Alors
que la France affiche son intransigeance sur le dossier ukrainien,
d’autres Européens ménagent la Russie et leurs parts de marché. L’Italie
vient à ce titre d’afficher une belle indépendance en signant un
contrat massif avec Moscou.
Vladimir
Poutine a officialisé ce marché, attribué en décembre dernier, aux
côtés du Premier ministre italien Matteo Renzi, qui l'a cordialement
reçu à Milan mercredi. Et il ne s'agit pas de n'importe quel contrat,
mais de la production sur dix ans de 160 hélicoptères moyens AW189 par
une coentreprise italo-russe, Helivert, basée à Tomilino, dans la
banlieue de Moscou.
Ces
engins sont destinés au groupe pétrolier Rosneft, donc au marché civil.
Mais l'hélicoptère est par essence dual. L'Italien Agusta-Westland, en
engageant une collaboration au long cours avec Hélicoptères de Russie,
son partenaire industriel, et Rostekhnologiï, la holding d'Etat
chapeautant toutes les entreprises stratégiques russes, prend en
conséquence l'avantage sur ses concurrents européens, tant du point de
vue des marchés civil que militaire. Même si la Russie recherche pour
l'heure l'autonomie stratégique, c'est sans doute vers ceux qui auront
été là pendant la crise que les Russes se retourneront pour conclure de
nouveaux contrats, y compris sur le segment de la défense, lorsque les
sanctions seront levées. Agusta-Westland sera alors idéalement placé par
rapport à Airbus Helicopters mais aussi par rapport aux équipementiers
français Thales, Sagem DS, Turbomeca, dont l'activité sur le marché
russe est déjà durement impactée par la politique de sanctions
européennes.
Bien
entendu la signature de ce contrat et d'autres marchés associés, d'un
montant total de 3 milliards d'euros, ne signifie pas que l'Italie
entend se dissocier de ses partenaires de l'UE. Vladimir Poutine, qui a
souligné que les sanctions avaient déjà provoqué une perte d'un milliard
d'euros pour l'économie italienne, en est bien conscient. Il n'en
demeure pas moins que Matteo Renzi a su faire preuve d'une belle
indépendance en défendant les intérêts de l'industrie italienne et en
méprisant le qu'en-dira-t-on des autres Etats de l'Union Européenne.
Il est dommage que la France, qui est légalement parfaitement en
droit de livrer les deux bâtiments de projection et de commandement
(BPC) Mistral commandés par la Russie, ne s'affranchisse pas elle aussi
des pressions «occidentales» pour régler ce dossier en laissant le
Vladivostok et le Sébastopol prendre la route de la Russie. Le
patriotisme économique, tellement vanté par les autorités françaises en
ces temps de crise, ne consiste pas seulement à arborer une marinière
bretonne. Il implique aussi de soutenir les exportations pour sauver
l'emploi. Et cela ne concerne pas seulement les chantiers navals
français DCNS et STX, constructeurs des BPC. D'autres groupes de la Base
Industrielle et Technologique de Défense (BITD) française étaient à
l'affût sur le marché russe, ou en phases de négociations, pour des
marchés dépassant quelquefois le montant du contrat Mistral, lorsque la
France a décidé de geler toute collaboration militaro-industrielle avec
la Russie. Thales, Safran, les entreprises de défense les plus
efficacement engagées en Russie depuis une quinzaine d'années,
partenaires de longue date d'Hélicoptères de Russie, rapatrient
aujourd'hui peu à peu leurs personnels expatriés. Les investissements
conséquents consentis sur le marché russe par ces entreprises risquent
de l'avoir été en pure perte. Car les Italiens ne sont pas les seuls à
profiter des opportunités délaissées par les Français.
KRET,
le spécialiste russe de l'électronique de défense, a conclu cette
semaine un accord avec son homologue israélien Elbit Systems pour
développer conjointement une partie de l'avionique du futur
moyen-courrier russe MS-21, les deux sociétés envisageant déjà de
pousser plus loin leur collaboration sur ce programme. Les entreprises
chinoises, qui ont réalisé ces dernières années de très sensibles
progrès en matière d'optronique, sont prêtes, elles aussi, à prendre le
relai des Français en termes de fourniture de sous-systèmes et
d'équipements sur des programmes en collaboration avec la Russie. Il
suffit que cette dernière le veuille.
Les BITD émergentes, de plus en plus concurrentielles, risquent de
truster les opportunités en Russie. Alors que les sociétés françaises
n'ont pas accès aux deux principaux marchés militaires mondiaux, la
Chine et les Etats-Unis, et qu'elles sont par ailleurs confrontées à une
compétition sans cesse plus féroce au Moyen-Orient ou en Asie, nous
nous privons volontairement du relai de croissance russe, l'un des plus
prometteurs. Nous risquons de le regretter rapidement.
Car
si les temps sont à l'optimisme en ce qui concerne l'industrie de
défense française, forte d'un beau succès à l'export en 2014 avec 8,2
milliards d'euros de contrats, les industriels, eux, savent qu'il n'y
aura pas chaque année un gros contrat saoudien ou plusieurs ventes de
Rafale pour soutenir l'activité. Et que s'il est admirable de demeurer
inflexible sur les principes, il ne faut pas que cette posture finisse
par s'apparenter à celle du capitaine sombrant, pavillon haut, avec son
navire.