Entretien
avec l’historien, politologue, écrivain et professeur d’université Andrei Foursov. Au départ du récent sommet du G7,
et des prémisses de l’histoire, Foursov brosse les perspectives de mise en
œuvre d’un nouvel ordre mondial, telles qu’elles peuvent raisonnablement être
admises aujourd’hui.
Le récent
sommet du G7 en Bavière témoigna à l’évidence de l’approfondissement du fossé
qui sépare la Russie de l’Occident. Alors que certains s’en émeuvent, d’aucuns considèrent
cette situation comme une opportunité à saisir.
Comme il se
doit, un nouvel ordre mondial surgit à l’issue d’une guerre mondiale. Le
système de relations internationales dit «de Westphalie» apparut après la
Guerre de Trente ans. Le système viennois fut instauré après les guerres
napoléoniennes, le système de Versailles après la Première Guerre Mondiale et
celui de Yalta à la fin de la Deuxième.
D’un autre
côté, l’époque des guerre mondiale du type de celles qui se déroulèrent au XXe
siècle est révolue. Cela ne signifie pas que les guerres mondiales seraient
devenues impossibles. Mais elles adopteront plutôt une forme analogue à celle
de la Guerre de Trente Ans, c’est-à-dire une juxtaposition de conflits locaux,
amendés par la présence d’armements nucléaire, bactériologique, chimique et
autre.
Un nouvel
ordre mondial pourrait-il être installé par des moyens pacifiques ?
C’est bien
entendu envisageable. Mais l’histoire montre que dès qu’un nouveau prétendant à
l’hégémonie, ou encore dès que la création d’un ordre mondial alternatif, gagne
en force, l’hégémon s’efforce de lui couper l’élan. Je pense que la question
demeure ouverte. Mais en tous cas, la Russie doit à tout le moins contribuer
activement à la création d’un monde multipolaire. Un tel monde est en train de
naître mais il faut maximiser son développement. Si c’est cela que veut la
Russie, il lui faut alors mettre sa politique intérieure en conformité avec sa
politique internationale. Il est impossible de mener dans l’arène
internationale une politique qui évoque celle d’une grande puissance, et en
même temps continuer à imposer des réformes libérales et impopulaires dans les
secteurs de l’économie, des soins de santé, de l’enseignement, etc. Une
politique de grande puissance et de résistance à l’Occident présuppose le
soutien d’une masse fondamentale au sein de la population, et pas seulement
d’une poignée d’oligarques. Les réformes économiques qui mettent à mal la
situation de la population affaiblissent évidemment ce soutien.
Pourquoi
réfléchir à un nouvel ordre mondial maintenant seulement, alors que les
circonstances nous y obligent ?
A la tête de
la Russie se trouvent deux groupes. L’un d’entre eux souhaite vivement «se
réconcilier» avec l’Occident, revenir aux relations de l’époque de Eltsine. Le
second groupe adopte une orientation différente, comprenant qu’il sera
impossible d’en revenir aux conditions qui prévalaient avant la crise
ukrainienne.
L’Occident a
senti que la Russie était occupée à se relever et qu’elle regagnait sa
souveraineté. La crise en Ukraine est évidemment la réponse à ce redressement
de la Russie. George Friedman, le créateur et le premier directeur de Stratfor,
cette entreprise privée de renseignement, a déclaré voici quelques années déjà
qu’aucun président des États-Unis ne pourrait s’accommoder d’une remontée en
puissance de la Russie. C’est ainsi que Moscou vit très vite arriver une crise
à ses frontières, en Ukraine. Friedman avait donc raison.
Il ne sera
pas possible de trouver une solution à la situation actuelle comme ce fut le
cas en 2008-2010. L’alternative possible se résume à la poursuite du conflit ou
la capitulation de la Russie. Et cette capitulation serait suivie du
démembrement de notre pays et de l’instauration du contrôle des entreprises
transnationales sur ses différentes parties, fruits de la dislocation. Si
d’aucuns, au sein de nos couches supérieures nourrissent l’espoir d’arriver à
s’accorder avec l’Occident, et si on parvient à « s’entendre sur le
butin », de voir tout rentrer en bon ordre, ils se trompent lourdement. Ce
n’est qu’illusion.
L’Occident
est arrivé à la conclusion qu’il faut soit démembrer la Russie, c’est-à-dire
achever ce que la perestroïka n’est pas parvenue à accomplir, soit continuer à
exercer une pression sur elle jusqu’à la briser.
Pourquoi
veulent-ils particulièrement briser la Russie, et non la Chine ?
La Chine
n’est pas du tout le pays véritablement et théoriquement capable de devenir la
base d’un nouvel ordre mondial. Malgré toute sa puissance économique, elle
n’est pas une grande puissance nucléaire. Jusqu’à présent, la Russie s’est
avérée être le seul pays en mesure d’infliger des dommages intolérables aux
États-Unis. Aussi longtemps que subsistera cette menace, les États-Unis et les
structures fermées de coordination et de gestion du monde feront tout pour
priver la Russie de la possibilité de mener une politique indépendante.
Le politologue Leonid Savine, rédacteur en chef du
magazine Geopolitika considère que l’Union économique eurasienne pourrait
constituer la base du nouvel ordre mondial . Qu’en pensez-vous?
Le récent
sommet du G7 pourrait avoir été la goutte qui fait déborder le vase de patience
de la Fédération de Russie. Depuis longtemps, la Chine mise sur la
multipolarité. C’est écrit noir sur blanc dans leurs documents doctrinaux et
stratégiques. Ils ont créé l’Organisation de Coopération de Shanghai, ils
travaillent avec les États d’Afrique et d’Amérique Latine dans le cadre d’un
format bilatéral, très efficace. Ils n’imposent pas leur vision politique.
Quant au
BRICS, il s’agit d’un projet conçu aux États-Unis. Cette idée émane du groupe Goldman
Sachs [En 2001. N.d.T.]. C’est ce qui explique pourquoi la Russie se plaça
dans le sillage de cette organisation.
Si on
souhaite s’en tenir à la réalisation de notre propre ordre du jour, il faut
aborder l’idée de la création de l’Union économique eurasienne et d’un espace
d’intégration plus vaste dans lequel l’Union européenne pourrait entrer dans
quelque temps. Ils faudrait envisager des unions transrégionales alternatives
dans le cadre desquelles s’inscrirait le BRICS.
Le moment
est venu pour nous de sortir des projet néolibéraux favorables uniquement à
l’Occident, comme le G7, le FMI, la Banque Mondiale et les organisations
supranationales comme l’OMC. Tout cela, ce sont des sucreries que l’on agite
sous le nez de la Russie afin de l’allécher et l’attirer au sein du club, où
elle sera forcée d’œuvrer aux intérêts de l’Occident. Mais nous devons défendre
nos intérêts nationaux et aider les autres États à faire de même. C’est
précisément sur base d’alliance entre États souverains que sera créé un nouvel
ordre mondial.
Pourquoi ne
nous sommes-nous pas efforcés bien plus tôt de créer un nouvel ordre mondial.
Pourquoi parlons-nous de cela aujourd’hui seulement ?
Après la
chute de l’Union Soviétique domina l’idée, exprimée très souvent, entre autre à
l’époque de la présidence de Dimitri Medvedev, selon laquelle la Russie devait
s’intégrer dans le modèle économique et politique occidental. L’intégration de
la Russie dans le G8, et son entrée à l’OMC furent des éléments de ce
processus. L’Occident tenta une démarche similaire envers la Chine. Mais les
Américains furent rapidement déçus des résultats et décidèrent qu’il convenait
de réexaminer ces relations. Toutefois, cela ne signifie pas qu’ils vont
renoncer à leurs visées. Ils vont s’efforcer d’incorporer la Russie, la Chine,
l’Iran et d’autres États dans leur système politique. C’est pourquoi nous
devons créer un contrepoids. Tout le monde comprend que les États-Unis ne
peuvent plus être le gendarme du monde et continuer à exercer une hégémonie
mondiale, suite à leurs dissensions internes, leurs crises aiguës en matière de
politique intérieure, et leurs erreurs dans le domaine de la diplomatie. La
Russie a donc la chance de proposer au monde une vision nouvelle.
Mais comment
les États-Unis pourraient-ils renoncer à leur rôle de chef de file ?
Évidemment, les États-Unis ne voudront pas lâcher les rênes que les circonstances leur ont permis de prendre en mains à l’issue de la deuxième guerre mondiale, alors que l’Europe était un champ de ruines. Dès 1943, ils ont structuré le système monétaire de Bretton-Woods et entamé l’élaboration des plans de réforme de l’ordre mondial dans lequel le rôle de dirigeant leur était dévolu. Je pense que l’événement ou le phénomène susceptible de former un ordre mondial multipolaire pourrait être non pas une nouvelle guerre, mais au contraire la prévention d’une troisième guerre mondiale. Si l’on parvient à dépasser le point critique, permettant alors à la situation de se normaliser, tous les pays pourront retrouver une certaine prospérité et obtenir tous les bénéfices que peut faire miroiter l’actuelle mondialisation.
Évidemment, les États-Unis ne voudront pas lâcher les rênes que les circonstances leur ont permis de prendre en mains à l’issue de la deuxième guerre mondiale, alors que l’Europe était un champ de ruines. Dès 1943, ils ont structuré le système monétaire de Bretton-Woods et entamé l’élaboration des plans de réforme de l’ordre mondial dans lequel le rôle de dirigeant leur était dévolu. Je pense que l’événement ou le phénomène susceptible de former un ordre mondial multipolaire pourrait être non pas une nouvelle guerre, mais au contraire la prévention d’une troisième guerre mondiale. Si l’on parvient à dépasser le point critique, permettant alors à la situation de se normaliser, tous les pays pourront retrouver une certaine prospérité et obtenir tous les bénéfices que peut faire miroiter l’actuelle mondialisation.
Dans un autre
entetien, daté du 29 mai 2015, Andreï Foursov commente
la publication récente d’un rapport de la Fondation Gorbatchev réclamant une
nouvelle perestroïka.
– La
Fondation Gorbatchev et le Comité des initiatives civiles ont préparé un
rapport, « Les valeur de la perestroïka dans le contexte de la Russie
contemporaine « , dans lequel il est précisé que le pays a besoin — et ce
serait même inévitable – d’une nouvelle perestroïka. Que fut la perestroïka en
URSS et que peut-elle être aujourd’hui?
S’il faut
donner une définition de la perestroïka, je dirais qu’il s’agissait de la
transformation préméditée d’une crise structurelle en un système qui mena à son
terme la destruction de l’Union Soviétique et du système soviétique. Gorbatchev
lui-même a dit qu’il avait toujours considéré que la destruction du communisme
fut la grande tâche de sa vie. Il s’agit bien entendu d’un mensonge, tout
simplement parce qu’une telle chose ne pouvait lui venir à l’esprit lorsqu’il
était un fonctionnaire soviétique. Cela s’appelle «faire bonne figure avec un
mauvais jeu». On peut imaginer que ceux qui parlent d’une nouvelle perestroïka
supposent que celle-ci devrait provoquer la destruction de la Russie, tout
comme la perestroïka généra celle de l’URSS.