Comment
peut-on nier l’évidence ? En étudiant les mécanismes de dissonance
cognitive, Leon Festinger a élucidé ce mystère [1]. En s’attachant aux
communautés millénaristes annonciatrices de la fin du monde, lesquelles
refusaient d’admettre — sinon sur un calcul — s’être trompées
lorsqu’elle n’advenait pas, il pointait des individus auxquels on
attribue au moins un soupçon de folie [2]. Son analyse des dénis de
réalité conservait un parfum d’irrationalité finalement rassurant.
Il
faut cependant convenir que la défense opposée par l’homme de foi à la
réalité qui le dément s’applique très généralement à l’homme politique :
« Supposons qu’un individu croit de tout cœur à quelque chose.
Supposons aussi qu’il est engagé et a commis au nom de cette conviction
des actes irréversibles. Supposons enfin qu’on lui fournisse la preuve
incontestable et sans équivoque du caractère erroné de sa croyance. Que
se passe-t-il bien souvent ? Non seulement l’individu ne sera pas
ébranlé mais il en sortira plus convaincu que jamais de la “vérité” de
sa foi. Peut-être ira-t-il jusqu’à montrer une ardeur nouvelle à
convaincre et à convertir des profanes [3]. »
La dissonance
cognitive est un pathos beaucoup plus grave au centre de la politique où
elle menace le monde.
Pour Dick Cheney, l’offensive djihadiste serait la faute de l’administration Obama qui a refusé d’intervenir en Syrie, laissé le pays s’enfoncer dans la guerre civile et servir de base au djihadisme. Une administration qu’il accuse aujourd’hui de se préoccuper de réchauffement climatique, à coup sûr un sujet négligeable pour l’ancien PDG de l’entreprise pétrolière Halliburton. A cet égard, on ne saurait lui reprocher l’incohérence : l’initiateur de la guerre pour le pétrole ne saurait accepter qu’on se soucie d’environnement. Si l’intervention en Syrie a été abandonnée au dernier moment, c’est notamment à cause de sa justification — l’usage d’armes chimiques par le régime syrien contre sa population —, qui rappelait trop la tricherie tragique de George W. Bush. Le Parlement britannique se chargea d’ailleurs de le rappeler au premier ministre David Cameron, qui renonça. Au concert des justifications folles, citons encore la voix de son prédécesseur Tony Blair, « caniche » de Bush en 2003, qui déclarait récemment que si l’intervention en Irak n’avait pas eu lieu, le Proche Orient serait aujourd’hui en guerre (Le Monde, 19 juin 2014).
Alors que je donnais rendez-vous à ce partisan de l’intervention en Irak de 2003 dans dix ans afin d’en évaluer le succès, il me répondit que la meilleure armée du monde chargée d’apporter la démocratie aux Irakiens ne pouvait que réussir. En eût-il été autrement, il ne serait pas à cours de ressources rhétoriques, m’assurait-il, ayant dirigé une organisation étudiante dans sa jeunesse [4].
Sans doute la responsabilité de milliers de morts pèse-t-elle sur la conscience de dirigeants politiques pris en flagrant délit de mensonge. Tellement insupportable qu’il leur est impossible de l’admettre. La dissonance cognitive apparaît comme un mécanisme élémentaire de faiblesse. Non point une faiblesse ordinaire de citoyens sans pouvoir, mais celle de chefs politiques qui, incapables de bien juger, deviennent incapables de se déjuger et dès lors, dangereux....
Prenons les récents événements irakiens
les djihadistes de l’EIIL mènent une offensive en direction de Bagdad en s’emparant au passage des armes laissées par les Etats-Unis. On se souvient que l’intervention de 2003 était justifiée par un mensonge, celui des armes de destruction massive inexistantes. Sûr de son succès, le principal initiateur de l’aventure, Dick Cheney, avait eu cette formule, à placer parmi les plus belles inepties de l’histoire : « Les Irakiens nous accueilleront en libérateurs ». Accompagnés par le Royaume-Uni de Tony Blair, les Etats-Unis avaient donc le projet d’instaurer la démocratie et la paix par les armes. Il est vite apparu qu’en détruisant le régime de Saddam Hussein, ils préparaient une guerre civile meurtrière, sanctionnée par des centaines de milliers de morts irakiens et quelques milliers de soldats américains, et contribuaient à placer au pouvoir les chiites soutenus par leur pire ennemi, l’Iran. Un fiasco comme il en existe peu, d’autant plus grave qu’il était annoncé. Ne manquaient plus que les djihadistes. Comment réagirent les responsables de l’intervention de 2003 ? Croit-on qu’ils se turent ? Bien au contraire, cela leur donnait raison.Pour Dick Cheney, l’offensive djihadiste serait la faute de l’administration Obama qui a refusé d’intervenir en Syrie, laissé le pays s’enfoncer dans la guerre civile et servir de base au djihadisme. Une administration qu’il accuse aujourd’hui de se préoccuper de réchauffement climatique, à coup sûr un sujet négligeable pour l’ancien PDG de l’entreprise pétrolière Halliburton. A cet égard, on ne saurait lui reprocher l’incohérence : l’initiateur de la guerre pour le pétrole ne saurait accepter qu’on se soucie d’environnement. Si l’intervention en Syrie a été abandonnée au dernier moment, c’est notamment à cause de sa justification — l’usage d’armes chimiques par le régime syrien contre sa population —, qui rappelait trop la tricherie tragique de George W. Bush. Le Parlement britannique se chargea d’ailleurs de le rappeler au premier ministre David Cameron, qui renonça. Au concert des justifications folles, citons encore la voix de son prédécesseur Tony Blair, « caniche » de Bush en 2003, qui déclarait récemment que si l’intervention en Irak n’avait pas eu lieu, le Proche Orient serait aujourd’hui en guerre (Le Monde, 19 juin 2014).
Quel mal affecte donc l’esprit de ces dirigeants qui ne sauraient jamais convenir qu’ils se sont trompés ?
Les néocons américains ont sans doute quelque affinité intellectuelle avec les millénaristes, dont ils partagent les traits psychiques sectaires. En France, ils sont plus difficiles à approcher tant ils sont rares. Toutefois, en ayant croisé des spécimens dans mon entourage universitaire, j’ai été confronté aux paralogismes de la mauvaise foi. Comme le notait immédiatement Leon Festinger, « l’homme de foi est inébranlable. Dites-lui votre désaccord, il vous tourne le dos. Montrez-lui des faits et des chiffres, il vous interroge sur leur provenance. Faites appel à la logique, il ne voit pas en quoi cela le concerne. Nous savons tous d’expérience ce qu’il y a de dérisoire à essayer de changer une conviction forte... ».Alors que je donnais rendez-vous à ce partisan de l’intervention en Irak de 2003 dans dix ans afin d’en évaluer le succès, il me répondit que la meilleure armée du monde chargée d’apporter la démocratie aux Irakiens ne pouvait que réussir. En eût-il été autrement, il ne serait pas à cours de ressources rhétoriques, m’assurait-il, ayant dirigé une organisation étudiante dans sa jeunesse [4].
Sans doute la responsabilité de milliers de morts pèse-t-elle sur la conscience de dirigeants politiques pris en flagrant délit de mensonge. Tellement insupportable qu’il leur est impossible de l’admettre. La dissonance cognitive apparaît comme un mécanisme élémentaire de faiblesse. Non point une faiblesse ordinaire de citoyens sans pouvoir, mais celle de chefs politiques qui, incapables de bien juger, deviennent incapables de se déjuger et dès lors, dangereux....
Alain Garrigou
[1] Leon Festinger, Cognitive Dissonance, 1959.
[2] Leon Festinger, Hans Rieken, Stanley Schachter, L’échec d’une prophétie, PUF, 1993.
[3] Ibid., p. 1
[4] Faute de néocons et selon une conception dévoyée du pluralisme, la presse française lui donne parfois la parole pour justifier les massacres faits au nom du mensonge.
[5] Max Weber, Œuvres politiques (1895-1919), Paris, Albin Michel, 2004. Cf. Alain Garrigou, « La médiocrité du personnel politique occidental », in L’Etat du monde (sous la direction de B. Badie et D. Vidal), Paris, La Découverte, 2011.
[6] Marc Bloch, L’étrange défaite, Paris, Gallimard, 1990, p. 56.
[2] Leon Festinger, Hans Rieken, Stanley Schachter, L’échec d’une prophétie, PUF, 1993.
[3] Ibid., p. 1
[4] Faute de néocons et selon une conception dévoyée du pluralisme, la presse française lui donne parfois la parole pour justifier les massacres faits au nom du mensonge.
[5] Max Weber, Œuvres politiques (1895-1919), Paris, Albin Michel, 2004. Cf. Alain Garrigou, « La médiocrité du personnel politique occidental », in L’Etat du monde (sous la direction de B. Badie et D. Vidal), Paris, La Découverte, 2011.
[6] Marc Bloch, L’étrange défaite, Paris, Gallimard, 1990, p. 56.