En examinant
le paysage politique mondial au cours du dernier mois, deux tendances
deviennent plus apparentes. L’infâme puissance militaire et économique dont
dispose l’Amérique est en déclin, alors que dans le domaine multipolaire, une
série d’infrastructures, de mécanismes et de procédures ont été accélérés pour
contenir et limiter les effets négatifs du déclin du moment unipolaire
américain. Cette série de trois articles se concentrera d’abord sur l’aspect
militaire des changements en cours, puis sur l’économie en jeu et enfin sur la
façon et les raisons pour lesquelles les petits pays passent du camp unipolaire
au domaine multipolaire.
L’une des
conséquences les plus tangibles du déclin du pouvoir militaire américain peut
être observée dans le conflit syrien. Au cours des dernières semaines, l’armée
arabe syrienne (AAS) et ses alliés ont achevé la libération
historique et stratégique de Deir ez-Zor, ville assiégée depuis plus de cinq
ans par des islamistes d’al-Qaïda et de Daech. L’accent est maintenant mis sur les champs de pétrole au sud de
la ville libérée, avec une course effrénée entre les forces démocratiques
syriennes (FDS) soutenues par les États-Unis et l’armée syrienne (AAS) pour
libérer les territoires encore détenus par Daech. Le but final est de
revendiquer les ressources de la Syrie et de renforcer la faible position
américaine – les États-Unis ne font même pas partie des pourparlers de paix
d’Astana – dans les futures négociations concernant l’avenir du pays. Pour
comprendre à quel point les États-Unis rêvent de diviser la Syrie, il suffit de noter leurs échecs répétés dans la libération d’Alep puis de
Deir ez-Zor, et maintenant pour la traversée de l’Euphrate. Malgré les intimidations
américaines, les menaces et parfois même l’agression directe, l’armée syrienne
a continué à travailler contre Daech dans la province de Deir ez-Zor, avançant
sur des sites riches en pétrole. Grâce à la protection
accordée par l’armée de l’air de la Fédération de Russie pendant le conflit,
Damas a obtenu un parapluie protecteur nécessaire pour résister aux tentatives
des États-Unis de balkaniser le pays.
Une nouvelle
confirmation de la stratégie ratée de Washington pour diviser le pays à la
yougoslave, semble évidente au vu du réalignement stratégique des
alliés les plus fidèles de Washington dans la région et au-delà. Au cours des
dernières semaines, plusieurs réunions ont eu lieu à Astana et à Moscou entre
Poutine et Lavrov avec leurs homologues turcs, saoudiens
et israéliens. Ces réunions ont tracé les lignes
directrices pour l’avenir de la Syrie grâce aux lignes rouges de Moscou, en
particulier concernant le désir d’Israël de poursuivre le changement de régime
en Syrie et son attitude agressive envers l’Iran. Même les alliés les plus
fidèles des États-Unis commencent à planifier un avenir en Syrie avec Assad
comme président. Les alliés américains ont commencé à montrer un changement
pragmatique vers une réconciliation avec les factions qui gagnent manifestement
la guerre et vont décider du futur. Les rêves et les désirs de longue date des
cheikhs (Arabie saoudite) et des sultans (Erdogan) pour refaçonner la Syrie et
le Moyen-Orient à leur image sont terminés et ils le savent. Les alliés de
Washington ont été déçus, les États-Unis étant incapables de tenir leurs
promesses de réaliser un changement de régime à Damas. Les conséquences
pour les États-Unis viennent de commencer. Sans une posture militaire capable
de faire plier adversaires et amis à leur volonté, les États-Unis devront
commencer à faire face à une nouvelle réalité qui implique compromis et
négociation, ce à quoi les États-Unis ne sont pas habitués.
Un exemple
de ce qui peut arriver si Washington décide d’aller contre un ancien allié peut
être vu dans la crise du Golfe impliquant le Qatar. Depuis le
début de l’agression contre la Syrie, le petit émirat a été au centre de
complots et de projets visant à armer et à financer des djihadistes au
Moyen-Orient et en Syrie. Cinq ans plus tard, le Conseil de coopération du
Golfe, après avoir dépensé des milliards de dollars sans avoir rien obtenu en
Syrie, a plongé dans une lutte fratricide entre le Qatar et d’autres pays comme
l’Arabie saoudite, le Koweït, les EAU et l’Égypte. Ces derniers accusent Doha
de financer le terrorisme, une vérité indéniable. Mais ils omettent de
reconnaître leurs propres liens avec les djihadistes (l’Égypte dans ce cadre
est exclue, se battant continuellement avec des terroristes inspirés par les
Frères musulmans dans le Sinaï), montrant une hypocrisie avec laquelle seuls
les grands médias peuvent rivaliser.
Les
conséquences des actions de Riyad contre Doha, appuyées par une grande partie
de l’establishment américain, semblent avoir, presque six mois plus tard,
poussé le Qatar et l’Iran à rouvrir des relations diplomatiques. Ce sont deux
pays qui, pendant des années, ont été opposés au cours de nombreux
conflits au Moyen-Orient, reflétant les contrastes et les divisions dictés par
les positions respectives de Téhéran et de Riyad. Cela ne semble plus être le
cas, Doha et Téhéran se sont rapprochés et contournent les sanctions et
les blocages, surmontant leurs difficultés communes. Ce changement ne peut être
vu, par Riyad, que comme un échec stratégique.
En
regardant six ans en arrière on constate que l’une des raisons de
l’éruption du conflit en Syrie a tout à voir avec le fameux pipeline que l’Iran avait l’intention de
construire pour relier l’Irak et la Syrie. Ce qui est incroyable, c’est
que la fin du conflit verra la construction d’un nouveau pipeline entre
les pays qui ont eu pendant des années des objectifs stratégiques opposés et
divergents. L’Iran et le Qatar sont actuellement en train de conclure des
accords commerciaux, et des rumeurs prétendent qu’un effort conjoint pour
construire un nouveau pipeline, qui devrait traverser l’Irak et la
Syrie pour aboutir en Méditerranée, est en cours. L’idée est d’exploiter en
commun le plus grand gisement de gaz du monde et devenir ainsi un nouveau
fournisseur pour l’Europe, qui cherche à diversifier ses importations
d’énergie. Riyad et Washington devront assumer l’entière responsabilité de cet
échec de proportion phénoménale.
Un signe clair
de la rapidité avec laquelle les choses changent dans la région, et au-delà,
vient d’Israël. Même l’État juif a dû renoncer à tout rêve d’expansion
territoriale en Syrie, malgré plusieurs tentatives de Netanyahou pour persuader
Poutine du danger existentiel auquel Israël est confronté avec la présence de
l’Iran en Syrie. Poutine, intelligent et pragmatique, est capable de faire
savoir à Israël que toute demande d’imposer des conditions à la Russie ou à ses
alliés en Syrie sera fermement rejetée. Mais en même temps, Moscou et Tel-Aviv
continueront à entretenir de bonnes relations. Les figures politiques russes
sont bien trop intelligentes pour jouer un double jeu avec leurs
alliés de longue date en Syrie ou pour sous-estimer la capacité d’Israël
à perturber la région en la plongeant dans le chaos. En outre, Assad a
invité la Russie en Syrie, ainsi que l’Iran et le Hezbollah. Même si Poutine
était disposé à aider Netanyahou, ce qui est douteux, le droit international
l’interdit. Si quelque chose est clair, c’est que Moscou respecte le droit
international comme peu de pays le font. Toutes les autres nations étrangères
opérant en Syrie ou survolant les cieux syriens n’ont pas le droit d’y être,
pour commencer, et encore moins d’imposer des décisions à un pays souverain.
Si Tel-Aviv
avait pour objectif d’étendre la frontière illégale sur le plateau du Golan en
procédant à un changement de régime, la situation est complètement différente
six ans plus tard. L’Iran a étendu son influence en Syrie grâce à l’aide fournie
à Damas dans la lutte contre le terrorisme. Le Hezbollah a augmenté son
expérience et son arsenal militaire, en élargissant son réseau de contacts
et de sympathisants à travers le Moyen-Orient. Le Hezbollah et l’Iran sont
considérés comme des artisans de la paix au Moyen-Orient, jouant un rôle
positif dans la lutte contre le fléau du terrorisme djihadiste, ainsi que
contre Israël et l’Arabie saoudite, qui ont essayé d’aider les organisations
terroristes avec des armes et de l’argent. Washington, Riyad et Tel-Aviv se
retrouvent six ans plus tard dans un environnement totalement différent, avec
des voisins hostiles, des amis moins collaboratifs et, en général, un
Moyen-Orient en orbite autour des sphères d’influence iranienne et russe.
Un autre
indicateur du déclin des Américains en termes militaires
apparaît clairement dans la péninsule coréenne. La RPDC a construit une
capacité nucléaire complète grâce à un programme de développement qui ne s’est
guère préoccupé des menaces américaines, sud-coréennes et japonaises.
L’impératif pour Pyongyang était de créer un moyen de représailles nucléaires
capable de dissuader les nombreux décideurs américains souhaitant imposer
un changement de régime en Corée du Nord. L’importance stratégique d’un changement de
régime en RPDC suit la stratégie de confinement et d’encerclement de la
République populaire de Chine, une doctrine bien connue sous le nom de pivot
vers l’Asie, et qui a échoué.
En dehors de
la dissuasion nucléaire de la Corée du Nord, les États-Unis sont incapables d’attaquer celle-ci, car elle a
patiemment mis en place des moyens conventionnels dissuasifs. Trump
et ses généraux continuent la rhétorique du feu et des flammes, entraînant
Séoul et Tokyo dans un dangereux jeu d’escalade entre deux puissances
nucléaires. Sans surprise, les mots de Trump inquiètent tout le monde dans la
région, en particulier la République de Corée du Sud, qui paierait le prix le
plus lourd si la guerre éclatait. À la lumière de cette évaluation, il convient
de souligner que l’option militaire est tout simplement impensable, Séoul et peut-être même Tokyo étant
prêts à rompre avec l’allié américain en cas d’action unilatérale
désastreuse contre Pyongyang.
Kim Jong-un,
ainsi que Assad et d’autres dirigeants du monde confrontés à la pression de
Washington, ont pleinement compris et tiré parti de la baisse du pouvoir
militaire américain. Trump et son cercle proche de généraux menacent complètement
dans le vide, incapables de changer le cours des événements dans différentes
régions du monde, du Moyen-Orient à la péninsule coréenne. Que ce soit par
l’action directe ou par procuration, on voit peu de changements et les
résultats sont toujours les mêmes, montrant un échec continu dans
les objectifs et les intentions.
La règle
sous-jacente qui guide les décideurs américains est que si un pays ne peut pas
être contrôlé, comme l’Arabie saoudite, et ne servir que les intérêts
américains à travers quelque chose comme le pétrodollar, ce pays est inutile et
doit être détruit afin d’empêcher d’autres concurrents d’élargir leurs liens
avec lui. L’exemple libyen est encore frais dans l’esprit de tout le monde.
Heureusement pour le monde, la Russie est intervenue militairement, et à plus
d’une occasion, elle a saboté ou dissuadé l’armée américaine de prendre des
mesures imprudentes comme en Ukraine, en Syrie et en Corée du Nord.
En ce sens,
la défaite d’Hillary Clinton, plus que la victoire de Trump, semble avoir insufflé un sens
à cet empire en déclin, si l’on ne tient pas compte de la forte rhétorique
persistante. On ne peut que frémir en imaginant une présidence de Clinton dans
l’environnement actuel, avec une ruée prévisible à toute vitesse vers un
conflit avec la Russie, en Ukraine et en Syrie ou une impasse nucléaire avec la
RPDC en Asie.
Trump et ses
généraux s’adaptent lentement à une nouvelle réalité où il n’est pas seulement
impossible de contrôler les pays, mais où il est de plus en plus difficile de
les détruire. La vieille doctrine du chaos constructeur, imposée au monde en
vue d’émerger, une fois que la poussière est retombée, en tant que
puissance hégémonique, apparaît maintenant comme un lointain souvenir. En
regardant le Moyen-Orient, même la Syrie, malgré une destruction sans
précédent, est sur la voie de la reconstruction et de la pacification.
La puissance
militaire russe et la puissance économique chinoise ont ainsi joué un rôle
inestimable dans le blocage de la machine de guerre américaine. La Corée du Nord
a même franchi une étape supplémentaire en construisant un moyen dissuasif
nucléaire et conventionnel, empêchant les États-Unis d’influencer les
événements nationaux en provoquant la destruction et le chaos.
Bien que
cette réalité soit difficile à digérer pour Washington, il doit l’accepter. Après presque soixante-dix ans de chaos
impérialiste et de destruction partout dans le monde, les amis et les ennemis
de l’Amérique commencent à réagir à cette situation. Washington se
retrouve avec un président plein de bruit et de fureur, mais la posture
militaire crédible n’est plus qu’une chose du passé.
Les
mécanismes financiers qui ont permis ces dépenses militaires aveugles reposent
sur le lien intrinsèque entre le dollar, le pétrole et le rôle de l’argent
américain comme monnaie de réserve mondiale. La transition de l’ordre mondial
d’une réalité unipolaire à une réalité multipolaire est profondément liée aux
stratégies économiques et diplomatiques de la Russie et de la Chine. Le prochain article explorera le rôle de l’or, de
l’investissement, de la diplomatie et du petro-yuan, autant de facteurs
décisifs qui ont accéléré la transformation et la division du pouvoir à
l’échelle mondiale.
Par Federico
Pieraccini – Le 25 septembre 2017 – Source Strategic Culture
Traduit par
jj, relu par Cat pour le Saker Francophone