Instruit
par l'œuvre de l'historien tunisien Ibn Khaldoun, Gabriel Martinez-Gros replace
l'islamisme au cœur de l'Histoire. Il y voit l'expression contemporaine du
conflit entre un empire vieillissant et les barbares de sa périphérie...
Dans un
précédent livre, Brève Histoire des Empires (Seuil,
2014), Gabriel Martinez-Gros a bouleversé notre vision de l'Histoire
universelle en lui appliquant les concepts d'Ibn
Khaldoun (1322-1406). Il a explicité cette vision dans un entretien
vidéo avec Herodote.net.
Il y a
quelques mois, il a montré la valeur prédictive de ces concepts en les
appliquant au terrorisme islamiste dans un petit essai percutant, Fascination du djihad (PUF, 2016). Il
l'expose ci-après dans un nouvel entretien vidéo avec Herodote.net.
André Larané
Rappelons
la thèse d'Ibn Khaldoun exposée par Gabriel Martinez-Gros. Depuis l'apparition
des premiers empires, il y a 2500 ans avec Cyrus le Grand, nous voyons se
succéder en Eurasie des empires, autrement dit des entités
multicuturelles ou multinationales reposant sur la force militaire. Ces
empires sont fondés par des conquérants venus de la périphérie et qui, une
fois au pouvoir, n'ont plus d'autre ambition que de désarmer et pressurer les
masses laborieuses. Les Mandchous en Chine, les Moghols en Inde et bien
sûr les Arabes et les Turcs en Orient en sont des exemples caractéristiques.
L'exception
de taille à ce modèle historique est constituée par l'Occident médiéval, né
vers l'An Mil sur les ruines de l'empire romain.
Dans ce
cas, les conquérants barbares et les masses romanisées ont fusionné pour fonder
des royaumes qui deviendront nos États-Nations démocratiques. À l'opposé des empires, ceux-ci
se caractérisent par le consentement à l'impôt et l'armement généralisé des
citoyens.
Alors
que ce modèle semble aujourd'hui se diffuser en Extrême-Orient et même en
Chine, il est déliquescent en Occident, où les citoyens se désintéressent de la
préservation de la Nation, le port des armes est réservé à une poignée de
professionnels... et l'impôt de plus en plus subi.
Pour
Gabriel Martinez-Gros, l'Occident, en tournant le dos aux
États-Nations, semblerait donc vouloir rentrer dans le rang. Il est
peut-être en passe de devenir un ectoplasme d'empire. L'historien en voit les
symptômes dans sa faible fécondité et le desserrement des solidarités
nationales. Dans ce contexte, les djihadistes mais aussi les mafias (Amérique latine)
sont analogues aux bédouins et autres nomades qui donnèrent le coup de
grâce aux empires passés.
Retour aux origines de l'islam
Le
terrorisme islamiste a un caractère inédit aux yeux de Gabriel Martinez-Gros en
ce qu'il est chargé de sens, à la différence par exemple du mouvement
anarchiste de la Belle Époque ou des cartels de la drogue.
À la
différence des leaders musulmans du XXe siècle (Atatürk, Bourguiba, Nasser,
Assad...), les islamistes
ont définitivement répudié les valeurs de la modernité occidentale, y compris
les mots pour l'exprimer : discrimination, socialisme,
démocratie,
révolution...
Ils se soucient comme d'une guigne du passé colonial et même de la libération
des Palestiniens. Ils se situent ailleurs, dans le retour aux valeurs
originelles de l'islam et à ses
traditions conquérantes.
C'est
que l'islam, né à la périphérie des empires perse et byzantin, s'est imposé à
ceux-ci par la conquête et les armes. C'est ce qui fait sa différence avec
le christianisme : cette religion d'essence pacifique a gagné le cœur des
Romains aux premiers siècles de notre ère, quand l'empire se délitait.
Il en a
été de même, note Gabriel Martinez-Gros, avec le bouddhisme qui a gagné le cœur
des Chinois dans les derniers siècles de l'empire Han, au début de notre ère
: « Le
christianisme comme le bouddhisme sont historiquement nés sur le versant
sédentaire d'empires mûrs et vieillissants. L'Islam est né sur le versant
bédouin, violent et conquérant d'un empire à naître ».
L'historien
insiste sur le caractère violent de l'islam
des origines : « Ibn Khaldoun est sur ce point plus
brutal que le plus radical des critiques de l'Islam n'oserait l'être ; et
d'autant plus qu'il n'en a pas l'intention bien sûr. À ses yeux, l'Islam, dans
son principe et ses premiers développements historiques, est inséparable du
djihad » (*).
Cela
dit, quand des empires musulmans ont émergé après les conquêtes de Mahomet et
des premiers califes, tous ces empires, une fois installés, se sont détournés
de la guerre sainte et des aventures militaires pour ne plus se soucier que de
durer. Il en a été ainsi de l'empire arabo-persan de Damas et Bagdad comme de
l'empire fatimide, du sultanat de Delhi, de l'empire moghol, de l'empire
ottoman etc.
À toutes
les époques, rappelle Gabriel Martinez-Gros, ces empires ont eu à combattre des
rebelles qui leur reprochaient leur apathie et levaient l'étendard de la
révolte au nom du djihad. C'est que, écrit Ibn Khaldoun lui-même, « dans la communauté musulmane, la
guerre sainte est un devoir religieux parce que l'islam a une mission
universelle et que tous les hommes doivent s'y convertir de gré ou de force ».
L'Occident
chrétien a évolué en sens opposé. Après que l'Église médiévale a réussi à
adoucir les mœurs en imposant aux guerriers un code chevaleresque et les trêves
de Dieu, les Européens se sont peu à peu éloignés de la religion et ont cherché
des valeurs plus guerrières dans les modèles antiques. « Les États modernes ont
indiscutablement gagné des droits nouveaux à la violence en se laïcisant »,
note l'historien. Même processus en Chine, à l'époque des Song (Xe-XIIIe
siècles) avec la quête de nouveaux modèles dans les temps anciens et belliqueux
des Royaumes combattants...
Si
l'Occident et l'Extrême-Orient ont pu espérer à la fin du XXe siècle sortir de
l'Histoire et de la guerre, il n'en va pas de même du monde islamique,
plus que jamais agité par les rébellions contre les pouvoirs établis.
Les
djihadistes renouent avec l'Islam des origines, ce qui leur
vaut le soutien implicite d'une partie notable des musulmans... et
l'incompréhension de nos élites qui cherchent des motivations plus accessibles
à la raison occidentale : misère sociale, combat contre les
discriminations etc. Pour l'auteur de Fascination du djihad, la guerre
qui s'annonce sera longue. Son issue, encore incertaine, dépendra de notre
réponse à « la question de savoir si nous
avons mérité d'être libres ».
VOIR AUSSI :
·
Témoignage. Les terroristes islamistes sont les dignes
héritiers des bédouins arabes du 7ème siècle
Hannibal GENSERIC