Neapolis : la capitale du garum engloutie par un tsunami

Une équipe d’archéologues tunisiens et italiens ont découvert pendant l’été 2017 les vestiges de la ville punique puis romaine de Neapolis, ancêtre de la ville actuelle de Nabeul (60 km au sud-est de Tunis et capitale du Cap-Bon). Une ville ravagée au IVe siècle de notre ère par un raz-de-marée. Elle était connue pour la production de garum, un condiment de poisson exporté dans tout l’empire romain, du bassin méditerranéen jusqu‘en Angleterre. 

Aparté
Lorsque nous étions collégiens, nous avions l’habitude de nous baigner à la plage de Nabeul. Munis de simples masques, nous pouvions voir sur le fond de l’eau les vestiges archéologiques de l’ancienne ville de Neapolis. Les plus téméraires pouvaient plonger  et ramener à la surface des objets antiques dont nous ne connaissions pas la valeur, étant donné qu’à cette époque (années 50-60 du siècle dernier), ni les médias, ni l’école ou le collège ne nous éduquaient   au sujet de ce patrimoine inestimable. Aujourd’hui encore, la baignade sur le site archéologique n’est pas interdite, et n’importe quel chasseur d’antiquités pourrait facilement et impunément se servir, pourvu qu’il soit équipé pour la plongée peu profonde (de 1 à 3 m). Seule une partie terrestre du site antique est entouré d’une clôture symbolique .  La grande partie du site terrestre est occupée par le Club Med (bâtiments, piscines, jardins, etc.) . Comment ses promoteurs ont-ils pu obtenir  leur permis de construire ?  Je vous laisse deviner. H.G.

 

le plan de la ville de Néapolis immergée et émergée

Tôt le 21 juillet 365 CE, un tremblement de terre de magnitude 8,5 a secoué la Méditerranée orientale, déclenchant un puissant tsunami. La ville égyptienne d'Alexandrie a été endommagée, des villes se sont effondrées sur l'île de Crète , et la ville côtière de Neapolis, a été en grande partie engloutie par la vague, selon les archives historiques. [1]

Neapolis ("nouvelle ville" en grec) a été fondée au 5ème siècle avant notre ère. Alors qu'il s'agissait d'un pôle méditerranéen important, son nom n'apparaît pas trop souvent dans les écrits anciens, peut-être parce que la ville s'est rangée du côté de l'ancienne cité-état de Carthage - fondée au IXe siècle avant J.C par les Phéniciens - dans la dernière d'une série de trois guerres, appelées les guerres puniques , contre Rome. La troisième guerre punique s'est étendue de 149 à 146 avant notre ère et a conduit à l'incendie de Carthage et au génocide de sa population par les Romains.

Sur une population de 200.000 âmes, au moins 150.000 Carthaginois ont péri. Polybe, qui a participé à la campagne, a confirmé que « le nombre des morts était incroyablement élevé » et les Carthaginois « totalement exterminés ». En -146, les légions romaines conduites par Scipion Émilien, ont rasé la cité, et envoyé en esclavage les 50.000 survivants, dont 25.000 femmes. Carthage est détruite et brûle pendant dix jours. La cité est rasée la même année que Corinthe. Son emplacement est maudit et l’on a longtemps affirmé que du sel y aurait été rituellement déversé pour stériliser le sol. L’ordre sénatorial était : « Il est décidé que les villes qui se sont alliées de manière constante avec l’ennemi doivent être détruites » (Appien, Histoire romaine, 8.135). Par conséquent, les Romains ont rasé cinq cités alliées de Carthage  et ont exterminé leurs populations : Tunis, Bizerte, Hermaea (El-Haouaria), Neapolis (Nabeul) et Aspis (Kélibia) (Strabon, 17.3.16). 

Les quelque 20 hectares de vestiges tout près du rivage sont constitués de près de 50 acres de ruines aquatiques près de la ville moderne de Nabeul. Ils comprennent des rues, des monuments, des maisons, des mosaïques. Les vestiges découverts confirment "de manière concluante" la théorie selon laquelle la ville de Neapolis a été partiellement engloutie par un tsunami au 4ème siècle après JC.

 

Les archéologues ont également découvert près d’une centaine de cuves servant à la production de garum, un condiment en sauce à base de poisson, très apprécié des Romains, dont le goût rappelle, paraît-il, le nuoc-mam chinois. [2]. 

exemple de cuves pour la fabrication du garum,

L'onéreux garum était brassé dans des cuves comme celles qui viennent d’être découvertes. Pour être ensuite stocké et transporté dans des amphores qui ont été exportées à travers presque toute la Méditerranée . Nombre de ces amphores fabriquées à Neapolis et typiques de cette ville,  ont été trouvées un peu partout des l’Empire romain jusqu’en Angleterre. 

Routes commerciales de l'empire romain

 

Cette découverte a permis aux archéologues d'avoir la certitude que Neapolis était un grand centre de production de garum et de salaison, probablement le plus grand centre dans le monde romain. Neapolis devaient sa fortune au garum. Le raz-de-marée a donc immergé une partie de la ville antique. Ce qui a entraîné la délocalisation de la fabrication du garum ailleurs. Mais la fameuse tradition de la poterie de Neapolis continue de nos jours. Nabeul est le centre tunisien de la poterie artistique et utilitaire.

Outre des vestiges matériels, le fameux condiment a laissé des traces linguistiques dans la Tunisie d’aujourd’hui. «On retrouve dans le dialecte tunisien ce qualificatif "mchoum garum’' pour désigner quelqu’un de "puant’" et infréquentable», «Mchoum» veut effectivement dire «qui sent, qui pue» en arabe. Manière de dire que le garum ne devait pas sentir très bon et que sa réputation odorante a traversé les siècles…mais il était un condiment aussi appréciable que le ketchup ou la harissa de Nabeul, qui a conquis le monde entier.[3]

 

NOTES

[1] Un très violent séisme frappa la Crète le 21 juillet 365 soulevant son extrémité sud-ouest de près de neuf mètres et occasionnant un puissant tsunami qui ravagea de nombreuses côtes du bassin oriental de la mer Méditerranée, frappant en particulier durement Alexandrie. Les témoignages littéraires antiques et médiévaux de cette catastrophe sont nombreux, dont celui d'Ammien Marcellin qui date et décrit bien le reflux et le flux spectaculaire du tsunami. La description faite par Ammien Marcellin de la catastrophe frappant Alexandrie correspond à celle des grands tsunamis : retrait spectaculaire des eaux puis vagues submergeant en profondeur une côte basse et plane. L'indication de bateaux charriés à l'intérieur des terres sur plusieurs milles et parfois échoués sur des maisons est une réalité, constatée lors des récents tsunamis dans l'océan Indien et au Japon.

[2] Pline, Histoire naturelle, XXI, 93-96, écrit

Le plus raffiné se fait aujourd’hui à partir du scombre dans les cuves. Mille sesterces permettent d’en obtenir environ deux conges (1 conge = 3,25 litres) ; et il n’y a pour ainsi dire pas de liquide, excepté les parfums, qui ait pris tant de valeur. […] L’allex, rebut du garum, n’est qu’une lie grossière et mal filtrée. Cependant on s’est mis à en préparer aussi spécialement avec un poisson tout petit et sans valeur : nous l’appelons apua, les Grecs aphyé, parce que ce petit poisson est engendré par la pluie. L’allex est devenu ensuite un objet de luxe, les espèces s’en sont multipliées à l’infini. […] Ainsi l’allex a étendu son domaine aux huîtres, aux oursins, aux orties de mer, aux foies de surmulet, et l’on s’est mis à faire putréfier le sel de mille façons pour les plaisirs de bouche. […]
Cependant cette substance n’est pas sans usage en médecine. On guérit, en effet, la gale des moutons avec de l’allex, que l’on fait couler par une incision de la peau, il est bon contre les morsures du chien et du dragon marin ; mais en ce cas on l’applique sur de la charpie. Le garum, de son côté, guérit les brûlures récentes si on le verse sans prononcer le mot “garum”. Il est utile aussi contre les morsures de chien et surtout contre celles du crocodile et dans les ulcères […] et les douleurs de la bouche et des oreilles.

On met dans un récipient les viscères des poissons et l’on sale ; on ajoute du fretin ; […] tout cela est salé de la même façon, et on laisse réduire au soleil en remuant fréquemment. Une fois cela réduit par la chaleur du soleil, on y prélèvera le garum de la façon suivante : on plonge une grande corbeille serrée dans la jarre […] ; le garum coule dans la corbeille et l’on recueille ainsi le liquide appelé liquamen qui filtre à travers la corbeille ; le résidu constitue la halec.

[3] Les amateurs de spécialités "orientales" n’en doutent pas : sans la fameuse sauce harissa, les couscous et les tajines de viande ne seraient sans doute pas si savoureux. En Afrique du Nord, cette spécialité emblématique de la cuisine tunisienne bénéficie même d’un statut à part : celui de “sauce nationale”. Un festival annuel a lieu chaque année à Nabeul (vers octobre/ novembre) consacré à cette purée de piments rouges broyés et mélangés à des épices. Face à un tel succès, l’UNESCO envisage d’inscrire la harissa au patrimoine culturel de l’humanité.

Cette harissa épicée à base de piments séchés ou non (harissa sèche ou harissa ayant une consistance comparable à celle de la la moutarde), de cumin, d'ail, de coriandre, de carvi et d'huile d'olive a conquis tout le nord de l’Afrique. À Nabeul et dans toute la région du Cap-Bon, chaque famille a sa propre recette d’harissa, qu’on prépare une fois par an et qu’on va consommer tout au long de l’année.

L’harissa de Nabeul succède au garum de Neapolis comme condiment apprécié mondialement.

Hannibal GENSÉRIC