"Un Émir arabe fournit à gogo du gaz et du pétrole à l'Occident, selon les besoins de ce dernier et au prix décidé par les spéculateurs occidentaux. Depuis la recherche et l'exploration, en passant par le raffinage et la distribution, tout est contrôlé par les majors occidentales. Le pays de l’Émir touche entre 10% et 20% du prix du litre d'essence à la pompe. Tout le reste, de 80 à 90 % du prix, tombe dans l'escarcelle du pays occidental. L'Émir planque son magot en Occident, y dilapide l'argent de son pays : il achète des palais et des clubs de foot, des armes (qui servent à tuer ses voisins, surtout s'ils sont arabes et musulmans ), des esclaves et des prostituées. Poutine est loin de tout cela, d'où la fureur de l'Occident. Ci-dessous l'exemple du projet South Stream." Hannibal G.
Les réactions à l’annulation du projet South Stream
par Poutine ont été jubilatoires, mais elles nécessitent d’être expliquées très
attentivement. Afin de comprendre ce qui est arrivé, il est d’abord
utile de revenir sur la façon dont les relations russo-européennes se
sont développées au cours des années 1990.
À l’époque, il ne faisait aucun doute que la Russie deviendrait, à l'image des pays arabes et africains, un
grand fournisseur d’énergie et de matières premières de l’Europe.
C’était la période de la grande ruée vers le gaz, quand les
Européens anticipaient des fournitures russes illimitées et infinies.
L’accroissement du rôle du gaz russe dans le mélange énergétique
européen a permis à l’Europe de se défaire de son industrie de charbon,
de diminuer ainsi ses émissions de CO2 et, par ailleurs, d’intimider et
de donner des leçons au monde entier, pour qu’il fasse pareil.
Cependant, les Européens n’imaginaient pas que la Russie ne leur
fournirait que de l’énergie. Ils croyaient fermement que cette énergie
russe serait extraite pour eux, et par les sociétés énergétiques
occidentales. Après tout, c’était la tendance générale dans la plupart
des pays arabes et africains. L’Union européenne qualifie cette
méthode de sécurité énergétique (un euphémisme pour justifier l’extraction énergétique dans d’autres pays, sous le contrôle de ses propres entreprises).
Mais, avec Poutine, cela ne s’est pas passé ainsi.
Sous la férule du pochtron Bris Eltsine, qui ressemblait beaucoup à un Émir arabe, et à la demande de ses maîtres occidentaux, l’industrie pétrolière
russe avait été privatisée. Elle est néanmoins restée principalement entre
les mains de Russes. En 2000, peu après l’arrivée de Poutine au
pouvoir, la tendance de privatiser l’industrie pétrolière s’est
inversée. Une des principales raisons de la colère de l’Ouest a été
l’arrestation de Khodorkovski, la fermeture de Ioukos, puis le
transfert de ses actifs à la société pétrolière d’État Rosneft, marquant
ainsi l’inversion de la politique de privatisation de l’industrie
pétrolière.
Dans l’industrie gazière, le processus de privatisation n’a jamais
vraiment démarré. Les exportations de gaz ont continué à être contrôlées
par Gazprom, préservant sa position de monopole d’État dans l’exportation de gaz. Depuis l’arrivée de Poutine au pouvoir, la position de Gazprom comme monopole d’État a été complètement sécurisée.
Une grande partie de la colère de l’Ouest à l’égard de Poutine
s’explique par le ressentiment européen et occidental, de son refus,
ainsi que de celui du gouvernement russe, d’éclater les monopoles
énergétiques russes et d’ouvrir (c’est un euphémisme) l’industrie aux avantages des entreprises occidentales.
Un bon nombre d’allégations de corruption, portées régulièrement
contre Poutine personnellement, ne sont destinées qu’à insinuer qu’il
s’oppose à l’ouverture de l’industrie russe de l’énergie, ainsi qu’à l’éclatement et à la privatisation de Gazprom et de Rosneft, parce qu’il a un intérêt personnel investi en eux, et, dans le cas de Gazprom,
qu’il en est en fait le propriétaire. Si l’on examine en détail les
allégations spécifiques de corruption portées contre Poutine, on constate qu'il s'agit de mensonges tout aussi grossiers que l'invasion de l'Ukraine par les blindés russes ou que les armes de destruction massive du président Saddam Hussein.
Cependant, l’ordre du jour visant à forcer la Russie à privatiser et à briser ses monopoles énergétiques n’a jamais disparu.
C’est pourquoi Gazprom,
malgré le service essentiel et fiable qu’elle assure à ses clients
européens, est assujettie à tant de critiques. Quand les Européens se
plaignent de la dépendance énergétique de l’Europe à la Russie, ils
expriment leur ressentiment d’avoir à acheter du gaz à une seule société
d’État russe (Gazprom), et non pas aux sociétés occidentales opérant en Russie.
Ce ressentiment est lié à la conviction, très ancrée en Europe, que
la Russie est, en quelque sorte, dépendante de l’Europe, aussi bien pour sa production énergétique, que pour ses finances et sa
technologie.
C’est cette combinaison de ressentiment et d’excès de confiance qui
se cache derrière les tentatives européennes répétées de légiférer sur
les questions énergétiques, afin de forcer la Russie à ouvrir son secteur de l’énergie aux Majors occidentales, comme le font les Arabes et les Africains, c'est à dire les pays sous-développés.
La première tentative a été ladite "Charte de l’énergie", que
la Russie a signée, mais a finalement refusé de ratifier. La dernière
tentative de l’Union européenne était ledit "Troisième paquet énergie".
Ce paquet a été présenté comme un développement de la loi
anti-concurrence et anti-monopole de l’Union européenne. En réalité,
comme chacun le sait, il s’adressait à Gazprom, qui est un monopole, mais bien évidemment pas européen.
Tel est l’arrière-plan du conflit sur South Stream. Les autorités de l’Union européenne ont insisté pour que South Stream se conforme au troisième paquet énergie [1], bien que celui-ci n’ait vu le jour qu’après que les accords-cadres ont été conclus.
Conformément au "troisième paquet énergie", Gazprom devait fournir le gaz, mais n’aurait eu ni la propriété de celui-ci, ni le contrôle du gazoduc destiné à l’acheminement.
Si Gazprom avait accepté cela, il aurait reconnu de fait
l’autorité de l’Union européenne sur ses opérations, ce qui aurait
constitué, sans aucun doute, le précédent d’une série de futures
exigences de changement de ses méthodes d’opération. En fin de compte,
cela conduirait à des exigences de changement dans les structures de
l’industrie de l’énergie, en Russie même.
Ce qui vient d’arriver est que les Russes ont dit non.
Plutôt que de poursuivre le projet en se soumettant aux exigences européennes, comme s’y attendaient les Européens, les Russes, à l’étonnement de tout le monde, se sont retirés de l’ensemble du projet.
Plutôt que de poursuivre le projet en se soumettant aux exigences européennes, comme s’y attendaient les Européens, les Russes, à l’étonnement de tout le monde, se sont retirés de l’ensemble du projet.
Cette décision était complètement inattendue.
Alors que j’écris cet
article, l’air est surchargé de plaintes colériques de la part des pays
de l’Europe du Sud-est, qui n’ont pas été consultés, ni même informés à
l’avance de cette décision. Plusieurs hommes politiques en Europe du
Sud-Est (Bulgarie en particulier) s’accrochent désespérément à l’idée
que l’annonce russe n’est qu’un bluff (ça ne l’est pas) et que le projet
peut encore être sauvé. Du fait que les Européens s’agrippaient à
l’idée d’être la seule alternative comme clients pour les Russes, ils
ont été incapables de prévoir cette décision et ils sont maintenant
incapables de l’expliquer.
Pourquoi South Stream est important pour les pays de l’Europe du Sud-est et pour l’économie européenne dans son ensemble
Toutes les économies du Sud-est européen sont en mauvais état. Pour ces pays, South Stream était
un projet d’investissement et d’infrastructures vital, assurant leur
avenir énergétique. En outre, les frais de transit qui s’y rattachaient
auraient assuré une importante source de devises étrangères.
Pour l’Union européenne, le point essentiel est qu’elle est
dépendante du gaz russe. D’intenses discussions ont eu lieu en Europe
sur la recherche d’autres approvisionnements. Les progrès dans ce sens
se sont révélés, tout au plus, médiocres. Tout simplement, les
fournitures alternatives n’existent pas en quantité nécessaire, et à des prix compétitifs, pour
remplacer le gaz russe.
On a courageusement évoqué la livraison de gaz naturel liquéfié
venant des États-Unis, pour remplacer le gaz fourni par gazoduc de la
Russie. Non seulement le gaz de schiste étasunien est plus
coûteux que le gaz russe, ce qui frapperait durement les consommateurs
européens et affecterait la compétitivité européenne, mais il est peu
probable qu’il soit disponible en quantité suffisante. Par
conséquent, il est peu probable que les États-Unis puissent exporter
grand-chose vers l’Europe. Il n’y a même pas les installations pour le
faire, et si jamais elles devaient être construites, il faudrait un bout
de temps.
Les autres sources possibles de gaz de l’Union européenne sont pour le moins problématiques.
La production de gaz en mer du Nord est en baisse. Les importations
de gaz d’Afrique du Nord et du golfe Persique sont peu susceptibles
d’être disponibles dans les quantités nécessaires, tant s’en faut. Le
gaz iranien n’est pas disponible pour des raisons politiques. Bien que
cela puisse éventuellement changer, il est probable que les Iraniens
(comme les Russes) décideront de diriger leur flux d’énergie vers l’Est,
l’Inde et la Chine, plutôt que vers l’Europe.
Pour des raisons évidentes de géographie, la Russie est la source de
gaz la plus logique et la plus économique pour l’Europe. Toutes les
autres options impliquent des coûts économiques et politiques qui les
rendent rédhibitoires.
Les difficultés de l’Union européenne à trouver d’autres sources
alternatives de gaz ont été cruellement exposées dans la débâcle de
l’autre projet de gazoduc, Nabucco, qui devait acheminer du gaz
du Caucase et d’Asie centrale vers l’Europe. Bien que le projet ait
fait l’objet de discussions pendant des années, sa construction n’a
jamais démarré, car, économiquement, il n’était pas rationnel.
Pendant ce temps, alors que l’Europe parle de diversifier ses approvisionnements, c’est la Russie qui matérialise des accords.
La Russie a scellé un accord clé avec l’Iran pour l’échange de
pétrole iranien contre des produits industriels russes. La Russie a
également accepté d’investir massivement dans l’industrie nucléaire
iranienne. Si les sanctions contre l’Iran sont levées, ce jour-là les
Européens trouveront les Russes déjà sur place. La Russie vient de
conclure un accord massif de fourniture de gaz avec la Turquie (dont
nous parlerons plus loin). Éclipsant ces accords, la Chine et la Russie
ont conclu cette année deux énormes contrats de fourniture de gaz.
Les ressources énergétiques de la Russie sont énormes, mais pas
infinies. Le deuxième accord avec la Chine et celui qui vient d’être
conclu avec la Turquie, fait pivoter vers ces deux pays le gaz qui était
précédemment affecté à l’Europe. Les volumes de gaz impliqués dans
l’accord turc correspondent presque exactement à ceux précédemment
destinés à South Stream. L’accord turc remplace South Stream.
Ces offres démontrent que la Russie a pris cette année la décision
stratégique de réacheminer son flux énergétique à l’écart de l’Europe.
Même si les effets prendront du temps avant de se faire sentir, les
conséquences pour l’Europe seront sombres. L’Europe cherche à combler un
sérieux déficit énergétique. Elle ne sera en mesure de le faire que par
l’achat d’énergie à un prix beaucoup plus élevé.
Les accords passés par la Russie avec la Chine et la Turquie ont été
critiqués, et même ridiculisés en raison du faible prix obtenu par la
Russie pour son gaz, par rapport à celui payé par l’Europe.
La différence réelle du prix n’est pas aussi importante que d’aucuns
le prétendent. Cette critique ne tient pas compte du fait que le prix ne
constitue qu’une partie des relations d’affaires.
En redirigeant son gaz vers la Chine, la Russie cimente les liens
économiques avec le pays qu’elle considère désormais comme son allié
stratégique clé, et qui a (ou qui aura bientôt) l’économie la plus
importante et la croissance la plus forte du monde. En redirigeant son
gaz vers la Turquie, la Russie consolide une relation naissante avec la
Turquie et devient maintenant son plus important partenaire commercial.
La Turquie est un allié potentiel clé pour la Russie, consolidant la
position de cette dernière dans le Caucase et la mer Noire. C’est aussi
un pays de 76 millions d’habitants, avec un produit intérieur brut de
820 milliards de dollars en 2013 et une forte croissance, qui, ces deux
dernières décennies, s’est de plus en plus aliénée et éloignée de
l’Union européenne et de l’Ouest.
Par contre, en déroutant son gaz loin de l’Europe, la Russie
s’éloigne d’un marché gazier économiquement stagnant et qui lui est
(comme les événements de cette année l’ont démontré) irrémédiablement
hostile. Personne ne devrait être surpris que la Russie renonce à une
relation qui a été pour elle la cause d’un torrent ininterrompu de
menaces et d’injures, combinés avec des leçons moralisatrices, des
ingérences politiques et maintenant des sanctions. Aucune relation,
d’affaires ou autre, ne peut fonctionner de cette façon et celle
existant entre la Russie et l’Europe n’y fait pas l’exception.
South Stream était au départ conçu pour répondre aux
continuels abus de l’Ukraine, de par sa position de pays de transit
(abus qui vraisemblablement continueront). Ce fait a été reconnu par
l’Europe, autant que par la Russie. C’est parce que l’Ukraine a de
manière persistante abusé de sa position de pays de transit que le
projet South Stream a obtenu, bien qu’avec réticence,
l’approbation officielle de l’Union européenne. Fondamentalement,
l’Union européenne, tout autant que la Russie, avait besoin de
contourner l’Ukraine, pour sécuriser ses approvisionnements en énergie.
Ce faisant, les Russes ont pris les Européens au mot. En
l’occurrence, la Russie loin de dépendre de l’Europe comme client
énergétique, a été contrariée, peut-être irrémédiablement, par l’Europe,
dont elle a été un partenaire clé économique et un fournisseur d’énergie.
Tous les pays de l’Union européenne, même ceux qui sont
historiquement liés avec la Russie, ont soutenu divers paquets de
sanctions de l’Union européenne contre les Russes, malgré les doutes
qu’ils ont exprimés au sujet de cette politique.
Ceci appelle une morale plus générale. Chaque fois que les Russes
agissent comme ils viennent de le faire, les Européens réagissent avec
perplexité et colère. Et c’est assez fréquent ces jours-ci.
Les politiciens de l’Union européenne, qui prennent les décisions à
l’origine des actions russes, semblent agir convaincus que c’est très
bien pour l’Union européenne de sanctionner à volonté la Russie, mais
que cette dernière ne fera jamais la même chose à l’Union européenne.
Quand la Russie le fait, il y a de l’étonnement, toujours accompagné
d’un flot de commentaires mensongers à propos du comportement agressif de la Russie, qui agit contrairement à ses intérêts ou affirmant qu’elle aurait subi une défaite.
Rien de tout cela n’est vrai, comme la colère et les récriminations qui
se propagent actuellement dans les couloirs de l’Union européenne (dont
je suis bien informé) en témoignent.
En juillet 2014, l’Union européenne a cherché à paralyser l’industrie
pétrolière russe en sanctionnant l’exportation de la technologie de
forage pétrolier. Cette tentative échouera certainement, car la Russie
et les pays avec qui elle négocie (dont la Chine et la Corée du Sud)
sont parfaitement capables de la lui fournir.
En revanche, par le biais des accords conclus cette année avec la
Chine, la Turquie et l’Iran, la Russie a porté un coup dévastateur à
l’avenir énergétique de l’Union européenne. Dans quelques années les
Européens commenceront à découvrir que "faire la morale de l’esbroufe" a
un prix. Peu importe, en annulant South Stream, la Russie a imposé à l’Europe la plus efficace des sanctions que nous ayons vues cette année.
Alexander Mercouris, www.globalresearch.ca
[1] Présenté en janvier 2007, le troisième paquet énergie a été adopté le 13 juillet 2009. Il concerne notamment, dans le domaine du gaz et celui de l’électricité (Wikipédia, français)