averroès. Pour ce faire, il ne développa pas ses propres arguments mais il copia ceux d’un opposant islamique de la philosophie : Al Ghazali. Ce fut Thomas d’Aquin qui, finalement, remporta le débat contre Averroès avec ses livres Contre Averroes et Summa Theologica, dans lesquels il utilisa la logique d’Aristote (et ironiquement aussi d’Averroès) pour remettre la théologie au-dessus de la philosophie.

Les détours islamiques de la tradition judéo-chrétienne

Néanmoins, cela n’a pas arrêté la libre-pensée d’Averroès. Jusqu’au XVIIe siècle, des savants catholiques écrivirent des livres pour défendre l’immortalité de l’âme. Même Descartes se sentit obligé d’écrire contre Averroès. Malgré tout, les idées d’Averroès se glissèrent dans la philosophie européenne par la pensée juive. Pour expliquer cela, nous devons remonter dans le temps, notamment à Maimonide. Ce penseur juif important (et médecin de Saladin) était un contemporain d’Averroès. Après avoir lu ses livres, il adopta sa philosophie presque intégralement. Pendant des siècles, les livres de Maimonides furent lus et suivis comme des œuvres classiques dans le monde juif.
Un des plus grands penseurs juifs du XVe siècle fut Elie del Medigo, professeur à l’université de Padoue. Il s’autoproclama « disciple de Maimonide ». Padoue était connue comme un bouillon de culture de l’Averroisme. Del Medigo enseigna Averroes à – entre autres – l’humaniste Jean Pic della Mirandole, qui écrivit l’œuvre importante Discours de la dignité de l’homme (1486), par certains appelée le Manifeste de la Renaissance. Encouragé par Erasme, Thomas More traduisit la biographie de Pic en anglais. Voilà comment la tradition judéo-chrétienne connut quelques détours islamiques au cours des siècles.
Averroes dut attendre plus de 400 ans après sa mort pour rencontrer son plus grand succès. Baruch Spinoza, un des pères des Lumières, venait d’une famille qui avait pris la fuite de l’Espagne et du Portugal et s’était installée à Amsterdam après la Reconquête. Via la tradition intellectuelle juive, il entra en contact avec les idées d’Aristote, Maimonide, del Medigo et Averroes. Spinoza aussi se vit reprocher de nier l’immortalité de l’âme et même l’existence de Dieu et il fut exilé de sa communauté à Amsterdam. Son discours pour la pensée critique et indépendante eut une influence profonde sur les Lumières.
Sans aucun doute, les scientifiques et les philosophes islamiques exercèrent une influence significative sur la pensée européenne. C’est néanmoins également une réalité que le monde arabe est plongé dans une crise intellectuelle depuis des siècles. Des dictatures et l’intégrisme religieux ont détruit la pensée arabe tandis que l’Europe a pris une avance spectaculaire. Mais prétendre que la culture musulmane n’a rien produit constitue une contre-vérité historique. Si l’Europe veut s’opposer à la falsification de l’histoire commise par autrui, elle doit tout d’abord s’en abstenir elle-même et redonner à la vérité la place qu’elle mérite dans notre enseignement de l’histoire.

Par Koert Debeuf, historien et directeur du tahrir institute for middle east policy europe.

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