Fumer et vapoter, ça sera finalement son seul non-choix durant l’entretien. Pour le reste, Emna Charki sait trancher : athée, elle est ; athée, elle le clame, quitte à se retrouver, lundi soir, derrière les barreaux. La jeune femme de 27 ans risque trois ans de prison pour «incitation à la haine entre les religions et appel à la discrimination». Son délit : avoir relayé le 2 mai, sur sa page Facebook, un texte sur le coronavirus appelant à se laver les mains et à respecter la distanciation sociale, mais en reprenant la forme et la rime des écrits coraniques.
Épaules dénudées arborant fièrement un tatouage «outlaw» («hors-la-loi») − qui remonte à 2012 −, elle préfère en rire : «Cette fois-là, je n’avais vraiment aucune intention de choquer. J’ai partagé parce que je trouvais que c’était drôle.» Pas le procureur, qui la reçoit, quatre jours après la publication, avec six assistants pour la faire craquer. La blogueuse (synonyme, en Tunisie, d’activiste sur le Web depuis la révolution), comme elle se définit, admet avoir pleuré quand, après avoir revendiqué sa liberté de pensée, elle s’est vue répondre : «Non, vous n’avez aucune liberté !» Un fléchissement de courte durée.
«Faut que je parle»
Contre l’avis de ses avocats, elle réactive son compte aux quelque 20 000 abonnés, où l’on peut lire des appels aux ouvertures des restaurants pendant le Ramadan, à la dépénalisation de l’homosexualité, et même à une reconnaissance d’Israël, une gageure à l’heure où le Président refuse toute normalisation avec l’État hébreu.
«Je ne peux pas me contrôler. Faut que je parle, que je montre mes tatouages. Sinon, j’ai l’impression de ne pas être moi», confie-t-elle. C’est d’ailleurs elle qui propose de publier ses propos avant même la décision de justice. Déterminée mais pas suicidaire, celle qui est menacée de décapitation par les fondamentalistes donne rendez-vous sur la terrasse de la maison de sa mère, dont elle a la charge avec l’une de ses sœurs, dans un quartier résidentiel de Tunis.
Délibérément court-vêtue et soigneusement maquillée, la Tunisoise a, de l’extérieur, tout pour déplaire aux ultraconservateurs. L’intérieur est encore plus blasphématoire. Ce qui l’a fait devenir athée ? «Le Coran». A 19 ans, dans l’effervescence de l’après révolution, elle se met à lire le livre saint − «j’étais musulmane, je voulais lire le Coran et les textes explicatifs autour». Et c’est un déferlement d’interrogations : «Pourquoi le Coran dit de ne pas faire de mal quand Dieu peut vouer certains hommes aux flammes éternelles : est-ce que j’ai plus de cœur que Dieu ?» «Pourquoi le Coran ne parle pas des ours : Dieu ne connaît-il pas les pays froids ?» «Lapider pour un adultère, ce n’est pas excessif ?»
Sa mère, voilée, accoudée à la fenêtre du salon, grimace mais laisse parler sa fille, fière qu’elle s’attaque à une certaine hypocrisie : «Dans les familles des classes moyennes, comme nous, il y a forcément au moins un membre qui ne croit pas en Dieu.» Mais, généralement, il se tait.
«Je n’ai plus d’avenir»
Les onze avocats d’Emna Charki auraient aussi apprécié le silence chez leur cliente. Elle n’était pas l’auteure de l’image incriminée, le texte ne faisait aucune référence à la religion et la poursuite se basait sur un décret-loi relatif au droit de la presse. Pas besoin de s’appeler Dupond-Moretti pour jouer de la faiblesse de l’accusation sur la forme. Mais le 2 juillet, durant l’audience, la prévenue s’avance à la barre, rouge à lèvres pimpant et tête nue (quand "la tradition" veut qu’elle se couvre en signe d’humilité et de soumission) prête à en découdre.
Avertis, ses avocats ajoutent, en dernier argument à leur plaidoirie, le droit de ne pas croire. Aucune arrogance dans ce geste, mais un calcul fataliste : «Condamnée ou non, je n’ai plus d’avenir.» L’ancienne salariée en centres d’appels se pense vouée au chômage, se sachant trop clivante pour les employeurs. Le propriétaire, qui ne veut pas héberger de «kafir» («mécréant»), a d’ailleurs déjà ordonné le départ de la famille.
Comme ses affaires, le futur de la militante est au fond d’un carton, dans le noir. Même si elle ressort libre, que faire ensuite : de la politique ? D’un libéralisme économique et sociétal intégral, la Ayn Rand méditerranéenne honnit l’hypocrisie nécessaire aux politiciens. L’exil − une interview à un média étranger ne s’apparente-t-il pas à un appel pour une demande d’asile ? Pas les moyens et pas l’envie. Cette fois, c’est son fiancé, Amine, chargé de filmer la discussion, qui a la réponse : «On n’arrêtera pas. Tu dois rester Emna Charki Et non «Chargui», comme généralement transcrit, elle y tient. Sans concession, jusque dans la phonétique.