Le 27 juin 2015, le quotidien Breton Le Télégramme publiait une entrevue avec le Juge Trévidic, qui vient de passer 15 ans au pôle antiterroriste du TGI de Paris. L'article, intitulé "La religion n'est pas le moteur du jihad",
dresse un constat à contre courant de la version simpliste du mouvement
djihadiste serinée par les autorités et habituellement ressassée par
les médias traditionnels. La récente Loi sur le Renseignement est
également largement critiquée par le magistrat, qui en prédit déjà les
dérives.
Marc Trévidic [1] est un magistrat qui, plus que
n'importe qui, sait de quoi il parle en matière de menace terroriste.
Quinze années passées au Parquet, puis en tant que Juge d'Instruction au
pôle antiterroriste du Tribunal de Grande Instance de Paris, font
assûrément de lui un homme d'expérience en la matière. Et donc en
matière de "djihadisme", ce nouveau fléau contre lequel Manuel Valls voulait encore récemment "gagner la guerre", au motif déjà entendu outre-Atlantique il y a 15 ans et avec sa grandiloquence maintenant habituelle que "c’est au fond une guerre de civilisation" et que "c’est notre société, notre civilisation, nos valeurs que nous défendons."
Tout ceci pour justifier toujours plus d'écoutes et d'intrusions
massives dans nos vies privées, vers une dé-judiciarisation de notre
société aux risques sans doute bien plus grands à terme. Pourtant ces
moyens exceptionnels n'ont en rien empêché ce qu'il s'est passé en Isère
récemment, alors qu'on serait en droit d'en attendre une efficacité
sans faille compte tenu des contraintes imposées à l'ensemble de la
société, et des moyens, eux aussi sans limite, qui y sont consacrés.
La religion n'est pas le moteur de ce mouvement
Non, le Juge Trévidic est certainement beaucoup plus
expérimenté, lucide et pondéré que Manuel Valls sur la question du
terrorisme. Sa vision éclairée de la situation dresse un portrait
différent de la situation, où apparaît finalement comme première cause
de ces "radicalisations" un désœuvrement conjoncturel. Car selon Marc
Trévidic, "ceux qui partent faire le jihad agissent ainsi à 90 %
pour des motifs personnels : pour en découdre, pour l'aventure, pour se
venger, parce qu'ils ne trouvent pas leur place dans la société... Et à
10 % seulement pour des convictions religieuses : l'islam radical." Et de poursuivre par cette évidence qui en découle : "La religion n'est pas le moteur de ce mouvement". Par conséquent, selon le magistrat, "c'est pour cette même raison que placer la déradicalisation sous ce seul filtre ne pourra pas fonctionner." [2]
Le Juge Trévidic évoque surtout la folie de "personnes qui sont à la limite de la psychopathie... mais qui auraient été dangereuses dans tous les cas, avec ou sans djihad." Autrement dit, à une autre époque, ces gens auraient pu aussi bien s'enrôler en tant que mercenaires [3] pour une toute autre cause, que d'être des membres actifs du réseau occidental Gladio,
où il fallait là aussi savoir faire preuve d'une détermination et d'une
cruauté sans limite contre l'ennemi Russe alors désigné (et ressorti
depuis peu des placards par le biais du conflit Ukrainien). Mais ces
personnes auraient pu tout simplement aussi choisir de trucider leur
voisin ou leur ex, générant des faits divers tragiques qui alimentent
déjà nos quotidiens.
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(Illustration extraite de Pinterest.com)
La lutte anti-terroriste par le Renseignement ? Un chantage sur les magistrats
Le Juge Trévidic revient ensuite sur la Loi sur le Renseignement votée récemment à une très large majorité et avec une "légéreté" surprenante,
nos représentants témoignant ici à la fois d'une réaction émotionnelle -
déjà vue là encore de l'autre côté de l'Atlantique il y a 15 ans - et
d'une méconnaissance des mécanismes profonds de ce qu'ils prétendent
vouloir combattre. Selon le magistrat, il s'agit plutôt de judiciariser à
temps et à bon escient, tout autant que de ré-équilibrer l'allocation
des moyens, qui consiste actuellement à privilégier largement le
renseignement au détriment du judiciaire. Il interroge ensuite : "Demain,
si un service de renseignement me dit que vous êtes un dangereux
terroriste qui projette de poser une bombe, devrais-je croire ce service
sur parole, sans aucun élément ?" Avant de répondre que "C'est pourtant la tendance qui se dessine."
Et d'expliquer que les services de renseignement exercent une forme de
chantage sur les magistrats pour forcer leur action à partir d'éléments
peu fiables, mais en agitant toujours l'épouvantail de la "menace
terroriste."
Le renseignement au service du judiciaire. Pas l'inverse.
Lorsque la question "Pourquoi le gouvernement a-t-il malgré tout privilégié le renseignement ?" est posée au magistrat, celui-ci répond sans ambiguïté : "[Le Gouvernement] ne peut pas contrôler le judiciaire. Le renseignement, sur lequel il a la main, si."
Et d'évoquer les "conflits d'intérêts" évidents quand l’État se
retrouve "juge et partie" des affaires qu'il veut s'accaparer. Et le
contrôle de tout ça ? "Très compliqué et peu efficient" selon le Juge Trévidic, avec la sempiternelle et imparable parade du "secret défense"
pour bloquer toute procédure judiciaire ! Ou comment l’État se met à
l'abri de tout contrôle quand il s'approprie les enquêtes en matière de "terrorisme,
mais aussi pour les intérêts économiques et scientifiques, les intérêts
internationaux de la France, la paix publique, la criminalité organisée
et la sécurité nationale." Doit-on s'attendre bientôt à voir détenues en France aussi - et peut-être délocalisées pour être torturées qui sait ?
- des personnes sans qu'aucunes charges ne leur soit notifiées, sur un
simple soupçon des services de renseignements quant-au fait que ces
personnes sont susceptibles d'être des "terroristes" [4] ?
(Illustration extraite du site olivierdemeulenaere.wordpress.com)
Ces opérations vont se généraliser
Le Juge Trévidic prévoit sans surprise et avec fatalisme
que, fortes de l'adoption de la Loi sur le Renseignement, les pratiques
auparavant illégales (mais pourtant jamais poursuivies, "secret défense"
oblige !), dorénavant légalisées, vont se "généraliser". Comment
pourrait-il en être autrement ? Des pratiques aux résultats douteux,
puisque plus les mois passent, plus on nous serine que "la menace
terroriste n'a jamais été aussi importante", notamment aux Etats-Unis[5]
où des mesures draconiennes sont pourtant à l’œuvre depuis 15 ans. La
"traque au terrorisme" a bon dos puisqu'elle s'autorise à faire placer
sur écoute Angela Merkel ou les trois derniers Présidents Français,
sans nul doute - si l'on s'en réfère aux motivations premières de cette
surveillance de masse - pour vérifier s'ils ne préparent pas un
attentat contre les intérêts américains !
La radicalisation d'une frange de la société occidentale
n'est pas nouvelle. Elle prend la forme aujourd'hui, pour certains, d'un
enrôlement dans les rangs de l'Etat Islamique. Cette population,
certainement un peu "psychopathe" comme le souligne le Juge Trévidic,
n'en demeure pas moins également rationnelle dans ses choix, et répond
inévitablement à l'appel médiatique "anti-occidental" de Daesh. Il faut
en effet bien reconnaitre que la région où prospère l’État Islamique
(Irak et Syrie) a été volontairement "chaotisée" par l'Occident et son
impérialisme agressif, notamment à partir de guerres totalement
injustifiées et illégales. La guerre d'Irak de 2003 constitue bien sûr
le point d'orgue de ces guerres scélérates ayant causé la mort de
centaines de milliers de civils forcément innocents.
Ces agressions sont logiquement considérées comme des
injustices flagrantes aux yeux non seulement des populations directement
concernées, mais également aux yeux du monde. Or, il n'y pas d'action
sans réaction, et l'afflux de mercenaires du monde entier pour combattre
dans les rangs de cette armée n'est que la réaction prévisible et
logique aux agressions occidentales perpétrées depuis des années [6], à des fins bien sûr davantage mercantiles qu'humanitaires, particulièrement au Moyen Orient.
Pour tarir l'afflux de ces combattants, ne vaudrait-il pas
mieux s'attaquer aux causes plutôt qu'aux conséquences ? Bref, ne
faudrait-il pas privilégier une action à long terme plutôt qu'une vision
à court-terme ? En ce sens, il conviendrait surtout pour l'Occident de
mettre un frein à cet impérialisme galopant, qui constitue en réalité
la première menace pour sa société. Or, les récents développements
depuis le début de l'année, notamment en France, dévoilent une politique
étrangère à l'exact opposé, où l'on constate un glissement progressif "sous le chapeau américain"
comme l'a déclaré récemment et si justement Roland Dumas. On peut par
conséquent prévoir que la "menace terroriste", réelle ou fictive, a
encore de beaux jours devant elle dans l'Hexagone.
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Notes :
[1] Le Juge Trévidic a notamment instruit les dossiers de l'Attentat de Karachi et celui de l'assassinat des Moines de Tibhirine. Dans le premier dossier, il s'est vu fréquemment opposer le "secret défense" par certains témoins.
[2] Le site gouvernemental Stop-Djihadisme, par exemple, cible la radicalisation djihadiste essentiellement à travers une optique religieuse.
[3] Comment qualifier autrement une
armée de l'Etat Islamique qui comptait selon les estimations 12 000
combattants étrangers issus du monde musulman (mais pas forcément
musulmans), et 3 000 autres combattants venant de l'Occident dont 700
Français, 400 Britanniques, 270 Allemands, 250 Belges, 250 Australiens,
120 Néerlandais, 100 Danois, 70 Américains, 60 Autrichiens, 50
Norvégiens, 30 Irlandais, 30 Suédois et 30 Arabes israéliens ? Ces
chiffres, datés de 2014 avant la proclamation du Califat, ont sans doute
explosé depuis. Selon Le Monde du 17 juin 2015, il y aurait également
2000 Russes dans les rangs de l'EI (Source : Wikipédia)
[4] Le terme "terroriste" possède une
signification à géométrie variable et il est de plus en plus employé par
les autorités, relayé par les médias, pour désigner en réalité des
"dissidents" ou des "opposants politiques". En ce sens un "terroriste"
n'est parfois, dans cette "novlangue" qui se met en place, qu'un simple
adversaire. Le même amalgame concerne les "djihadistes", qui sont
communément appelés "rebelles" quand ils combattent aux côté de
l'Occident un régime non désiré par celui-ci, et "terroristes" quand ils
ne vont pas dans le sens des intérêts occidentaux. Il faut bien
comprendre qu'il s'agit pourtant des mêmes, et que les premiers ne sont
pas forcément plus modérés que les seconds.
[5] Dans cet article de The Intercept, le célèbre journaliste politique Glenn Greenwald,
qui est notamment au coeur des révélations d'Edward Snowden, ironise
sur la menace terroriste aux Etats Unis, qui serait toujours plus élevée
au fil des ans selon les déclarations des représentants. A partir
d'exemples concrets, l'auteur en conclut que, de deux choses l'une :
- soit les alarmistes exagèrent fortement la menace pour des raisons personnelles / égoïstes
- soit ils disent la vérité - la menace est toujours
plus forte année après année - ce qui devrait signifier la réévaluation
de la sagesse des politiques anti-terroristes qui ne font qu'empirer le
problème
[6] Et ceci indépendamment du fait que les responsables de l’État Islamique sont sans doute liés à certains services de
renseignements, point sur lequel ses petits soldats, sa "chair à canon",
doivent naturellement rester ignorants.
par (son site)
mardi 30 juin 2015
mardi 30 juin 2015