Les
Russes sont habitués à considérer que les États-Unis sont l’adversaire
permanent et cohérent de leur pays. Ce sont les États-Unis qui ont pris
l’initiative des sanctions contre la Russie et qui les ont appliquées
les premiers. Leurs dirigeants politiques se sont permis d’année en
année des discours de plus en plus durs contre la Russie et évoquent
avec fierté leur victoire sur l’URSS pendant la guerre froide. Partant
de là, ils ont estimé que « le débris russe » doit forcément se
soumettre. Mais en fait c’est l’Union Européenne , et non les États-Unis
qui est l’ennemi direct de la Russie et en particulier de l’intégration
eurasiatique.
Les élites de la finance aux États-Unis et la
droite des démocrates ainsi que ses représentants politiques sont
effectivement disposés à la lutte contre la Russie. Elle s’inscrit dans
le combat contre les BRICS au nom de la récupération de grands marchés
en situation de dépendance. C’est pourquoi la présidente de gauche du
Brésil, Dilma Rousseff ne convient pas aux intérêts de Washington, de
même que le chef de l’état russe. Il n’y a là rien de personnel ni
d’idéologique, ce n’est que la lutte des Etats-Unis pour renforcer leur
propre hégémonie. Rien ne sauve ces adversaires choisis de Washington,
même pas leur attachement aux principes du « consensus de Washington »,
aux politiques de tendance libérale dans l’économie et dans le domaine
social.
Et malgré tout cela, c’est l’UE avant tout, et non les
Etats-Unis qui sera dans les prochaines années le principal adversaire
de la Russie.
La raison en est une économie américaine en crise,
la crise de la politique néolibérale surtout encline à soutenir les
banques, le mécontentement des citoyens face au choix de la force brute
en politique extérieure, l’agressivité et un pouvoir qui néglige les
problèmes intérieurs de l’état. Tout cela a déjà modifié l’état d’esprit
de la société américaine.
Les élections aux États-Unis ont mis à
nu la crise du système des partis. La révolte des bases a saisi les deux
partis, le parti démocrate et le parti républicain. Chez les premiers,
le socialiste Bernie Sanders a soulevé une marée populaire en faveur de
la création d’un état social et contre les financiers. Chez les seconds,
Donald Trump exprime le mécontentement de l'entrepreneuriat du secteur
réel et des électeurs de droite. Du point de vue du capital productif
aux États-Unis, il est révoltant que les banques puissent toucher des
sommes illimitées de la Réserve fédérale à des conditions
préférentielles , voire gratuitement. Les entreprises du secteur réel
doivent se battre pour faire de la marge, être compétitives, alors que
les banques sont à l’abri de cela.
Les démocrates de droite tels
que Hillary Clinton et Barack Obama incarnent des privilèges des
financiers sans précédent. Ils ne sont pas seulement au-dessus des lois
de l’économie, mais même au-dessus de l’état, du peuple et du groupe non
négligeable et qui lui est lié du capital productif.
En outre,
tout est évident .Les démocrates ont une seule recette anti-crise :
donner encore de l’argent aux banques, autant qu’il faudra pour
camoufler leur inefficacité. La politique extérieure est également
importante pour eux. Elle doit aider à soumettre les marchés extérieurs,
à briser les rivaux et à assurer la loyauté des industriels. Seulement,
sur ce point, le résultat n’est pas celui escompté. La croissance
économique n’est pas au rendez-vous et ne viendra pas, même si tous les
gouvernements des BRICS tombent , et si l’on consolide au pouvoir des
gens soumis aux États-Unis.
Il n’y a pas et il n’y aura pas de
croissance de l’économie américaine dans la mesure où les marchés
extérieurs ne sont pas à même de donner aux États-Unis « 95% de nouveaux
clients », comme l’évoquait récemment Obama. Et il n’y a pas de source
intérieure de croissance. Le crédit bon-marché et même ultra bon-marché
ne sert plus à rien : la rentabilité baisse même pour des entreprises
comme Apple et Microsoft. Un grand nombre de sociétés ont travaillé à
perte dès l’été 2015. La classe ouvrière américaine a perdu depuis 2008
30% de ses revenus, et elle met cela au compte des démocrates. Une
jeunesse croulant sous les dettes liées aux études ne voit pas de
perspectives et ne sait pas comment rembourser ces sommes colossales aux
banques. Elle ne comprend pas pourquoi les études doivent être
payantes, alors que les banquiers peuvent prendre autant d’argent qu’ils
veulent à la Réserve fédérale. La réindustrialisation basée sur les
exportations s’effondre aux yeux de tous.
Les États-Unis en sont
venus à devoir s’occuper des problèmes intérieurs. Des millions de
personnes l’exigent. Et même les électeurs démocrates disent leur
frustration : « N’importe qui, sauf Hillary ».
Naturellement, si Clinton remplace Obama à la présidence, il n’y aura aucun changement.
On
parlera beaucoup de « l’agression de la Russie contre l’Ukraine », de
la corruption au-delà des frontières des États-Unis, de dictateurs qu’il
faut absolument renverser. Il n’y aura pas d’amélioration pour la
société, alors que la situation économique ne fera que s’aggraver, sans
exclure un affaiblissement du dollar et un sursaut de l’inflation, comme
lors de la crise des années 1970. C’est pourquoi la société fait face
d’ores et déjà à cette perspective.
A l’échelle du pays, cela
signifie que les questions intérieures prédominent par rapport aux
questions extérieures. Et si Trump ou Sanders l’emportent, ce sera la
grande bagarre dans la vie politique américaine. Il ne s’agira plus
alors de politique extérieure ou de Russie. Les citoyens américains en
ont assez de la politique extérieure. Lorsque Georges Bush fils a été
élu, ils avaient eu envie de croire que c’était enfin un
républicain-casanier, qui laisserait en paix les autres pays et
s’occuperait des problèmes des Etats-Unis. Puis Obama a été élu, comme
président des affaires intérieures, mais lui aussi a trahi l’espoir. Il a
même trahi l’espoir d’une transformation sociale des Etats-Unis, espoir
maintenant nourri par la possibilité d’une victoire du sénateur
socialiste Sanders.
Les problèmes intérieurs ont maintenant
augmenté. Les élites de la finance n’ont pas de solution, et le
mécontentement social est énorme. Dans ce contexte, il est probable que
l’UE agira sur le Vieux Continent de manière pratiquement indépendante.
Mais cela ne signifie pas du tout, comme le pensent de nombreux
fonctionnaires en Russie, que les relations entre Moscou et Bruxelles
pourront se normaliser. Les élites européennes tablent encore sur de
nouveaux marchés pour stabiliser la situation dans l’UE. L’avancée vers
l’Est, voilà une nécessité pour la politique de l’UE, à laquelle les
élites n’ont pas d’alternative.
L’ancien maire de Londres, le
conservateur Boris Johnson a récemment déclaré : l’UE poursuit des
objectifs proches de ceux d’Adolphe Hitler.
Elle cherche à créer
une superpuissance par des moyens certes différents de ceux des nazis,
mais c’est l’Allemagne qui est aux commandes. Et elle gouverne de sorte
qu’elle a établi son contrôle sur quasiment toutes les économies de
l’UE, et a détruit celle de la Grèce. Johnson insiste sur la sortie de
la Grande-Bretagne de l’Union Européenne, ce qui doit être décidé par
référendum le 23 juin. Johnson a montré du doigt l’absence de respect
chez les eurocrates pour les autres pays partenaires, et la non
compréhension de leurs intérêts. « Cela créé un grave vide
démocratique », a souligné le politique anglais.
Toutefois, ce
« vide » est le trait distinctif défensif de l’UE par rapport aux
Etats-Unis. Dans l’Union Européenne, un mouvement commun pour des
changements n’est pas possible. La contestation est localisée dans les
frontières nationales, où ni les élections, ni les grèves, ni les
mobilisations de rue n’ont réussi à changer la situation. L’eurocratie a
réussi à chaque fois à faire pression pour imposer sa volonté, au
mépris des mouvements et des décisions démocratiques, adoptées par un
vote populaire. Elle a pu apprivoiser presque toute la classe politique
dans les frontières européennes de la soi-disant Union. C’est la raison
pour laquelle, lorsque à l’été 2015, les électeurs grecs ont voté
« Non » aux créanciers (y compris à la Commission européenne, à la BCE
et au gouvernement allemand), le premier ministre grec, Alexis Tsipras, a
signé des conditions encore plus dures que celles qu’avaient fixées les
créancier auparavant.
L’étouffement de la « révolte grecque » est
devenu une leçon importante pour tous les européens mécontents de la
politique de l’UE.
L’eurocratie a fait la démonstration de sa
force et de sa puissance, et la démocratie en tant que principe, celle
de son impuissance en Europe. Le mouvement populaire local s’est révélé
également impuissant. Le droit à la souveraineté nationale a été ignoré
par l’eurocratie, cette bureaucratie européenne qui a sous son contrôle
la politique européenne. Le parlement européen n’a aucun contre-pouvoir,
et est davantage un simulacre de parlement. Les milieux financiers du
nord de l’UE contrôlent totalement la situation au plan politique, ne
craignant qu’un effondrement de l’Union européenne à la suite de la
constitution d’un nouveau bloc de pays avec l’Est. C’est la raison pour
laquelle, pour la classe dominante européenne, la Russie est l’ennemi
naturel.
Pourtant, les griefs des dirigeants de l’Union européenne
à l’égard de la Russie ne sont pas seulement liés à la concurrence. Le
directeur de l’Institut de la globalisation et des mouvements sociaux,
Boris Kagarlitsky, en est convaincu : « L’UE éprouve un besoin
catastrophique de nouveaux marchés, qui absorbent justement la
production allemande. Les élites locales ne sont que des intermédiaires.
Partager les ressources avec elles n’est plus rentable, c’est un luxe
inabordable en temps de crise. Mais les intermédiaires ne comprennent
pas qu’on partage avec eux, ils croient partager avec des partenaires,
qui , eux, se considèrent comme les patrons ». L’élite russe aussi est
considérée par les cercles dirigeants de l’UE comme le détenteur de
richesses qu’il faut confisquer. En vertu de quoi elle construit
l’attaque : les sanctions, les décisions de justice, les réclamations au
sujet du rattachement de la Crimée, etc.
L’Ukraine s’est révélée
être la première proie entre les griffes de l’Union européenne. Mais
tout ne s’est pas déroulé sans entraves sur ce front : les oligarques
n’ont pas compris tout de suite l’essence des changements qui se
produisaient. Puis, une fois qu’Igor Kolomoïsky et Rinat Akhmetov
étaient affaiblis, Piotr Porochenko, le président, s’est renforcé et est
devenu désobéissant. Il a refusé de donner à l’UE et aux Etas-Unis un
gouvernement de « technocrates » pro-occidentaux, malgré les
avertissements sous une forme différente. La presse occidentale l’a
critiqué pour sa corruption dans le pays. Des personnalités de premier
plan ont commencé à l’éviter. L’Ukraine a commencé à toucher moins
d’argent. Aux Pays-Bas, les citoyens ont condamné l’association de
l’Ukraine avec l’UE.
Les eurocrates sont particulièrement irrités
par le comportement des chefs ukrainiens. Ceux-ci ne veulent pas
reconnaître qu’ils ne sont qu’une proie entre les griffes du prédateur.
Celui-ci
les serre de plus en plus, il s’apprête déjà à mordre dans la chair, et
comme réaction, il entend ce discours déroutant : « Tu dois t’occuper
de moi, me nourrir, me financer et me protéger de Moscou, cet affreux
agresseur ». Porochenko, dans l’équipe des oligarques, se refuse pour
l’instant au partage des richesses du pays en faveur des sociétés
occidentales, mais celles-ci comptent bien prendre leur part. Et l’UE
entend bien poursuivre sa « marche vers l’Est ».
La Russie, la
Biélorussie, les états du Caucase, la Transnistrie et la Moldavie, tous
ces pays font partie du même groupe. Ils sont tous destinés, dans
l’optique de l’eurocratie, à l’élargissement de la zone d’influence de
l’UE. Les élites de ces pays doivent aller à la démolition. On compte
sur la saisie de leurs ressources, ce qui devrait aider l’UE à
stabiliser la situation économique et passer à la croissance grâce aux
nouveaux marchés. La relation avec elles (l’expérience de nombreux pays
d’Europe de l’Est nous l’a montré) est celle du prédateur avec sa proie.
L’industrie sera en grande mesure liquidée, comme cela est arrivé en
Hongrie, en Roumanie et dans d’autres pays « libérés du communisme ». Et
non moins importante est la liquidation à Moscou d’un centre
indépendant d’accumulation de capital.
Dans les plans de l’UE, la
Russie doit cesser d’être une menace pour le projet d’intégration
néo-libéral, et encore plus la source d’une alternative plausible. Si le
pays se divise, ce ne serait même pas une mauvaise chose pour
l’eurocratie, pour qui l’essentiel est de ne pas perdre le contrôle sur
les territoires. Pour le bien du capital financier européen et ses
administrateurs bruxellois, la Russie doit descendre encore d’un échelon
dans son développement. Elle doit devenir un état de la périphérie,
totalement privé d’indépendance.
On ne saurait même pas envisager
une souveraineté nationale de fait. Toutes les décisions importantes
doivent être adoptées hors des frontières du pays.
Dans la tête de
nos grands patrons en Russie, il y a cette idée que l’on peut
satisfaire l’Occident en faisant des gestes d’apaisement. Par exemple,
on peut tolérer la privatisation et la vente à des entreprises des
Etats-Unis et de l’Union européenne de nos actifs les plus précieux, on
peut écarter de la tête de l’état des personnes qui ne conviennent pas
aux « partenaires », et même les remettre aux tribunaux européens. Ceux
qui soutiennent ce raisonnement ne comprennent pas que lorsque les
choses en Ukraine ont mal tourné, l’eurocratie a conclu que la Russie
gênait et qu’elle gênerait dans l’espace post-soviétique de par son
existence même, étant donné les dimensions de son marché et les
possibilités qui en découlent. En même temps, l’UE reconnaît bien que si
elle n’emporte pas cette épreuve de force avec la Russie, alors elle
cessera d’exister sous sa forme actuelle.
L’Europe deviendra une
autre Europe. Elle cessera d’être une prison des peuples, ce à quoi elle
ressemble de plus en plus. Les peuples pourront y exprimer
démocratiquement leur volonté, et celle-ci sera exécutée. L’hégémonie
allemande en Europe cessera d’exister. Les économies s’uniront sur
d’autres bases, plutôt que contre Moscou. Ce sera le triomphe de la
variante eurasiatique de l’intégration, celle que craignent de voir nos
dirigeants nationaux. Et ce sera la défaite de la politique impérialiste
des Etats-Unis sur le Vieux continent. Mais si les Etats-Unis peuvent,
en raison des problèmes intérieurs et des limites de leur influence sur
l’UE, échapper au jeu, en réglant accessoirement leurs problèmes
économiques grâce aux ressources intérieures, les élites de l’UE, elles,
ne peuvent pas se le permettre. Elles ont d’ailleurs neutralisé toute
forme de résistance au niveau des pays membres, qui ne pourrait
reprendre qu’à une condition : que renaisse une alternative claire à la
« Maison commune » européenne et néolibérale.
L’eurocratie ne
s’attend pas à rencontrer une résistance de la part de la Russie
d’aujourd’hui. Elle voit bien que la classe dirigeante russe souhaite
l’apaisement, la levée des sanctions et sa réadmission au club des
grandes puissances. Pourtant, les dirigeants européens sous-estiment la
force d’une éventuelle résistance de la société russe, tablant sur la
connivence des élites et sur la loyauté d’une partie de la classe
moyenne de la capitale aux idées du libéralisme. L’eurocratie est
convaincue qu’elle va l’emporter sur ce grand patronat russe et ses
obscurs « stratagèmes » juste à cause de ses flottements et de son
attachement aux principes néolibéraux.
La politique néolibérale du
gouvernement russe joue contre lui et rend impossible l’intégration
eurasiatique, la constitution et le développement d’un bloc de pays
fort.
Tôt ou tard elle finira par éveiller l’indignation active
des citoyens, et l’opposition libérale russe pense bien s’en servir. Le
regain du sentiment de fierté nationale en Russie suscite bien la
préoccupation des dirigeants de l’UE, mais on estime que le déferlement
d’une deuxième vague de crise « dégrisera » les citoyens de la Russie.
Car il suffit de se demander ce qui se passerait, s’ils voyaient que le
conflit avec l’Occident n’est pas seulement une affaire entre élites et
qu’il touche directement leurs intérêts ? Que se passera-t-il, si les
gens se rendent compte que dans ce conflit, les néolibéraux bien de chez
eux ne sont en rien meilleurs que les néolibéraux d’Occident, et s’ils
comprennent que le combat contre les uns suppose le combat contre les
autres et fait partie de la lutte pour la libération des peuples
d’Europe ?
On peut donc dire que l’Europe dans sa version
politique actuelle est un ennemi pour la Russie. Non pas ses pays
membres, ses peuples, ses masses de travailleurs, mais les milieux
néolibéraux de la finance et les fonctionnaires de l’Union européenne.
Cet ennemi, c’est l’Union européenne elle-même. Et ses patrons ont de
solides alliés en Russie. Sans leur défaite, sans refus du
néolibéralisme, le pays ne peut pas relancer le développement et unir
les états post-soviétiques pour le progrès commun. Et celui-ci ne peut
être fondé que sur la démocratie, la renaissance de l’état social et la
primauté de l’intérêt général sur les intérêts privés dans l’économie.
Vassili Koltachov
Économiste, dirige Centre de recherches économiques de l’Institut de la mondialisation et des mouvements sociaux .
Traduction : Paula Raonefa
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