dimanche 29 octobre 2017

La dissolution de l’“ordre mondial” américain



L’“Ordre Mondial” est visiblement en train de se dissoudre. Beaucoup blâment le président Trump, et il ne fait aucun doute que le président américain agit délibérément comme le “grand perturbateur”. C’est exactement ce qu'il avait promis de faire : œuvrer dans le sens de la déstructuration de l’ordre mondial de façon à développer de la façon la plus spécifique possible les intérêts mercantilistes des USA. Il a développé l’idée de réduire à dessein les exigences d’un ordre globalisé selon les normes étatsuniennes, justement pour concentrer la globalisation sur les intérêts US, avec les bénéfices tangibles pour le dollar, et pour renforcer l’emploi aux USA.

Mais la responsabilité de cette “dissolution” doit-elle être entièrement portée par le président Trump ? Peut-être est-elle aussi la conséquence d'autres dynamiques dissolvantes à l’œuvre dans le monde moderne que l'accent mis sur les tweets “perturbateurs” de Trump dissimule ?
C’est en 1996 que le concept d’un monde unipolaire dominé par les USA fut énoncé, par Robert Kagan et Bill Kristol, dans l’article Towards a neo-Reaganite Foreign Policy. Ce concept était principalement conditionné par l’absence de la Russie des relations internationales, du fait de l’effondrement de l’URSS, durant un temps suffisant pour que soit structuré ce “Moment” unipolaire. David Wurmser et Paul Wolfowitz soulignèrent de leur côté que la fenêtre d’opportunité (l’absence de la Russie) devait être nécessairement temporaire, et limitée à quelques années.
Eh bien, voici que la Russie est de retour. Avec l’intervention du président Poutine en Syrie, le projet du président GW Bush concernant un Grand Nouveau Moyen-Orient a été définitivement terminé. Le “moment” unipolaire de l’Amérique est effectivement clos, même si des bases militaires US resteront en place dans le Golfe. Il n’est pas surprenant qu’il y ait, du côté des partisans de l’hégémonie US, un profond sentiment de colère contre Mr. Poutine.
En plus de délivrer le coup de grâce au projet de Grand Nouveau Moyen-Orient, l’intervention russe en Syrie a mis en place de nouvelles contiguïtés dans la région : la frontière entre l'Irak et l'Iran est ouverte ; la frontière entre la Syrie et l'Irak s'ouvre ; la route commerciale directe entre l'Irak et la Turquie s'ouvre ; et la frontière entre la Syrie et le Liban est ouverte. Une masse politique critique de configuration nouvelle apparaît. Non seulement c'est une masse importante, c’est aussi une masse dynamique et mobilisée. Au contraire, les États du Golfe ont été affaiblis et divisés – et le Wahhabisme conquérant qu’ils alimentaient discrédité.
En ce sens, la Russie a contribué à la déstructuration de l'ordre mondialisé des États-Unis, mais elle ne peut être tenue entièrement comme la cause unique de la vulnérabilité de ce système. L’extension effrénée du projet général de l’urbanisation et du cosmopolitisme selon le modèle de la globalisation a été conduite à partir d’une politique identitaire-sociétale (le choix dispose d’une vaste gamme : votre propre sexe, l'appartenance ethnique qui convient, la cause “minoritaire” que vous voulez faire progresser, votre propre “spiritualité”, ou votre “anti-spiritualité”, etc.). Mais dans tous les cas et en tous lieux, la politique d’identité-sociétale radicale a été utilisée pour fragmenter la culture nationale. En Russie, les bolcheviks et les trotskystes avaient lancé une attaque génocidaire contre tout ce qui pouvait apparaître comme “russe” ou rappeler l’identité “russe” ; l'idée de la Russie, sur le plan culturel, était intellectuellement et spirituellement un anathème valant excommunication et liquidation. Cette guerre meurtrière contre une vision nationale ne prit fin que lorsque Staline, après 1937, se décida à liquider les liquidateurs.
Partout désormais, on assiste à une réaction contre le déracinement des cultures nationales pour la raison simple que le processus du pouvoir s’est trop éloigné des simples citoyens et que les simples citoyens se sentent complètement “dé-souverainisés”. Il y a un éveil général à l’idée que la souveraineté se manifeste avec une façon souveraine de penser, une façon souveraine d’agir, et que la pensée et l’action souveraines ne peuvent trouver leur accomplissement que dans une culture nationale : ce que c’est que d’être Américain, Russe ou Catalan…
Ce que nous vivons aujourd’hui aux USA et en Europe de la part des pouvoirs en place, ce sont les efforts pour repousser vers les profondeurs ces impulsions “irritantes” pour une “re-souverainisation” culturelle. Mais les tensions psychologiques ne cessent de se renforcer même si on croit parfois les avoir contenues définitivement, et, comme il est arrivé à Shakespeare de nous en avertir, si elles ne sont pas apaisées en temps voulu elles peuvent mener à la tragédie (ou à la folie).
Dans la politique étrangère américaine également, l'objectif est moins la recherche d’un équilibre harmonieux que la volonté d’abaisser vers les profondeurs d’une situation catastrophique ceux qui sont considérés comme des producteurs d’“influence perturbatrices” (non conforme au modèle américain). Cela se fait par le recours à la menace militaire, une politique faite d’imprévisibilité, et une attitude de provocation. Inévitablement, cela ne fait que renforcer les capacités des “autres” puissances dans le jeu.
Alors, quels sont les nouveaux facteurs qui apparaissent ? Eh bien, tout d'abord comment gérer le “vide” qui s’est ouvert entre l'éloignement entre les processus du pouvoir et le sens de l’absence de toute proximité d’une souveraineté disponible dans le chef des populations. Il s’agit d’une souveraineté qui peut améliorer la vie des gens au jour le jour, – en particulier à ce moment de la disparité économique et de détresse que Ray Dalio a bien mis en évidence (voir ici et ici).
Ces tensions continueront à se manifester en termes de volatilité politique en Europe et en Amérique. Mais cette dynamique “soluble” peut difficilement être attribuée au seul Trump. Il ne l'a pas créée ; il la reflète plutôt et il l’aggrave.
Quoi qu’il en soit, le tournant politique de Trump vers un programme plus mercantiliste, vers un nationalisme économique, est bien la marque évidente de ses conceptions, et cela aussi constitue un facteur d’érosion progressive de ce que l’on pourrait appeler le Plaza Accord (l’accord implicite entre les principales banques centrales et les ministères des Finances pour poursuivre des politiques monétaires communes et consensuelles sous la direction de la Réserve fédérale et du département du Trésor US). Avec les guerres tarifaires s'ajoutant désormais aux guerres des monnaies ; avec les guerres des sanctions et les menaces d'exclusion du système financier, la volatilité du système financier est devenue un autre facteur de ce désordre alors que les États mettent de plus en plus en avant leurs “intérêts d’abord”. Ce qui frappe pourtant, c’est la dichotomie entre le calme sans précédent et une faible volatilité relative sur les marchés américains et européens, et la perception extérieure que les États-Unis sont polarisés dans une crise profonde ; que les politiques monétaires et les politiques tout court suivent des progressions erratiques et pleines de désordre, et cela pourrait constituer, en soi, un présage menaçant pour une crise économique ou une crise du dollar.
L’échec de la politique du “moment unipolaire” de l’Amérique au Moyen-Orient implique en plus une perspective encore plus inquiétante, qui pourrait bien être le facteur déterminant de l’ordre futur des relations internationales. Les États-Unis (et Israël) ont été incapables de mettre en œuvre ou de favoriser une zone-tampon entre Israël et l'Iran. Pour la première fois, Israël se retrouve “seul” dans la région, confronté à une contiguïté de forces dynamiques et mobilisées. Cela évoque des craintes terribles pour Israël (et certains nourrissent intentionnellement ces craintes). Les deux parties mettent en garde contre les conflits et construisent des structures de dissuasion. Les officiels de la sécurité israéliennes et les responsables du renseignement sont plus prudents, sachant que la capacité d'Israël à soutenir la guerre – tenant compte de l’absence d’un soutien totale des USA, – est limitée à quelques jours seulement ; ils sont désormais existentiellement incertains sur le fait de savoir si les dirigeants israéliens disposent ou non d’un tel soutien.
La façon dont Israël peut résoudre ce dilemme, la façon dont les USA peuvent résoudre leur propre dilemme face à la Corée du Nord feront beaucoup pour façonner le concert de la situation géopolitique qui va s’imposer. Mais peut-être la mesure dans laquelle les États-Unis et l'Europe peuvent réussir à réprimer l'instabilité politique et géo-financière – les enfermant et les verrouillant dans les profondeurs psychiques, là aussi, – peut s’avérer être l'élément déterminant de la puissance future des États-Unis. C’est quelque chose d’un défi similaire auquel doit faire face la Chine.
Ce défi peut-il relevé longtemps et partout, pour “le plus longtemps possible et au plus bas niveau possible” de tension ? C’est là toute la question. Cette tendance à l’instabilité peut-elle être vraiment reléguée dans les profondeurs psychiques ?
Alastair Crooke
 
Ce texte est intéressant non seulement directement par son contenu certes, mais indirectement aussi à cause de la personnalité de l’auteur. Nous avons adapté en français le Weekly Comment du 27 octobre 2017, d’Alastair Crooke, directeur de Conflicts Forum. Nos lecteurs connaissent Alastair Crooke, dont les commentaires ont été repris à différentes reprises sur ce site.
Ancien officier du MI6, Crooke est devenu conseiller du premier Haut Représentant (ministre des affaires étrangères) de l’UE, Javier Solana, avant d’entreprendre une carrière d’analyste indépendant au sein de l’organisation qu’il a créée (Conflicts Forum), successivement au Liban et en Italie. Il a pu développer, hors des narrative convenues des organisations officielles du Système, son incomparable culture de spécialiste du Moyen-Orient, et notamment des arcanes et complexités sans nombre qu’on retrouve dans l’Islam.
C’est à partir de cette base de connaissance que son analyse est intéressante, puisqu’elle embrasse la situation crisique générale avec la “dissolution de l’‘Ordre Mondial’” américaniste. L’intérêt est effectivement que ce spécialiste des questions stratégiques et théologiques du Moyen-Orient, tout en accordant une place importante à sa région de prédilection, nous conforte dans une vision de la crise mondiale où les facteurs que nous avons souvent identifiés, et particulièrement la présidence Trump avec toutes ses surprises et son imprévisibilité, tiennent une place considérable.
Enfin, Crooke confirme pour notre chef l’importance fondamentale de la psychologie en en faisant finalement le deus ex machina de cette époque crisique décisive, cela en posant la question de savoir si les crises et avatars divers, quasiment impossibles à résoudre, seront “absorbées” dans les “profondeurs de la psyché” pour permettre à un ordre du monde nouveau d’émerger. Ce n’est pas pour rien qu’il se réfère à Shakespeare pour évoquer cette sorte de questions qui sont à mille lieues de la rationalité de la stratégie et du rapport des forces. Nous vivons effectivement une époque intensément psychologique, du fait de l’effilochage de l’observation rationnelle jusqu’à la désintégration de la réalité, et la psychologie est effectivement le premier domaine du comportement à intervenir dans le déroulement et le dénouement de cette époque crisique.
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