Jusqu'aux alentours de l'An Mil, les commentaires autour du Coran
furent innombrables, en liaison avec une grande effervescence
intellectuelle. Une école réformiste proposa en particulier de
distinguer le Coran incréé, parole de Dieu, restée près de Dieu, dénuée
de toute équivoque, et le Coran créé, celui-là même qui est sorti de la
bouche de Mahomet et se doit d'être analysé et interprété.
En l'an 1019, le calife Al Qadir, craignant que la libre discussion
ne mène à de nouvelles scissions, fit lire au palais et dans les
mosquées une épître dite «épître de Qadir» (er-Risala al-qâdiriya) par laquelle il interdit toute exégèse nouvelle et ferma la porte à l'effort de recherche personnel des musulmans (l'ijithad).
Aujourd'hui, à la lumière des travaux accomplis sur les textes
chrétiens, des chercheurs abordent l'étude du Coran avec un regard
historique, archéologique et philologique. Le magazine Le Monde de la Bible
fait le point sur ces travaux d'une grande portée scientifique et nous
offre ci-après un entretien passionnant et lumineux avec l'islamologue
Claude Gilliot.
«Aux origines du Coran»
Est-il possible d'appliquer au Coran les méthodes d'analyse critique
déjà utilisées sur la Bible et les textes chrétiens depuis plus d'un
siècle?Que sait-on de l’Arabie préislamique et de Mahomet lui-même ? Que peut-on dire du processus de mise par écrit du Coran et des plus anciens textes connus ?
Quels rôles ont pu jouer des juifs et des chrétiens dans ce processus ? Existe-il un Coran des origines différent de celui que nous connaissons aujourd’hui ? Que dit le Coran des pierres, ces graffiti laissés par les pèlerins vers La Mecque, dès les premiers temps de l’islam?
C’est à toutes ces questions que répond ce numéro du Monde de la Bible (été 2012), en bousculant un certain nombre d’idées.
Comment et dans quelles circonstances le Coran fut-il mis par écrit?
C’est à cette question que répond Claude Gilliot, professeur émérite à
l’université de Provence, a bien voulu répondre en sa qualité de
spécialiste d’études arabes et d’islamologie.
Il nous précise, entre tradition musulmane et recherche historique,
le long processus de la canonisation des textes coraniques aux premiers
siècles de l’Hégire.
Nous l’avons également interrogé sur les questions linguistiques que
posent les plus anciens documents connus du Livre saint des musulmans.
Entretien de Claude Gilliot avec Le Monde de la Bible
Le Monde de la Bible: Existe-il un Coran originel contemporain du Prophète?
Claude Gilliot: Selon la tradition musulmane, à la mort de Mouhammad [Mahomet]
en 632 de notre ère, il n’existait pas d’édition complète et définitive
des révélations que le Prophète avait livrées. Des sources
arabo-musulmanes nombreuses l’attestent. Il est dit que ses Compagnons
les avaient mémorisées, en les apprenant et en les récitant par cœur.
Certaines, toutefois, avaient été transcrites sur divers matériaux,
telles des feuilles de palme ou des omoplates de chameaux. Une première
mise par écrit «complète» aurait été faite à l’instigation d’Omar qui
craignait que le Coran ne disparût parce que ses mémorisateurs mouraient
au combat. Il convainquit le calife Abû Bakr (632-634) de faire
consigner par écrit ce que les gens en savaient et ce qui en avait été
écrit sur divers matériaux. Ce travail de collecte fut dirigé par l’un
des scribes de Mouhammad, le Médinois Zaïd b. Thâbit. À la mort d’Abû
Bakr, ces premiers feuillets du Coran furent transmis à Omar, devenu
calife (634-644), puis à sa fille Hafsa, l’une des veuves de Muhammad.
MdB : Et c’est ce recueil des versets coraniques qui s’imposa d’emblée?
C. G.: Non, on ne peut pas dire cela. D’abord parce que nous n’avons
pas de traces matérielles de cette collecte. Ensuite parce que
l’objectif d’Omar était probablement de disposer d’un corpus et non de
faire une «édition» définitive. C’est sous le califat suivant, celui
d’Othman (644-656), qu’on prit conscience de divergences dans la façon
de réciter le Coran. Othman reprit le corpus détenu par Hafsa et le fit
compléter par d’autres personnages, toujours sous la direction de Zaïd
b. Thâbit. Il fit ensuite détruire tous les matériaux originels, imposa
une première version «canonique» du Coran en l’adressant aux métropoles
les plus importantes du jeune Empire. Mais s’imposa-t-il à tous? La
tradition musulmane affirme que oui, mais nous observons que l’idée même
de collecte avait rencontré des oppositions dont celle d’Ibn Mas’ûd,
compagnon du Prophète (m. 633), et que, d’autre part, les récits sur la
collecte du Coran comportent de nombreuses contradictions qui contestent
cette affirmation.
MdB : Cela signifie-t-il que d’autres variantes du Coran aient pu subsister et êtres récitées à cette époque?
C. G.: La tradition musulmane reconnaît une quinzaine de textes
pré-othmaniens principaux et une douzaine de textes secondaires. Nous ne
possédons aujourd’hui aucune de ces variantes de la «vulgate»
othmanienne. Mais nous savons par ailleurs qu’en 934 et en 935, les
exégètes Ibn Miqsam et Ibn Shannabûdh furent condamnés pour avoir récité
des variantes non approuvées. Ce qui montre que celles-ci ont circulé
longtemps.
Il convient également de remarquer que le texte diffusé par Othman
pouvait lui-même susciter différentes lectures et interprétations. Et
cela pour deux raisons.
La première est que le texte ne comportait pas de voyelles brèves et pas toujours les longues, ce qui induit des choix dans l’interprétation des mots.
Deuxièmement, l’écriture arabe primitive n’était pas dotée des points diacritiques qui fixent la valeur exacte des signes et qui distinguent une consonne d’une autre. Des vingt-huit lettres de l’alphabet arabe, seules sept ne sont pas ambiguës et dans les plus anciens fragments du Coran, les lettres ambiguës constituent plus de la moitié du texte.
La première est que le texte ne comportait pas de voyelles brèves et pas toujours les longues, ce qui induit des choix dans l’interprétation des mots.
Deuxièmement, l’écriture arabe primitive n’était pas dotée des points diacritiques qui fixent la valeur exacte des signes et qui distinguent une consonne d’une autre. Des vingt-huit lettres de l’alphabet arabe, seules sept ne sont pas ambiguës et dans les plus anciens fragments du Coran, les lettres ambiguës constituent plus de la moitié du texte.
C’est sous la période omeyyade, et le règne d’Abd al-Malik (685-705)
plus précisément, que l’on peut placer la troisième phase de l’histoire
du Coran. Certains attribuent au redoutable gouverneur de l’Irak,
al-Hajjâj b. Yûsûf (714) [1], plusieurs modifications apportées au texte
coranique, mais à ce propos, les sources sont contradictoires. Pour les
uns, il aurait seulement remis en ordre les versets et des sourates et
rectifié des lectures déficientes; pour les autres, il aurait précisé
l’orthographe en introduisant des points. En dépit des contradictions,
le califat d’Abd al-Malik constitua un moment déterminant pour la
constitution des textes qui nous sont parvenus.
MdB: Sur quels points portaient principalement les
oppositions musulmanes à la version othmanienne que vous évoquiez
précédemment?
C. G.: Ces critiques viennent de savants musulmans qui soulevèrent
des objections durant les trois premiers siècles de l’islam. Cela
commença avec des compagnons du ?Prophète qui avaient leur propre texte,
nous dit-on. D’autres sont allés jusqu’à considérer certains textes
comme inauthentiques pour des raisons théologiques et éthiques. Ils
visaient notamment les versets 111,1-3 contre Abou Lahab, l’un des grands
adversaires de Mouhammad; et 74,11-26. Des théologiens de Bassora mirent
en doute l’authenticité de ces passages, tout comme certains kharijites
pensaient que la sourate 12 (sourate de Joseph) ne faisait pas partie
du Coran, car, selon eux, ce conte profane ne pouvait avoir sa place
dans le Coran.
On trouve les accusations les plus vigoureuses de falsification du
Coran dans les sources chiites avant le milieu du Xe?siècle. Pour ces
derniers, seul Ali, successeur légitime de Mouhammad, détenait les
authentiques révélations faites au Prophète. Cette version avait été
rejetée par les ennemis d’Ali, Abû Bakr et Omar notamment, parce qu’elle
contenait des hommages explicites à Ali et à ses partisans et des
attaques contre leurs adversaires.
MdB: De quels textes anciens disposons-nous aujourd’hui?
C. G.: Nous ne possédons aucun autographe du Prophète ni de ses
scribes. Les plus anciennes versions complètes du Coran dateraient du
IXe siècle. Des fragments, très rares, pourraient remonter à la fin VIIe
siècle ou du début du VIIIe. L’un des plus anciens, daté du
VIIe?siècle, est conservé à la Bibliothèque nationale de France (voir p.
32). Mais, en l’absence d’autres manuscrits antérieurs au IXe siècle,
la datation de ce recueil d’une soixantaine de feuillets ne peut être
estimée que par des critères paléographiques.
MdB: Il existe une forte controverse sur la langue originelle du Coran. En quoi consiste-t-elle?
C. G.: Selon la tradition musulmane, le Coran a été écrit dans la
langue de Dieu, autrement dit dans l’arabe le plus clair. Hors pour les
chercheurs occidentaux, y compris pour ceux qui reprennent la thèse
théologique musulmane, les particularités linguistiques du texte
coranique font problème et entrent mal dans le système de la langue
arabe. Afin de surmonter cette difficulté, plusieurs hypothèses furent
proposées, selon lesquelles l’origine de la langue coranique se
trouverait dans un dialecte – disons plutôt une «koinè(langue commune)
vernaculaire» – de l’Arabie occidentale marqué par l’influence du
syriaque, et donc de l’araméen. Le Coran est une production de
l’Antiquité tardive. Qui dit Antiquité tardive, dit époque de
syncrétisme. La péninsule Arabique, où le Coran est censé être né,
n’était pas fermée aux idées véhiculées dans la région. Les
historiographes arabes musulmans les plus anciens, soit de la première
ou de la deuxième génération de l’islam, disent que La Mecque avait des
relations en particulier avec la ville d’al-Hira, capitale de la tribu
arabe des Lakhmides, où vivaient des païens, des chrétiens monophysites
et des manichéens. Elle aurait été un des lieux de passage pour
l’apprentissage de l’écriture de l’arabe primitif. Quand Muhammad
livrait ses premières prédications, un de ses premiers opposants
objectait qu’il avait déjà entendu cela à al-Hira. Dans un autre passage
du Coran, il est reproché à Muhammad de se faire enseigner par un
étranger qui parlait soit un mauvais arabe soit une autre langue.
Il est vrai qu’un grand nombre d’expressions réputées obscures du
Coran s’éclairent si l’on retraduit certains mots apparemment arabes à
partir du syro-araméen, la langue de culture dominante au temps du
Prophète.
MdB: Vous rejoignez ainsi les thèses de Christoph
Luxenberg qui, par ailleurs, ne fait pas l’unanimité chez nombre
d’islamologues?
C. G.: Christoph Luxenberg considère en effet que des pans entiers du
Coran mecquois seraient un palimpseste d’hymnes chrétiennes. Avant lui,
Günter Lüling avait tenté d’établir qu’une partie du Coran provenait
d’hymnes chrétiennes répondant à une christologie angélique. Cela me
paraît trop automatique et trop rapide. En revanche, Christoph Luxenberg
m’a convaincu sur l’influence syriaque dans plusieurs passages du
Coran, notamment dans la sourate 100 dans laquelle il voit une
réécriture de la première épître de saint Pierre (5,8-9). On reconnaît
dans le Coran des traces évidentes de syriaque. À commencer par le mot
Qur’an qui, en syriaque, signifie «recueil» ou «lectionnaire». Cette
influence me semble fondamentale. D’autre part, Angelika Neuwirth [NDLR
spécialiste du Coran, université de Berlin] a bien souligné la forme
liturgique du Coran. Et des chercheurs allemands juifs ont noté une
ressemblance forte entre le Coran mecquois et les psaumes bibliques.
Serait-il un lectionnaire, ou contiendrait-il les éléments d’un
lectionnaire? Je suis enclin à le penser. Sans l’influence syriaque
comment comprendre que le Coran ait pu reprendre le thème des sept
dormants d’Éphèse qui sont d’origine chrétienne? De plus, la
christologie du Coran est influencée par le Diatessaron de Tatien et par
certains évangiles apocryphes. On peut penser que le groupe dans lequel
le Coran primitif a vu le jour était l’un des rejetons de groupes
judéo-chrétiens attachés à une christologie pré-nicéenne, avec aussi
quelques accents manichéens.
Propos recueillis par Benoît de Sagazan, pour Le Monde de la Bible
Source : http://www.herodote.net/Aux_origines_du_Coran-synthese-1739.php#reac
Commentaire d'Hannibal Genseric
Il fut gouverneur de l'Irak durant les règnes de ʿAbd Al-Malik et de son fils Al-Walīd Ier. Al Hajjaj Ibn Youcef était un gouverneur sanguinaire, sa répression anti-aliide, anti-hashémite et anti-zubayride est
restée comme symbole de la cruauté de l'État à l'égard des opposants politiques.
Comparé à Al-Hajjaj, le calife Al-Baghdadi de Daesh est un enfant de chœur.
Dès sa nomination comme gouverneur d'Irak, il procède à une répression atroce et implacable. Son premier discours, adressé à la population, a commencé comme suit :
يا أهل العراق، يا أهل الشقاق والنفاق ومساوىء
الأخلاق،
Ô gens d’Irak, gens de discorde, d’hypocrisie,
et de mauvaise graine.
إني والله لأرى أبصاراً طامحة، وأعناقاً
متطاولة، ورؤوساً قد أْينَعَتْ وحان قِطَافُهَا، وإني أنا صاحبها، كإني
أنظر إلى الدماء تَرَقْرَق بين العمائم
واللحى]...[
Je vois chez vous des regards ambitieux. Je vois des
cous qui s'allongent démesurément (signe d'ambition et de défi) , et je vois des
têtes qui, telles des fruits mûrs, doivent être cueillies. Je vous le promets, je vais les cueillir, et je vois déjà votre sang couler à flots dans vos barbes et dans vos turbans.
En confiant à un tel gouverneur sanguinaire la mission d'imposer une version du Coran, le calife de l'époque n'a nullement cherché le consensus des musulmans: c'est par le sang et par l'épée que nous avons hérité de la version actuelle du Coran. Qui peut dire si elle n'a pas été manipulée par le calife et par ses Qaradawi et autres Abdelwahhab de l'époque ? Ou par Al-Hajjaj ? afin de fortifier son pouvoir politico-religieux sur les masses musulmanes.