samedi 6 octobre 2018

Tunistan. Controverse sur une mystérieuse « organisation secrète » issue de la mouvance islamiste

Pour les avocats des familles de Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, qui en ont révélé l’existence, cette structure pourrait être liée à l’assassinat des deux hommes, en 2013.
Le parti Ennahda, issu de la matrice islamiste, disposait-il et dispose-t-il toujours d’une « organisation secrète » ? La question agite la scène politique tunisienne depuis la divulgation, mardi 2 octobre, de troublants documents par le comité de défense de Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, deux figures de la gauche laïque assassinées respectivement le 6 février 2013 et le 25 juillet 2013. Cette double liquidation, perpétrée par des militants armés de la mouvance salafiste Ansar Al-Charia, avait plongé la Tunisie dans une crise gravissime, l’opposition « moderniste » mobilisant la rue pour dénoncer la responsabilité d’Ennahda qui dirigeait alors un gouvernement de coalition (fin 2011-début 2014). Le pays avait frôlé le chaos.

Commémoration, le 6 février 2018 sur les lieux de l’assassinat de Chokri Belaïd, à Tunis.
Depuis lors, les avocats des familles n’ont cessé de dénoncer les insuffisances de l’enquête judiciaire. Ils estimaient que la justice s’était contentée d’identifier les exécutants sans chercher à élargir le champ des responsabilités. Si les documents divulgués le 2 octobre n’établissent pas l’implication d’Ennahda dans les assassinats, ils révèlent l’existence d’une structure de collecte de renseignements, parallèle aux organes de l’Etat, que les avocats du comité de défense présentent comme liée au parti islamiste. Selon eux, cette « organisation secrète » était détentrice d’informations sensibles sur la vie politique et diplomatique de la Tunisie, y compris sur l’activité des salafistes radicaux.
Aussi déplorent-ils que les documents issus d’archives saisies fin 2013 auprès de cette structure parallèle – et dont une partie est conservée au secret dans une « chambre noire » du ministère de l’intérieur – n’aient pas été exploités par la justice. « Existe-t-il une manipulation pour empêcher la justice de connaître toute la vérité ? », interroge Ridha Raddaoui, avocat membre du comité.
Ennahda a aussitôt réagi sous la forme d’un communiqué en protestant de son innocence. Le parti présidé par Rached Ghannouchi, qui se définit désormais comme « démocrate musulman », nie s’être jamais livré à des activités « hors du cadre de la loi ». Et il précise que la personne identifiée par les avocats du comité de défense comme le principal animateur de l’« organisation secrète », un certain Mustafa Kheder, condamné en 2016 à huit ans et un mois de prison pour possession illégale de documents d’Etat et de matériel électronique importé sans autorisation douanière, « n’a absolument aucune relation avec Ennahda ».

Matériel d’écoute électronique

L’affaire commence le 19 décembre 2013 quand la propriétaire d’un appartement d’Al-Morouj (dans la banlieue sud de Tunis) loué à Mustafa Kheder, ancien prisonnier victime de la répression de Ben Ali devenu gérant d’une auto-école, porte plainte auprès du commissariat du quartier. Elle accuse son locataire d’avoir installé une étrange machine sur la terrasse du logement et de lui en interdire l’accès. La police se rend sur place mais elle est mystérieusement précédée par quatre voitures portant des plaques minéralogiques administratives, qui évacuent à la hâte des caisses de documents. Les policiers découvrent sur la terrasse une déchiqueteuse qui avait servi à détruire des dossiers. Ils saisissent aussi des ordinateurs, du matériel d’écoute électronique (micros-stylos, micros-cravates, montres caméras…) importé de France et quatorze boîtes de dossiers que les précédents visiteurs n’avaient pas eu le temps d’emporter.
Les caisses de documents volatilisées à bord des voitures administratives se trouvent en fait au service des archives du ministère de l’intérieur. Elle sont entreposées dans ce que les avocats appellent une « chambre noire », dépourvues de statut légal car aucun certificat de réception n’a été signé. Peu de monde en connaît l’existence. Quant aux quatorze boîtes de dossiers récupérées par la police de Morouj, elles sont versées à la police judiciaire d’El-Gorjani, une caserne proche de Tunis, chargée de l’enquête sur cette affaire de détention illégale de documents d’Etat. Sur ces quatorze boîtes, dix disparaîtront ensuite étrangement, selon Me Raddaoui.
Cela laisse peu de traces exploitables sur la ténébreuse structure de M. Kheder, qui semblait avoir bien des choses à cacher derrière la devanture d’une auto-école de banlieue. Les avocats du comité de défense de MM. Belaïd et Brahmi parviendront toutefois à avoir accès au matériel informatique saisi et remis au tribunal de première instance de Tunis, en particulier les disques durs externes où avaient été stockées les versions numériques de documents scannés avant d’être détruits dans la déchiqueteuse. La prise est inestimable. Ce sont des pièces issues de ce canal qui ont été révélées lors de la conférence de presse du 2 octobre à Tunis, parrainée par le Front populaire, coalition de partis issus de l’extrême gauche et du panarabisme dont MM. Belaïd et Brahmi étaient des têtes d’affiche. Ces documents sont de deux types : certains ont été obtenus par le sulfureux Kheder auprès d’organes de l’Etat ; d’autres sont de sa propre facture.
Cette masse d’informations dessine les contours d’une officine se livrant à un travail de renseignement systématique sur les acteurs de la vie publique tunisienne en ces années post-révolution de 2011. M. Kheder était détenteur de listes d’informateurs dans les quartiers du Grand Tunis – « souvent des petits malfrats », selon Ridha Raddaoui – et d’environ « trois cents sécuritaires », principalement des agents affiliés au ministère de l’intérieur. Selon un document cité par Me Raddaoui, des « conseillers sécuritaires » des Frères musulmans égyptiens sont venus à Tunis dispenser des cours de collecte de renseignements sous couvert d’une formation en « agriculture ».

Salafistes radicaux recherchés

Les activités de M. Kheder l’ont amené à entrer en contact avec des services secrets étrangers, notamment italiens. Ces derniers avaient sollicité une médiation islamiste tunisienne pour obtenir la libération du journaliste de La Stampa Domenico Quirico, otage en Syrie. Selon Ridha Raddaoui, M. Kheder s’est lui-même rendu à la frontière syro-turque pour participer à la négociation. M. Quirico a finalement été libéré le 8 septembre 2013 – en compagnie de l’enseignant belge Pierre Piccinin.
Un autre document numérisé par M. Kheder et consulté par Me Raddaoui, un rapport issu du ministère de l’intérieur, rend compte d’une rencontre entre hauts responsables sécuritaires tunisiens et algériens. Il fait état des changements intervenus dans la hiérarchie du ministère algérien de la défense, alors en butte à des tensions avec la présidence d’Abdelaziz Bouteflika. « Kheder a eu accès à des informations sur les luttes intestines au sommet de la pyramide sécuritaire algérienne », soutient l’avocat.
Les figures de la gauche tunisienne Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, en 2012.
Si cette masse de données détenues par M. Kheder révèle une activité de renseignement tentaculaire, il reste que le lien entre cette structure secrète et l’assassinat de MM. Belaïd et Brahmi n’est pas clairement établi. Me Raddaoui estime toutefois que bien des questions se posent au regard de certains documents informant M. Kheder des mouvements à travers la Tunisie des salafistes radicaux les plus recherchés du pays. Parmi eux figurent Abou Ayad, le chef suprême d’Ansar Al-Charia (qui passera en Libye vers mars 2013), Mohamed Aouadi, le chef militaire du groupe terroriste (finalement arrêté le 9 septembre 2013), et le Franco-Tunisien Boubaker El-Hakim, qui rejoindra ensuite en Syrie l’organisation Etat islamique (EI) et sera tué à Rakka en novembre 2016 par un drone américain. Un document en possession de M. Kheder, selon Me Raddaoui, conseille ainsi le « franchissement de la frontière par M. Aouadi en compagnie d’un groupe de sécuritaires ».
Or ces trois chefs salafistes sont clairement impliqués dans le double assassinat. Le Franco-Tunisien El-Hakim s’était même vanté d’avoir personnellement « tué de dix balles » M. Brahmi. « Est-il normal que de tels documents concernant le double assassinat de MM. Belaïd et Brahmi n’aient pas été versés au dossier d’instruction ? », interroge Me Raddaoui.
Alors que gronde à nouveau la controverse – récurrente – sur la responsabilité d’Ennahda dans le climat ayant permis à l’époque les débordements salafistes, le parti riposte en insistant que M. Kheder n’a « aucun lien organique » avec lui. « Il s’agit d’un ancien militaire obsédé par les complots, agissant dans son coin et qui offre ses services sécuritaires à qui veut bien le prendre comme sous-traitant », explique un dirigeant d’Ennahda. Que penser dès lors des documents en sa possession ornés de l’en-tête de la formation ? « Cela veut dire qu’il espionnait même Ennahda. » Une autre question sensible concerne les liens attestés entre M. Kheder et Ridha Barouni, à l’époque membre du bureau politique d’Ennahda chargé de l’administration et des finances. « Ils se sont connus à l’armée, répond le responsable du parti. Il s’agit juste d’une relation personnelle qui n’implique aucun lien organisationnel. » L’énigme Kheder n’a pas fini de planer sur la scène politique tunisienne. Et l’enquête inachevée sur le double assassinat de MM. Belaïd et Brahmi réserve encore peut-être bien des surprises.
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