Toujours prête à se
raccrocher aux dernières branches qui lui restent, la presse impériale a un
instant eu le fol espoir que Minsk quitte l'Union économique eurasienne
(UEEA) et l'Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC) regroupant une partie des républiques de l'ex-URSS.
En fait, la source de ces "révélations" est pour le moins controversée
et le président biélorusse les a lui-même qualifiées de "hoax", rejetant clairement
toute idée de départ.
Les Anciens pensaient
que le destin - moïra
- allouait à chacun sa part de bonheur et de malheur, de fortune et
d'infortune. Celui qui désirait plus que ce que la juste mesure du
destin lui avait attribué était coupable d'hybris.
Les Dieux lui envoyaient alors Némésis,
la déesse de la juste colère divine, pour le faire revenir à l'intérieur des
limites qu'il avait franchies.
Regarde les animaux qui
sont d'une taille exceptionnelle : le ciel les foudroie et ne les laisse
pas jouir de leur supériorité ; mais les petits n'excitent point sa
jalousie. Regarde les maisons les plus hautes, et les arbres aussi : sur
eux descend la foudre, car le ciel rabaisse toujours ce qui dépasse la mesure.
Vladimir Poutine doit
sans doute méditer ces lignes d'Hérodote. Non pas que le président russe ait
fait preuve d'une quelconque démesure au cours de sa carrière géopolitique ; il
a au contraire toujours su calculer subtilement, pondérer, ne pas pousser trop
loin son avantage. Mais 2016 lui a apporté trop de fortune, presque à son corps
défendant : élection de Trump, victoires en Syrie, Brexit, détricotage du
système impérial, ralliement turc, accélération de l'intégration eurasienne... Hybris, involontaire certes,
mais hybris quand
même.
Facétieux, les Dieux ont
frappé là où l'on s'attendait le moins : une querelle peut-être assez sérieuse
vient de surgir entre la Biélorussie (la Russie blanche comme on l'appelait
encore au début du XXème siècle) et la Mère Russie.
Toujours prête à se
raccrocher aux dernières branches qui lui restent, la presse impériale a un
instant eu le fol espoir que Minsk quitte l'Union économique eurasienne
(UEEA) et l'Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC) regroupant une partie des républiques de l'ex-URSS.
En fait, la source de ces "révélations" est pour le moins controversée
et le président biélorusse les a lui-même qualifiées de "hoax", rejetant clairement
toute idée de départ.
Il n'est reste pas moins
que la dispute, elle, est bien réelle, le moustachu Loukachenko montrant sa
mauvaise humeur, retirant
par exemple ses fonctionnaires de l'administration douanière de l'UEEA. Il a
aussi semblé désavouer
l'établissement d'une base aérienne russe à Babruysk.
Arrêtons-nous un instant
sur ce point qui touche au Grand jeu américano-russe. La constitution du
bouclier anti-missile US en Pologne et en Roumanie - officiellement pour
contrer la "menace iranienne" (défense de rire) - est vue avec raison
à Moscou comme une tentative de containment
visant à rompre l'équilibre stratégique.
Ce bouclier accompagne
le rideau de fer de bases établi par l'OTAN sur le front occidental de la
Russie au cours de ces quinze dernières années.
Moscou a réagi en développant des missiles balistiques théoriquement inarrêtables
par n'importe quel système de défense :
Ça se toise dur entre Russes et Américains, et
aucun ne va baisser les yeux. A peine les remarques incendiaires
d'Ash Carter connues, Moscou a répondu du tac au tac.
Le lendemain, Poutine a gentiment fait
remarquer qu'en réponse au déploiement du bouclier anti-missile US en
Europe de l'est, soi-disant destiné à contrer les "menaces" iraniennes
ou nord-coréennes, la Russie avait fabriqué et testé avec succès des armes
capables de percer tout système de défense anti-missile. De fait, cela fait
déjà quelques années que la Russie est à l'œuvre : Boulava,
Topol,
Sarmat, Rubezh... les
nouvelles terreurs balistiques à trajectoire ondulante et autres systèmes de
brouillage qui donnent des frissons dans le dos des stratèges militaires du
Pentagone.
L'administration Bush voulait prendre le
prétexte du trouble du début des années 2000 et de la formidable autorité
morale américaine après le 11 septembre pour déséquilibrer le rapport de force
avec le seul
concurrent stratégique des États-Unis : la Russie. Raté, Géorgie, play again...
Mais revenons à notre brumeux mois de novembre.
Deux jours après le rappel appuyé de Poutine, un épisode amusant dans sa forme,
sans équivoque dans le fond, a eu lieu. Lors d'une réunion entre Vladimirovitch
et des haut-gradés russes, un document secret a été, par inadvertance
bien sûr, capté par les caméras d'une télévision russe et montre le projet
d'une torpille atomique
capable de percer n'importe quel bouclier anti-missile américain.
L'événement a été commenté par RT
qui, par le plus grand des hasards, s'est penché avec forces détails sur
le pouvoir dévastateur du projectile.
A moins de croire que les Marx Brothers ont
envahi l'état-major russe, il
s'agit évidemment d'un avertissement sans frais de Moscou à Washington : on peut vous atteindre
n'importe quand, n'importe où. Le fait que les Russes aient
volontairement gardé un certain flou - en projet, bientôt finalisé ou déjà
existant ? - va pousser le Pentagone à dépenser, dans le doute, des tonnes de
dollars pour trouver une parade. La guerre psychologique dans toute sa
splendeur...
Les Russes ont également
installé des Iskander dans leur enclave de Kaliningrad,
court-circuitant le premier rideau otanien :
Parmi les autres
réponses du Kremlin se trouve notre fameuse base de Babruysk, au plus près du
"front". Les discussions ont commencé en 2013 et, sans surprise, les
stratèges américains se sont cabrés. Quelques (petites) protestations ont eu
lieu en 2015, sans doute liées aux habituelles et suspectes "ONG"
américaines comme le National
Endowment for Democracy (présence non négligeable en Biélorussie) ou l'Open Society de Soros, dont
le but est de harceler les adversaires de l'empire et placer des régimes
"US-compatibles". Ces manifestations, quoique franchement
congrues, ont été rapportées avec lyrisme par les officines
médiatiques liées aux ONG en question.
Ironie du sort : alors
que l'élection de Trump met en veilleuse les menées de ces congrégations
impériales, c'est Loukachenko qui, pour des raisons complètement différentes,
reprend le flambeau. Et nous en revenons à la querelle entre Minsk et Moscou.
Que s'est-il donc passé ?
Il y a trois niveaux
d'explication. Le premier est la décision du gouvernement biélorusse de
supprimer le régime de visa pour les ressortissants de 80 pays. Or il n'y a
plus de frontière entre les deux États depuis 1997 et le traité d'Union de la
Biélorussie et de la Russie, renforcé au fil des ans et notamment en mars 2015 :
La Biélorussie et la Russie respecteront
dorénavant les visas décernés mutuellement par les deux pays aux citoyens de
pays tiers, tout comme les interdictions d’entrée des étrangers et de
sortie de leurs citoyens respectifs.
La décision unilatérale
de Minsk d'accorder un régime préférentiel de visa a dû étonner à Moscou, qui a
logiquement réagi en établissant des zones
frontalières avec son voisin. Le Kremlin n'a certainement pas envie de voir
entrer librement sur son territoire agents américains et autres sbires
ukrainiens. Ne craignant visiblement pas le paradoxe ni le ridicule,
Loukachenko a fulminé
contre l'arbitraire de la décision russe. Comment dit-on L'hôpital se fout de la charité
dans sa langue ? Que cache donc l'incohérence du président biélorusse ?
En réalité, un conflit
bassement matériel sur le prix du gaz et du pétrole. Les Russes demandent que
Minsk règle une partie de sa dette gazière, ce que refuse le sémillant moustachu qui
souhaite porter l'affaire devant la justice. Ukraine
II, le retour... Je m'étonne que la MSN n'en ait pas encore profité
pour "prouver" le danger de la dépendance au gaz russe, mais ça ne
saurait tarder.
Toutefois, il y a
peut-être un troisième niveau d'analyse derrière les coups de menton du
Biélorusse. Dans un article intitulé Comment
le Kremlin est en train d'annexer inexorablement la Biélorussie,
au ton forcément un peu biaisé mais généralement bien informé, le Temps donne quelques clés
:
Dans
les médias, l’économie, l’énergie et la sphère militaire, Moscou avance ses
pions avec assurance. Malgré ses protestations véhémentes, l’autoritaire
président Loukachenko a déjà échoué à protéger la souveraineté de son pays
Pour son premier voyage en Europe depuis la
levée des sanctions imposées contre son régime jugé répressif, le président
biélorusse Alexandre Loukachenko s’est rendu samedi dernier à Rome auprès du
pape François. Histoire de distraire un pays dont toutes les routes semblent
mener à Moscou.
Mais dans les rues de la très propre et ordonnée
capitale Minsk, les gens ne sont pas dupes. Beaucoup préfèrent désormais le
président russe Vladimir Poutine à leur indéboulonnable leader, au pouvoir
depuis vingt-deux ans. «Loukachenko n’a pas d’influence. Il n’est même pas
capable de redresser l’économie», maugrée Vadim, ingénieur au chômage,
réduit à être chauffeur de taxi. «Poutine, c’est autre chose. Il est le
seul capable de résister à l’hégémonie des États-Unis.» Olga, une jeune
employée des télécoms, dit également préférer le chef du Kremlin. «Le
népotisme de notre président bloque le développement du pays. Je pense que nous
vivrions mieux si nous ne faisions qu’un avec la Russie.»
La progression du sentiment prorusse est
facilitée par «la nullité de la télévision biélorusse. Du coup, les
Biélorusses regardent les chaînes russes», peste un professionnel des
médias, qui tient à rester anonyme. «Leur propagande est une énorme menace
pour notre sécurité nationale et même pour l’identité biélorusse. Poutine
empêche Loukachenko de bloquer les chaînes russes en le menaçant de sanctions.
C’est pourquoi de nombreux Biélorusses se sentent mentalement russes et
admirent son dirigeant.»
[...] «La Russie contrôle déjà totalement
notre secteur gazier. Avec Astravets, Moscou contrôlera le marché de
l’électricité et pourra régler à sa guise la balance entre gaz et nucléaire.
Son objectif numéro un est de conserver une influence énergétique en Europe de
l’Est.»
Face à une domination aussi évidente, Alexandre
Loukachenko tente de se rattraper sur les apparences. Il joue au patron de
kolkhoze, rabrouant vertement ses ministres en public, envoyant des piques aux
dirigeants russes. «La Biélorussie n’est pas le garçon de courses de la
Russie», a-t-il encore vociféré le 22 avril dernier lors de son allocution
annuelle devant le parlement. N’empêche qu’il prend grand soin à ce que
n’émerge pas de force politique davantage pro-russe que lui. «Le président
comprend qu’en cas de tension imprévue, de telles forces pourraient être plus
utiles que lui au Kremlin», analyse le politologue Artiom Schreibman.
[...] La Russie a déjà truffé son petit voisin
occidental de ses systèmes antiaériens et ne compte pas en rester là. «Moscou
veut une base chez nous pour y déployer des bombardiers dont la tâche sera de
détruire le bouclier antimissile que Washington installe en Roumanie et en
Pologne», explique l’expert militaire Alexandre Alesin. Selon lui, le
président biélorusse y est hostile, car il craint de voir son petit pays
entraîné dans un conflit avec l’Occident, «mais il sera bientôt contraint de
céder aux pressions russes». L’annexion de la Crimée, où se trouve la base
navale russe de Sébastopol, a déjà montré que le Kremlin passe à l’offensive
lorsqu’il perçoit le risque de basculement d’une zone militairement
stratégique.
L’idée qu’Alexandre Loukachenko n’a plus de
marge de manœuvre face à Moscou est largement partagée. Certains vont plus
loin. «A terme, la Biélorussie sera avalée, prédit Irina Krylovitch. Les
Russes avancent doucement mais sûrement, répétant le travail de sape observé en
Ukraine. Cela prendra peut-être cinq ou dix ans et ce sera lié au cycle
électoral russe. Loukachenko sera le premier et le dernier président biélorusse.»
Il n'est pas dit que
cette dernière prédiction se réalise - la Russie ayant plutôt intérêt à
conserver un État tampon sur sa frange occidentale - mais la tendance générale
est évidente. C'est sans doute dans ce contexte qu'il faut replacer les sauts
de cabri en forme de chant du cygne de Loukachenko.
Rédigé par Observatus geopoliticus