Nous vivons un épisode historique.
Il engage le destin de la Syrie, l’avenir des Arabes et de l’Islam.
Qu’on le veuille ou non, que l’on s’en réjouisse ou que l’on s’en
afflige, il remet en question l’ordre établi. C’est pourquoi tous les
peuples du monde, de l’Est et de l’Ouest, de l’Orient et de l’Occident,
du Nord et du Sud, sont concernés par le grand ébranlement, même si les
dirigeants, par déficit de conscience ou excès d’insouciance, semblent
parfois hésiter entre les chemins de la paix et le sentier de la guerre.
L’injustice de l’ordre du monde ne date
certes pas d’hier. Depuis cinq siècles, l’Occident, européen d’abord,
euro-américain ensuite, a soumis la planète à une razzia en règle qui
lui a permis d’asseoir sa domination.
Mais l’ordre établi dont il est question
ici est celui qui a prévalu durant une double décennie, de 1991 à 2011,
lorsque la disparition de l’URSS a ouvert aux stratèges anglo-saxons
une fenêtre d’opportunités unique : depuis l’aube de l’impérialisme «
moderne », le rêve des géopoliticiens est de faire de la « ceinture
verte musulmane » qui court du Moyen-Orient à l’Afghanistan un glacis en
mesure d’enrayer l’expansion des empires eurasiens, russo-soviétique et
chinois, et donc de préserver l’hégémonie euro-américaine. A l’heure de
la guerre froide, il s’agira d’endiguer le communisme. Les Etats de
cette ceinture extensible au gré des évènements peuvent être forts à
condition d’être des alliés complaisants comme la Turquie de l’OTAN ou
l’Iran du Chah, mais ils doivent être faibles s’ils sont perçus comme
hostiles, le mieux étant alors de les opposer les uns aux autres (sur
une base confessionnelle ou ethnique).
Suite à l’éclatement de l’Union
Soviétique, les vastes contrées de l’ex-Asie centrale communiste sont «
ouvertes » aux ambitions américaines et la fin de la guerre froide
neutralise pour un temps la Russie et la Chine. Le moment semble donc
venu pour l’Amérique d’avancer ses pions afin de prendre le contrôle du
monde arabe et du monde musulman, de ses ressources, notamment en gaz et
en pétrole, et de pousser vers le nord ses avant-postes stratégiques
afin d’étrangler les deux Grands de l’Eurasie : il y va des intérêts de
l’empire atlantique et du maintien de la suprématie d’Israël en tant que
puissance principale de la région.
En tout état de cause, le « moment
unipolaire » américain va apporter au monde vingt ans de malheur et
d’extrême injustice, comme en témoignent les interventions conduites par
Washington et les Européens à partir de 1991 pour démanteler et
détruire la Yougoslavie, l’Irak, l’Afghanistan, le Soudan, la Somalie,
le Liban, la Libye, le Yémen et bien sûr la Syrie…
Les évènements que l’on a qualifiés en
Occident de « printemps arabe » ne sauraient être considérés hors de
cette logique impérialiste. Ils constituent seulement l’épisode le mieux
synchronisé de la séquence évoquée précédemment. Loin de toute
conspiration, ils s’inscrivent dans une stratégie dont chacun peut
connaître les objectifs et les techniques : il suffit de chercher pour
trouver. Comme l’Irak ou le Liban ou la Libye, la Syrie est visée depuis
les années 1990 et plus précisément ciblée depuis 2003 par l’Amérique,
le plus officiellement du monde. Sous couvert de « promotion de la
démocratie », les ONG et « fondations » américaines sont à l’œuvre bien
avant 2011 pour former des milliers de « cyber-résistants » de Tunisie,
d’Egypte, de Libye, de Syrie (et d’autres pays, en particulier de
l’ancienne Yougoslavie, qui aura servi de terrain d’expérimentation, et
d’Ukraine).
Durant toute cette période, les
principes du droit international (la souveraineté, la non- ingérence,
l’obligation de négocier, le droit à l’autodétermination, le droit des
peuples à décider librement de leur régime politique…), mais plus
généralement la légalité, les usages et coutumes de la vie diplomatique,
le respect des diversités seront si malmenés au nom de la « communauté
internationale » et des Etats qui prétendent l’incarner qu’il serait
fastidieux de dresser la liste des méfaits de l’unipolarisme américain,
toujours drapé dans de nobles principes systématiquement bafoués par
lui.
Enfin, quand les principes reconnus ne
permettent plus de justifier l’injustifiable, on tentera d’en imposer de
nouveaux, en les présentant comme avalisés alors qu’ils ne le sont pas.
Inventé par Kouchner à l’occasion de la guerre sécessionniste du Biafra
(Nigeria), à la fin des années 1960, le droit d’ingérence humanitaire
vise soi-disant à protéger les populations civiles en détresse.
Rebaptisé « responsabilité de protéger », il est le cheval de bataille
des professionnels de l’ingérence qui entendent l’utiliser pour
remplacer les pouvoirs existants par des régimes plus obéissants. Le
principe, qui ne figure pas dans la charte des Nations-Unies, est sujet à
controverse. Déjà expérimenté contre le Soudan, il sera en mars 2011 le
fondement de la résolution 1973 contre la Libye, adoptée en l’absence
de véto, qui autorisera l’intervention de l’OTAN dans les conditions que
l’on sait, la légalité onusienne étant ouvertement contournée.
Dans un tel climat d’illégalité
intégrale, les agresseurs à la manœuvre, d’Orient ou d’Occident, n’ont
plus à se soucier des lois et coutumes en vigueur dans les relations
internationales, ou même des lois de la guerre, puisqu’ils ne prennent
plus la peine de « déclarer la guerre », comme le voudrait l’éthique
traditionnelle. Ce qui rend difficile de faire la paix. C’est ainsi que
la Syrie sera expulsée de la Ligue Arabe en novembre 2011 en violation
des statuts, en son absence.
Dans ce paysage international dévasté,
l’entreprise guerrière de l’empire occidental aura fini par se
transformer en une guerre universelle, un conflit global, dans lequel la
Syrie est un théâtre central, un acteur majeur, un enjeu crucial, un
symbole rêvé. Pour les gens honnêtes, il n’est pas difficile
d’identifier les acteurs, les responsables, les alliés et les complices
de cet enfer.
Il est juste de saluer la détermination
du pays légal, de ses institutions, de son armée nationale, de son
peuple, grâce à laquelle la Syrie sortira, espérons-le, victorieuse de
l’épreuve, forte de toutes ses communautés, diverse et tolérante comme
elle l’a toujours été. Face à l’injustice de la guerre, la diplomatie
peut réussir des merveilles, ainsi qu’en témoigne l’issue heureuse d’un
épisode qui a marqué un tournant dans l’histoire du conflit.
En septembre 2013, au sortir d’un été
violent marqué par une affaire manipulée d’attaque à l’arme chimique, la
Syrie est menacée de « frappes punitives » par les maîtres fouettards
de la « communauté internationale ». Un évènement diplomatique
considérable va dénouer cette situation dramatique. Au Sommet du G20 à
Saint-Pétersbourg, un double accord est conclu entre la Russie et
l’Amérique. Une initiative russe, agréée par la Syrie, acceptée par
Washington, permet de désamorcer une crise d’importance comparable à
celle des fusées de Cuba en 1962 : la Syrie adhère à l’organisation de
non-prolifération des armes chimiques, la nécessité d’une solution
politique globale est confirmée et l’Amérique renonce à l’option
militaire.
Victoire de la science diplomatique,
confirmant la renaissance de la Russie et l’émergence du bloc des BRICS à
direction russo-chinoise, cet accord symbolise la recomposition de la
vie internationale sur de nouvelles bases. La parenthèse se referme.
Finie « la fin de l’Histoire ». Adieu le « moment unipolaire »
américain. Belle leçon de sagesse et de diplomatie, car il n’est pas
facile de faire prévaloir la légalité internationale et les grands
principes onusiens contre les partisans de l’ingérence à-tout-va.
Pendant quelques jours, le monde a frôlé la guerre mondiale. Pendant
quelques mois, il a cru à la dynamique de paix…
Force est de le reconnaître, cette
dynamique n’aura pas duré. Moins de deux ans plus tard, en ce mois de
mai 2015, il apparaît que les sentiers de la guerre sont malheureusement
bien plus fréquentés que les chemins de la paix.
Mais pas trop d’impatience, le monde
ancien n’existe plus. La « communauté internationale », celle qui
représente 10% de l’humanité, est isolée. La page est tournée sur le «
moment unipolaire » qui consacrait le triomphe des « grandes démocraties
» et de leur « économie de marché ». Les élites intellectuelles,
médiatiques, politiques des « pays de l’arrogance » ont du mal à digérer
la fin d’une hégémonie sans partage, qui, avec la fin de l’Histoire,
avait vocation d’éternité, mais qui finalement n’aura duré que deux
décennies.
Certes, le monde multipolaire que la
plupart des pays et peuples de la planète appellent de leurs vœux n’est
pas encore en place, bien loin de là. L’accouchement est difficile, mais
il est en gestation. L’Occident est disposé à faire des guerres
asymétriques ou par procuration, mais il n’a plus ni les moyens ni la
volonté de mener des guerres à son propre compte. Nul ne le regrettera,
surtout pas les peuples occidentaux, qui n’en veulent plus, fût-ce pour
conserver la maîtrise des affaires du monde. Les émergents et les pays
de la résistance ne demandent d’ailleurs nullement à remplacer une
hégémonie par une autre. Le monde sera multipolaire ou ne sera pas.
Il faudra bien que la vraie communauté
internationale, celle qui représente l’écrasante majorité de la planète,
demande des comptes à ceux qui ont entretenu et entretiennent cette
entreprise de massacre et de destruction. L’éthique consiste d’abord à
ne pas travestir le calvaire quotidien que vivent les Syriens par une
désinformation et une manipulation systématiques des opinions.
Plus que jamais, il faut rappeler
l’évidence et ce que commande la légalité. C’est aux Syriens et à eux
seuls qu’il appartient de décider de leur destin en toute souveraineté
et en toute indépendance. Les dirigeants étrangers, de Washington, de
Paris, de Londres, de Riyad, de Doha ou d’Ankara, n’ont aucune
légitimité pour le faire à leur place.
En tout cas, il est grand temps que l’on
remette le monde d’aplomb, que l’on cesse d’invoquer « le Bien » pour
justifier la turpitude et l’injustice, et que l’on cesse d’invoquer les
droits de l’homme pour asservir les peuples…Il est urgent que la
stabilité et la paix reviennent en Syrie et dans le Grand Moyen-Orient,
que la voix de la diplomatie se substitue au fracas des armes et que les
va-t-en guerre cessent de faire la loi.
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En fait, je viens de décrire et
commenter mon ouvrage « Tempête sur le Grand Moyen- Orient », publié à
Paris aux éditions Ellipses il y a deux mois, et qui devait être
présenté dans une seconde intervention. Je compléterai par quelques
précisions et remarques.
Il est important de souligner que ce
livre a été achevé et mis à jour vers la fin septembre 2014 : les
développements postérieurs (les six derniers mois) ne sont pas pris en
compte.
Pourquoi le « Grand Moyen-Orient
» ? C’est pour, j’allais dire, rendre un hommage à ma façon à George W.
Bush, qui a réussi à endosser la paternité de ce concept créé par les
géostratèges néoconservateurs américains.
« Extensible au gré des pulsions
américaines, le Grand Moyen-Orient s’étend désormais de l’Atlantique à
l’Indonésie, sur plus de 50 degrés de latitude. En raison de sa position
stratégique aux confins de l’Eurasie autant que par sa richesse en gaz
et pétrole, cette immense « ceinture verte » islamique détient un
potentiel de puissance considérable et constitue un enjeu majeur. De son
devenir, mis en question par la tempête actuelle, dépend en bonne
partie la physionomie de notre monde de demain : sera-t-il unipolaire,
aux ordres de l’Occident comme il l’a été depuis la fin de la guerre
froide, ou multipolaire comme le préconisent les émergents (et d’autres)
? » Telle est la question posée (sur la couverture arrière du livre).
L’enjeu est de taille : le monde à venir
devra être plus équitable, plus juste, plus respectueux des diversités,
en un mot multipolaire. Le monde arabe, le monde musulman est le
théâtre de cet affrontement planétaire, et les pays qui en font partie
en sont les acteurs, les pièces de l’échiquier. Ils ont tous trouvé leur
place dans la « Tempête sur le Grand Moyen-Orient ». Si j’ai consacré
deux chapitres (sur quatorze) et fait de fréquentes références à la
guerre de Syrie, c’est qu’elle cristallise tous les aspects de l’enjeu
global mentionné ci-dessus, à savoir le devenir de notre monde à tous,
dans le respect de la légalité internationale et de l’égalité souveraine
de tous ses Etats.
Il m’a paru nécessaire de replacer ces
événements qui agitent le monde, ses politiques, ses diplomates, ses
militaires, ses intellectuels et ses médias dans leur contexte
universel. En effet, ceux qui veulent interdire toute compréhension des
faits (et ils sont nombreux), s’appliquent à « saucissonner » les
problèmes, à les retirer de leur contexte, à en escamoter les tenants et
aboutissants, notamment au plan géopolitique. J’ai donc voulu offrir
une grille de lecture plausible des évènements actuels, dans leur cadre
historique, géographique et géopolitique. Pour être recevable et
crédible, une thèse doit satisfaire à plusieurs conditions :
– Etre honnête et ne comporter ni erreurs grossières, ni falsification des réalités
– Avoir une logique intrinsèque et une cohérence interne
– Rendre compte globalement de l’ensemble des faits et des situations, de leur déroulement et de leur enchaînement.
A l’auditoire de décider si
l’approche dont j’ai fait état répond à ces critères, aux lecteurs de
voir de voir si « Tempête sur le Grand Moyen-Orient » rend compte de
l’ensemble des faits et de leur enchaînement en ce qui concerne le
passé, le présent et même l’avenir (tel qu’il s’est déroulé durant les
six derniers mois).
Michel Raimbaud, ex-Ambassadeur (retraité)