Les trois heures de la série « Apocalypse Staline »
diffusée le 3 novembre 2015 sur France 2 battent des records de
contrevérité historique, rapidement résumés ci-dessous. Ces "asiates", comme Lénine et Staline hier, ou bien Poutine aujourd'hui sont comparables (d'après FR2) aux despotes moyen-orientaux, auxquels l'Occident est obligé d'imposer par la force les rudiments de la démocratie et de la civilisation occidentales, en leur piquant, au passage, le pétrole et le gaz qui ne leur servent à rien. Est-ce que les Indiens d'Amazonie ont besoin d'or noir ? Non. Est-ce que des Cosaques, des Ossètes ou des Nenetz de Sibérie ont besoin d'or noir ou de gaz naturel ? Que nenni. Est-ce que des Arabes, ces "Indiens du désert" ont besoin d'or noir ? Non et dix fois Non. Sont-ils récalcitrants à la démocratie bienfaitrice de l'Occident ? alors on les tue, on détruit leur pays, on confisque leurs biens, on installe, s'il le faut, des colons à leur place, et la "communauté internationale " est satisfaite.
L'Occident est donc furieux contre les Russes, ces "Indiens de la taïga", ces cosaques sauvages et menaçants, le couteau entre les dents, les gens civilisés de l'Ouest. En plus, ils ont l'outrecuidance de devenir des lions imbattables lorsqu'on les attaque ou lorsqu'on veut les réduire en esclavage, comme des "Arabes du Golfe" ou des "Indiens d'Amazonie". Pire encore, ils sont fidèles à leur civilisation, à leur pays, à leur chef, même si ce chef s'appelle Poutine (un ancien du KGB, quelle horreur, ma chère !). Hannibal GENSERIC
Une bande de sauvages ivres de représailles (on ignore pour quel
motif) ont ravagé la Russie, dont la famille régnante, qui se baignait
vaillamment, avant 1914, dans les eaux glacées de la Baltique, était
pourtant si sympathique. « Tels les cavaliers de l’apocalypse, les
bolcheviques sèment la mort et la désolation pour se maintenir au
pouvoir. Ils vont continuer pendant 20 ans, jusqu’à ce que les Allemands
soient aux portes de Moscou. […] Lénine et une poignée d’hommes ont
plongé Russie dans le chaos » (1er épisode, « Le possédé »).
Ces fous sanguinaires ont inventé une « guerre civile » (on
ignore entre qui et qui, dans cette riante Russie tsariste). L’enfer
s’étend sous la houlette du barbare Lénine, quasi dément qui prétend
changer la nature humaine, et de ses acolytes monstrueux dont Staline,
pire que tous les autres réunis, « ni juif ni russe », géorgien, élevé dans l’orthodoxie mais « de mentalité proche des tyrans du Moyen-Orient »
(la barbarie, comprend-on, est incompatible avec le christianisme).
Fils d’alcoolique, taré, contrefait, boiteux et bourré de complexes
(surtout face au si brillant Trotski, intelligent et populaire),
dépourvu de sens de l’honneur et de tout sentiment, hypocrite, obsédé
sexuel, honteux de sa pitoyable famille, Staline hait et rackette les
riches, pille les banques, etc. (j’arrête l’énumération). On reconnaît
dans le tableau de cet « asiate » les poncifs de classe ou racistes
auxquels le colonialisme « occidental » recourt depuis ses origines.
Vingt ans de souffrances indicibles infligées à un pays contre lequel
aucune puissance étrangère ne leva jamais le petit doigt. Il y a bien
une allusion sibylline aux années de guerre 1918-1920 qui auraient fait
« dix millions de morts » : les ennemis bolcheviques sont encerclés partout par une « armée de gardes blancs ». On n’aperçoit pas la moindre armée étrangère sur place, bien qu’une cinquantaine
de pays impérialistes étrangers eussent fondu, de tous les points
cardinaux sur la Russie, dont la France, l’Angleterre, l’Allemagne, les
États-Unis, etc. (c’est au 2e épisode seulement, « L’homme rouge », qu’on apprend que Churchill a détesté et combattu l’URSS naissante : quand ? comment ?).
Pour échapper à cette intoxication sonore et colorée, le spectateur
aura intérêt à lire l’excellente synthèse de l’historien Arno Mayer,
sympathisant trotskiste auquel son éventuelle antipathie contre Staline
n’a jamais fait oublier les règles de son métier : Les Furies, terreur, vengeance et violence, 1789, 1917,
Paris, Fayard, 2002. L’ouvrage, traduit par un gros éditeur pour des
raisons que je ne m’explique pas, vu les habitudes régissant la
traduction en France, compare aussi les révolutions française et
bolchevique. Comparaison particulièrement utile après une ère Furet où
la française a été aussi malmenée que la russe [1].
Pour Mme Clarke et M. Costelle comme pour les historiens et publicistes
qui ont occupé la sphère médiatique depuis les années 1980, la Terreur
est endogène, et dépourvue de tout rapport avec l’invasion du territoire
par l’aristocratie européenne. Et, de 1789 à 1799, expérience atroce
heureusement interrompue par le coup d’État, civilisé, du 18 Brumaire
(9 novembre 1799), la France a vécu sous les tortures des extrémistes
français (jacobins), mauvaise graine des bolcheviques.
« Le peuple soviétique » est soumis sans répit aux tourments de la faim notamment à « la famine organisée par Staline au début des années trente, catastrophique surtout en Ukraine », où elle aurait fait « 5 millions de morts de faim », victimes de l’« Holodomor » [2] , à la répression permanente, incluant les viols systématiques, aux camps de concentration « du Goulag » (« enfer pour les Russes du désert glacé »,
où toutes les femmes sont violées aussi) si semblables à ceux de
l’Allemagne nazie (un des nombreux moments où les séquences soviétique
et allemande sont « collées », pour qu’on saisisse bien les similitudes
du « totalitarisme »). Mais il gagne la guerre en mai 1945. On comprend
d’ailleurs mal par quelle aberration ce peuple martyrisé pendant plus de
vingt ans a pu se montrer sensible, à partir du 3 juillet 1941, à
l’appel « patriotique » du bourreau barbare qui l’écrase depuis les
années 1920. Et qui a, entre autres forfaits, conclu « le 23 août 1939 »
avec les nazis une « alliance » qui a sidéré le monde, l’indigne pacte
germano-soviétique, responsable, en dernière analyse, de la défaite
française de 1940 : « Staline avait tout fait pour éviter la guerre,
il avait été jusqu’à fournir à Hitler le pétrole et les métaux rares qui
avaient aidé Hitler à vaincre la France ».
Il est vrai que l’hiver 1941-1942 fut exceptionnellement glacé, ce
qui explique largement les malheurs allemands (en revanche, « le général
Hiver » devait être en grève entre 1914 et 1917, où la Russie tsariste
fut vaincue avant que les bolcheviques ne décrétassent « la
paix »). Il est vrai aussi que l’aide matérielle alliée a été
« décisive » dès 1942 (épisodes 2 et 3), avions, matériel moderne, etc.
(4% du PNB, versés presque exclusivement après la victoire soviétique de Stalingrad).
Il n’empêche, quel mystère que ce dévouement à l’ignoble Staline, qui
vit dans le luxe et la luxure depuis sa victoire politique contre
Trotski, alors que « le peuple soviétique » continue d’être torturé :
non pas par les Allemands, qu’on aperçoit à peine dans la liquidation de
près de 30 millions de Soviétiques, sauf signalement de leur
persécution des juifs d’URSS, mais par Staline et ses sbires. Ainsi, « les paysans ukrainiens victimes des famines staliniennes bénissent les envahisseurs allemands ». Ce n’est pas la Wehrmacht qui brûle, fusille et pend : ces Ukrainiens « seront pendus par les Soviétiques revenus, »
et filmés à titre d’exemples comme collabos. Staline fait tuer aussi
les soldats tentés de reculer, tendance bien naturelle puisque le
monstre « déclare la guerre à son peuple » depuis 1934 (depuis lors seulement ?), qu’il a abattu son armée en faisant fusiller des milliers d’officiers en 1937, etc.
La critique mot à mot de ce « documentaire » grotesque s’avérant
impossible, on consultera sur l’avant-guerre et la guerre l’ouvrage
fondamental de Geoffrey Roberts, Stalin’s Wars : From World War to Cold War, 1939-1953. New Haven & London : Yale University Press, 2006, accessible désormais au public français : Les guerres de Staline, 1939-1953, Paris, Delga, 2014 [3].
La politique d’« Apaisement » à l’égard du Reich hitlérien fut l’unique
cause du pacte germano-soviétique, que les « Apaiseurs » français,
britanniques et américain avaient prévue sereinement depuis 1933
comme la seule voie ouverte à l’URSS qu’ils avaient décidé de priver
d’« alliance de revers ». Cette réalité, cause majeure de la Débâcle
française, qui ne dut strictement rien à l’URSS, est absente des
roulements de tambour de Mme Clarke et de M. Costelle. On en prendra
connaissance en lisant Michael Jabara Carley, 1939, the alliance that never was and the coming of World War 2, Chicago, Ivan R. Dee, 1999, traduit peu après : 1939, l’alliance de la dernière chance. Une réinterprétation des origines de la Seconde Guerre mondiale, Les presses de l’université de Montréal, 2001 ; et mes travaux sur les années 1930, Le Choix de la défaite : les élites françaises dans les années 1930, Paris, Armand Colin, 2010 (2e édition) et De Munich à Vichy, l’assassinat de la 3e République, 1938-1940, Paris, Armand Colin, 2008.
La seule émission de France Inter du 30 octobre au matin (disponible
sur Internet jusqu’au 28 juillet 2018) a donné une idée des conditions
du lancement « apocalyptique », tous médias déployés, de cette série
Staline qui rappelle, par les moyens déployés, l’opération Livre noir du communisme en 1997. Elle éclaire aussi sur les intentions des réalisateurs installés depuis 2009 dans la lucrative série « Apocalypse » (http://apocalypse.france2.fr/
La musique et le son de ces trois heures éprouvantes sont adaptées à
leurs objectifs. La « colorisation », qui viole les sources
photographiques, porte la marque de fabrique de la série
« Apocalypse » : elle s’impose pour attirer « les jeunes gens », faire
sortir l’histoire de la case poussiéreuse où elle était confinée, argue
Isabelle Clarke, éperdue de gratitude (bien compréhensible) à l’égard de
France 2 qui « a remis la grande histoire en prime time (sic) » ;
aussi modestement, le coauteur Daniel Costelle attribue cette place
d’honneur sur nos écrans domestiques à la qualité du travail accompli
par le tandem depuis les origines de la série (2009). La « voix de Mathieu Kassovitz » est jugée « formidable » par les auteurs et leur hôtesse, Sonia Devillers : l’acteur débite, sur un ton sinistre et grandiloquent, le « scénario de film d’horreur » soviétique et stalinien qui fascine tant Mme Clarke.
Pour que la chose soit plus vivante, les auteurs, qui font « des films pour [s’]enthousiasmer [eux]-mêmes », ont décidé qu’ils n’auraient « pas de parti pris chronologique » : ils ont plus exactement pris le parti de casser la chronologie, par de permanents retours en arrière supposés rendre le « travail un peu plus interactif ».
La méthode empêche toute compréhension des événements et des décisions
prises, 1936 ou 1941 précédant l’avant Première Guerre mondiale, le
conflit et 1917, une de ses conséquences. On sautille sans arrêt d’avant
1914 à 1945 dans chaque épisode et en tous sens : il est d’autant plus
impossible de reconstituer le puzzle des événement morcelés que les
faits historiques sont soigneusement épurés, sélectionnés ou transformés
en leur exact contraire (c’est ainsi que les perfides bolcheviques
auraient attaqué la Pologne en 1920, alors que c’est Varsovie qui
assaillit la Russie déjà envahie de toutes parts). On nous explique
souvent que le montage d’un film est fondamental, l’escroquerie
« Apocalypse Staline », qui y ajoute le mensonge permanent et les
ciseaux du censeur, le confirme.
La conjoncture est au surplus du côté des auteurs :
1° la propagande antisoviétique est depuis 1917 obsédante en France
comme ailleurs en « Occident », mais elle a été infléchie pendant
quelques décennies, à la fois par une fraction du mouvement ouvrier
(surtout) et des intellectuels et par les circonstances, en particulier
celles qui ont précédé et accompagné la Deuxième Guerre mondiale. Ce
n’est plus le cas depuis les années 1990 où le mouvement ouvrier, toutes
tendances confondues, s’est aligné sur les développements du Livre noir du communisme :
seul défenseur de l’URSS depuis la naissance de la Russie soviétique,
le PCF ne cesse depuis 1997 d’expier ses affreuses années staliniennes
et de déplorer sa non-condamnation du si funeste pacte
germano-soviétique. Rappelons que sa mise en œuvre offrit aux Soviets un
répit de près de deux ans et leur permit de doubler les effectifs de
l’armée rouge à leurs frontières occidentales (portés de 1,5 à 3
millions d’hommes). Laurent Joffrin, dans un article qui se veut nuancé
sur le « bourreau » Staline, auquel cependant « nous devons beaucoup »,
a légitimement relevé qu’il était délicat naguère de raconter en France
absolument n’importe quoi sur l’URSS mais que l’obstacle a été levé par
les rapports de forces internationaux et intérieurs (http://www.liberation.fr/planete/2015/11/02/staline-gros-sabots-contre-un-bourreau_1410752).
2° La liquidation de l’histoire scientifique française de l’URSS a
été d’autant plus aisée depuis les années 1980 que l’offensive
antisoviétique et anticommuniste s’est accompagnée d’une entreprise de
démolition de l’enseignement général de l’histoire, soumis à une série
de « réformes » toutes plus calamiteuses les unes que les autres. Le
corps enseignant du secondaire l’a déploré, mais sa protestation n’est
plus guère soutenue par des organisations autrefois combatives sur le
terrain scientifique comme sur les autres. « Les jeunes gens »,
auxquels la casse de l’enseignement historique inflige désormais 1° la
suppression de pans entiers de la connaissance, 2° l’abandon de la
chronologie, sans laquelle on ne peut pas saisir les origines des faits
et événements, et 3° le sacrifice des archives originales au fameux
« témoignage », se sont trouvés, s’ils ont eu le courage de supporter
les trois heures de ce gavage, en terrain particulièrement familier.
3° L’histoire scientifique relative à la la Russie, anglophone
notamment, est en fort développement depuis une vingtaine d’années mais
elle est en général inaccessible au public français : les ouvrages
idoines sont traduits dans les six mois, les autres pratiquement jamais,
sauf exception. Quelques-uns de ces « trous » percés dans le Rideau de
Fer de l’ignorance historique du monde russe ont été mentionnés
ci-dessus. Quoi qu’il en soit, quand les ouvrages sérieux sont traduits,
ils sont ensevelis dans le néant, tous médias confondus.
Isabelle Clarke admet qu’« Apocalypse Staline » ne relève pas de la
catégorie de l’histoire, elle le revendique même. Elle se déclare
fascinée par l’immense travail de Svetlana Alexievitch, dont
l’attribution du prix Nobel de littérature d’octobre 2015 rappelle le
couronnement « occidental » de l’œuvre d’Alexandre Soljenitsyne (https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexandre_Soljenitsyne),
lauréat de 1970, avec des motivations semblables. Quelles que soient
ses éventuelles qualités littéraires, Mme Aleksievitch n’a été promue
que pour des raisons idéologico-politiques, conformément à une tradition
d’après-guerre que la documentariste et historienne britannique Frances
Stonor Saunders a exposée en 1999, dans un ouvrage essentiel sur la
Guerre froide culturelle : c’est l’intervention expresse des États-Unis,
via l’action clandestine pratiquée sur les questions culturelles (comme
sur les les opérations politiques et même militaires) par le truchement
de la CIA ou d’institutions financées par elle. Ce fut en l’occurrence
via le Congress for Cultural Freedom (CCF) fondé, après une série
d’initiatives préalables, en juin 1950, et qui bloqua l’attribution du
prix Nobel de littérature à Pablo Neruda au début des années 1960 :
Neruda fut écarté en 1964, au profit de Jean-Paul Sartre, dont
Washington suivait de près et appréciait les démêlés avec le PCF, mais
qui eut l’élégance de le décliner [4].
Le pouvoir positif de soutien des États-Unis, depuis 1945, aux
« dissidents » ou à des anticommunistes très divers a été aussi efficace
que leur capacité de nuisance contre les intellectuels combattus : le
Nobel de littérature a récompensé un nombre tout à fait
disproportionné d’adversaires notoires du communisme en général et de
l’URSS ou de la Russie en particulier : la consultation systématique est
éclairante :
Isabelle Clarke se félicite du « travail de témoignage » réalisé par Svetlana Aleksievitch, grâce à laquelle « les crimes communistes »,
jamais jugés, ont enfin pu être recensés : en l’absence d’instruction
et d’accès aux faits, il a fallu compter sur les témoignages, très longs
à obtenir, et autrement plus éclairants que la recherche historique.
Ces témoignages égrenés au fil des trois films, jamais liés à
l’établissement des faits, forment donc la trame historique du « scénario de film d’horreur ». Svetlana Aleksievitch ne prétend pas, elle, faire œuvre d’historienne. Obsédée par la quête de l’Homo sovieticus,
concept proclamé impossible, puisqu’on ne saurait changer les humains
en changeant le mode de production, l’auteur de La Fin de l’homme rouge
ou le temps du désenchantement (traduction publiée en 2013 chez Actes
Sud) (http://www.actes-sud.fr/la-fin-de-lhomme-rouge-de-svetlana-alexievitch) « enregistre sur magnétophone les récits des personnes rencontrées, et collecte ainsi la matière dont elle tire ses livres : “Je
pose des questions non sur le socialisme, mais sur l’amour, la
jalousie, l’enfance, la vieillesse. Sur la musique, les danses, les
coupes de cheveux. Sur les milliers de détails d’une vie qui a disparu.
C’est la seule façon d’insérer la catastrophe dans un cadre familier et
d’essayer de raconter quelque chose. De deviner quelque chose...
L’Histoire ne s’intéresse qu’aux faits, les émotions, elles, restent
toujours en marge. Ce n’est pas l’usage de les laisser entrer dans
l’histoire. Moi, je regarde le monde avec les yeux d’une littéraire et
non d’une historienne” » (https://fr.wikipedia.org/wiki/Svetlana_Aleksievitch).
Nous sommes donc avisés que ce spectacle « émotionnel » et
« occidental », organisé à grand tapage par les responsables de la série
« Apocalypse Staline », est fondé sur de la littérature antisoviétique
larmoyante, appréciée et récompensée comme telle par « l’Occident »
civilisé.
Quand on passe à « l’histoire » stricto sensu, le bilan est pire, et caractérisé par des pratiques malhonnêtes et non explicitées. Isabelle Clarke se flatte d’avoir « remis en prime time (sic) la grande histoire » et de ne pas avoir négligé l’histoire qu’elle aime moins que la littérature : elle aurait étudié tous les ouvrages « recommandés par nos conseillers historiques » : « Robert Service, Jean-Jacques Marie, Simon Sebag Montefiore »
(ce dernier toujours traduit dans les mois qui suivent ses publications
anglophones), dont les travaux sont caractérisés par une vision à peu
près caricaturale du monstre, avec des nuances dont le lecteur de leurs
travaux peut seul juger. Quels « conseillers historiques » ? On a
pourtant le choix parmi les historiens français de l’URSS, presque
également soviétophobes et médiatiques : aucune carrière académique
n’étant depuis trente ans ouverte à un spécialiste de l’URSS
soviétophile, il n’en existe pas.
Dans la rubrique « crédits » du 3e épisode, figure la mention de citation(s) d’un seul ouvrage d’historien, le Staline
de Jean-Jacques Marie, spécialiste du monstre sur la base d’ouvrages de
seconde main (les seules autres citations proviennent de
Mme Aleksievitch). Les « conseillers historiques » allégués n’ont pas
été mentionnés, mais on relève, parmi les sept personnalités qui ont
fait l’objet de « remerciements », juste nommées mais non présentées, un
seul « historien » présumé : Pierre Rigoulot (les six autres sont
artistes ou spécialistes techniques [5]).
M. Rigoulot dirige l’institut d’histoire sociale, fondé en 1935 par
Boris Souvarine, célèbre et précoce transfuge du communisme (1924) qui,
fut, selon une tradition née en même temps que le PCF, embauché par le
grand patronat français. Souvarine, trotskiste proclamé antistalinien
(catégorie de « gauche » très appréciée pour la lutte spécifique contre
les partis communistes [6]), fut employé comme propagandiste par la banque Worms. Il fut un des rédacteurs de la revue les Nouveaux Cahiers,
fondée en 1937 en vue de la scission de la CGT, financée et tuteurée
par le directeur général de la banque Jacques Barnaud, futur délégué
général aux relations économiques franco-allemandes (1941-1943). La
revue, qui chanta sans répit les louanges d’une « Europe » sous tutelle
allemande, fut publiée entre la phase cruciale de la scission, d’origine
patronale, de la CGT (n° 1, 15 mars 1937) [7],
et la Débâcle organisée de la France (n° 57, mai 1940). Souvarine y
voisinait avec la fine fleur de la « synarchie » issue de l’extrême
droite classique (Action française) qui allait peupler les ministères de
Vichy : il n’y était requis qu’en tant que spécialiste de (l’insulte
contre) l’URSS et de la croisade contre la république espagnole
assaillie par l’Axe Rome-Berlin [8].
Cette « petite revue jaune », qui attira bien des « collaborations »,
selon l’expression du synarque et ami de Barnaud, Henri Du Moulin de
Labarthète, chef de cabinet civil de Pétain [9],
est annonciatrice de presque tous les aspects de la Collaboration. Elle
est conservée dans les fonds d’instruction de la Haute Cour de Justice
des Archives nationales (W3, vol. 51, en consultation libre : régime de
la dérogation générale, série complète jusqu’au n° de décembre 1938) et
des archives de la Préfecture de police (série PJ, vol. 40, sous
dérogation quand je l’ai consultée). Le lecteur curieux constatera que
« Boris Souvarine, historien » (ainsi qualifié au 3e épisode, « Staline.
Le maître du monde »), dans ses articles, réguliers, dresse entre 1937
et 1940 un portrait de l’URSS (et) de Staline en tout point conforme à
ce que le spectateur français a appris, le 3 novembre 2015, sur le
cauchemar bolchevique. Souvarine partit pour New York en 1940, y passa
la guerre, et prit alors contact avec les services de renseignements
alors officiellement voués à la seule guerre contre l’Axe (notamment l’Office of Strategic Services
(OSS), ancêtre de la CIA, mais fort antisoviétiques. Il ne revint en
France qu’en 1947 C’est le soutien financier clandestin du tandem CCF-CIA qui lui permit d’éditer et de faire triompher son Staline :
en panne d’éditeur et de public de la Libération à la fin des années
1940, le chef de l’« Institut d’Histoire sociale et de Soviétologie »
(définitivement reconstitué en mars 1954) accéda ainsi au statut
d’« historien » que lui accorde « Apocalypse Staline » [10].
Deuxième « historien », non signalé comme tel, mais « remercié » dans
les crédits, Pierre Rigoulot, présumé cheville ouvrière des films sur
Staline, fait peser sur les trois épisodes de la série une triple
hypothèque.
1°. M. Rigoulot n’est pas un historien mais un idéologue, militant au
service de la politique extérieure des États-Unis, officiellement
apparenté depuis les années 1980 aux « néo-conservateurs », selon
Wikipedia, qu’on ne saurait taxer d’excessive complaisance pour le
communisme : aucun des ouvrages qu’il a rédigés sur l’URSS, la Corée du
Nord (sa nouvelle marotte depuis sa contribution sur le sujet dans Le Livre noir du communisme), Cuba, ne répond aux exigences minimales du travail scientifique (https://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre_Rigoulot)
2°. Faussaire avéré sous couvert de prendre la défense « des juifs », il a été, pour son ouvrage L’Antiaméricanisme
(éditions Robert Laffont, 2005), condamné en diffamation par jugement
de la 17e chambre du TGI de Paris, le 13 avril 2005, « ayant inventé de
toutes pièces [une] fausse citation » antisémite (absente) d’un ouvrage
de Thierry Meyssan, adversaire manifestement jugé sans péril (même référence en ligne).
3°. L’IHS, que M. Rigoulot a rejoint en 1984 comme bibliothécaire, puis « chargé des recherches et publications »,
et dont il est le directeur, n’est pas une institution scientifique :
c’est une officine de Guerre froide et, après la Libération, de
recyclage des collaborationnistes de sang et/ou de plume issus de
l’extrême droite classique et de la gauche anticommuniste. Cet organisme
a été depuis la Libération financé par la banque Worms, le CNPF et,
quasi officiellement, par la CIA. Il a été intimement lié à Georges
Albertini, second de Marcel Déat déjà employé avant-guerre par la banque
Worms et recyclé à sa sortie de prison (1948) dans la propagande
anticommuniste et antisoviétique de tous ces bailleurs de fonds. On
trouvera sur tous ces points une ample bibliographie, fondée à la fois
sur les archives policières françaises (de la Préfecture de police) et
sur les fonds américains qui établit la convergence de tous les auteurs [11]
Les trois volets d’« Apocalypse Staline » traitent, et sur le même ton haineux, tous
les thèmes serinés depuis sa fondation par l’IHS, notamment ceux du
Goulag (« la terreur et le goulag sont la principale activité du
Politburo », 3e épisode, « Staline. Le maître du monde »), dont
M. Rigoulot a fait depuis 1984, date de son entrée dans cette officine,
un des thèmes privilégiés de ses travaux, et de l’« Holodomor »,
« organisé » par Staline.
On pourrait proposer au spectateur de visionner, en supprimant le son
de cette projection grotesque, les bandes de « rushs » (les auteurs des
films prétendent avoir livré du pur document brut, particulièrement
authentique, mais le film de fiction, soviétique d’ailleurs, y occupe
une part non négligeable). Il percevrait ainsi immédiatement qu’on pourrait faire une tout autre histoire de l’URSS sous Staline que celle qui s’appuie sur un matériau frelaté.
Là n’est pas l’essentiel. Le service public de télévision français a
une fois de plus, en matière d’histoire, bafoué les principes minimaux
de précaution scientifique et ridiculisé les spectateurs français, en
leur servant un brouet de pure propagande antisoviétique : il avait déjà
ouvert, entre 2011 et 2013, le service public aux seuls héritiers de
Louis Renault, venus se lamenter, avec ou sans historiens complices, sur
la spoliation de leur grand-père quasi résistant. Est-il normal que la
société France Télévisions, financée par la redevance versée par tous
les contribuables, se prête à une opération digne du « ministère de
l’information et de la propagande » de Göbbels ? On attend le « débat »
qu’impose la malhonnêteté avérée de l’entreprise. J’y participerai(s)
volontiers.
Annie Lacroix-Riz
[1] Atmosphère historiographique générale depuis l’ère Furet, Lacroix-Riz, L’histoire contemporaine toujours sous influence, Delga-Le Temps des cerises, 2012
[2] À
propos de ce concept emprunté, non pas à l’Ukraine soviétique de
l’entre-deux-guerres mais né dans la Galicie polonaise, et devenu un
thème allemand et américaine de la stratégie de scission URSS ou
« Russie »-Ukraine depuis 1933, ma mise au point archivistique et
bibliographique « Ukraine 1933 mise à jour de novembre-décembre 2008 », http://www.historiographie.info/ukr33maj2008.pdf ;
et Mark Tauger, ouvrage à paraître chez Delga en 2016 sur les famines
en Russie tsariste et en Union Soviétique, dont je rédigerai la préface.
[3] Voir aussi Lacroix-Riz, « Le rôle de l’URSS dans la Deuxième Guerre mondiale (1939-1945) », mai 2015, http://www.les-crises.fr/annie-lacroix-riz-le-role-de-lurss-dans-la-deuxieme-guerre-mondiale/
[4] Frances Stonor Saunders, Qui mène la danse, la Guerre froide culturelle Denoël, 2004 ; traduction de The cultural Cold War : the CIA and the world of art and letters, New York, The New Press, 1999, origine de la pagination présente, p. 347-351 sur Neruda ; sur Sartre, souvent cité, index.
[5] Seuls
les noms des sept sont cités, pas leur qualité : Emi Okubo est
musicien ; Sonia Romero, artiste ; Karine Bach, monteuse sur France
Télévisions ; Thomas Marlier, réalisateur ; Kévin Accart, assistant
monteur ; Philippe Sinibaldi, gérant de société de production.
[6] Frédéric Charpier, Histoire de l’extrême gauche trotskiste : De 1929 à nos jours, Paris, éditions 1, 2002.
[7] Lacroix-Riz, Impérialismes dominants, réformisme et scissions syndicales, 1939-1949, Montreuil, Le Temps des cerises, 2015, chap. 1, et De Munich à Vichy, l’assassinat de la 3e République, 1938-1940, Paris, Armand Colin, 2008, chap. 3 et 6.
[8] Sur
Jacques Barnaud, tuteur depuis 1933-1934 de l’héritier présomptif de
Jouhaux René Belin, directeur de cabinet de Belin (juillet 1940-février
1941) et véritable ministre du Travail quand son pupille occupait
officiellement le poste ; sur les Nouveaux Cahiers, Lacroix-Riz, Le choix de la défaite, De Munich à Vichy et Industriels et banquiers français sous l’Occupation, Paris, Armand Colin, 2013.
[9] Du Moulin de Labarthète, « La synarchie française », article publié le 25 mai 1944 dans la revue helvétique Le Curieux,
sous le pseudonyme de Philippe Magne, joint au rapport de
« l’inspecteur spécial » de la PJ Vilatte, chargé à la Libération de
l’enquête « sur la synarchie », 1er juin 1947, PJ 40, Barnaud, APP.
[10] Roger Faligot et Rémi Kauffer, « La revanche de M. Georges » (Albertini), in Éminences grises, Paris, Fayard, 199, p. 150 (p. 135-170) ; Emmanuelle Loyer, Paris à New York. Intellectuels et artistes français en exil (1940-1947), Paris, Hachette, 2007 ; Peter Coleman, The Liberal Conspiracy : the Congress for Cultural Freedom and the Struggle for the Mind of Postwar Europe, New York, Free Press, 1989, index, ouvrage non traduit dans lequel Pierre Grémion, Intelligence de l’Anticommunisme : Le Congrès pour la Liberté de la Culture à Paris 1950-1975, Paris : Fayard, 1997, a très largement
puisé ; Lacroix-Riz, « La Banque Worms et l’Institut d’histoire
sociale » et « Des champions de l’Ukraine indépendante et martyre à
l’institut d’histoire sociale », http://www.historiographie.info/champuk.pdf
[11] N. 10, et Jean Lévy, Le Dossier Georges Albertini. Une intelligence avec l’ennemi. L’Harmattan-Le Pavillon 1992 ; Charpier, Génération Occident, Paris, Seuil, 2005 ; La CIA en France : 60 ans d’ingérence dans les affaires françaises Paris, Seuil, 2008 ; Les valets de la guerre froide : comment la République a recyclé les collabos, Paris, François Bourin éd., Paris, 2013 ; BenoîtCollombat et David Servenay, dir., Histoire secrète du patronat : de 1945 à nos jours. Paris, La Découverte, Arte éditions, 2e édition, 2014 (dont article de Charpier) ; Lacroix-Riz, tous les op. cit. supra ; Saunders, op. cit., etc.
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http://www.legrandsoir.info/la-question-prealable-des-sources-de-la-serie-apocalypse-staline-sur-france-2.html
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