Une telle réaction suscite un certain nombre de
questions. Ainsi, comment expliquer le revirement inespéré de Rohani
dont la stratégie visait jusqu'ici à apaiser les tensions
irano-américaines héritées de l'ère Ahmadinejad? Comment expliquer que
l'Iran menace aussi directement un Etat choyé par les USA? Aurait-il
donc, si Assad finissait vraiment par être renversé, les moyens de ses
ambitions? Si c'est la cas, l'engagement de l'Iran entraînerait un
affrontement ultime, au sens propre, entre l'axe israélo-américain et,
pour reprendre cette expression de Bassam Tahhan, le croissant chiite.
Serait-ce le début de cette 3ème GM (Guerre Mondiale) dont on entrevoit déjà les facteurs
déclenchants?
L'issue des négociations secrètes sur le
nucléaire iranien qui se sont tenues en novembre 2013 entre Téhéran,
Washington et Bruxelles a bien montré que Rohani n'entendait pas
persévérer dans la voie anti-américaine de son prédécesseur. D'un côté,
il comptait faire rentrer son pays dans l'OCS (Organisation de la Coopération de Shanghaï), de l'autre, la nécessité
d'une levée partielle des sanctions se faisant urgente, livrer du gaz
iranien à l'UE en échange de quelques concessions sur le nucléaire.
Au
grand dam du camp Ahmadinejad et surtout au grand dam d'Ali Khamenei, le
Guide suprême, Rohani avait mordu à l'hameçon étasunien. S'il est vrai
que sa démarche était tout à fait explicable, les sanctions étouffant
l'économie iranienne, il est non moins vrai qu'elle portait atteinte aux
intérêts russes et chinois invalidant le projet d'adhésion à l'OCS et
livrant l'Iran aux caprices de ceux qui en font, quand bon leur semble,
la bête noire à abattre. Au bout du compte, il fallait choisir.
Croyant
reprendre le contrôle de la situation sur fond de crise irakienne,
Téhéran propose son aide contre l'EI mais à condition que les sanctions
soient totalement levées. Cette proposition avait tout ce qu'il y a de
plus logique. Dans l'état actuel des choses, alors donc que les USA se
disent choqués par l'avancée de l'EI et que la Vieux Continent ne sait
plus que faire de "ses" djihadistes par ailleurs de plus en plus
nombreux, il semblerait normal d'accepter cette aide ainsi que celle
proposée par Damas en échange d'un petit effort diplomatique de la part
de la France. Or, après quelques velléités euro-américaines, elle fut
finalement rejetée par John Kerry au motif que la coalition
s'acquitterait très bien de sa tâche. Précisons une fois de plus que le
contraire aurait été pour le peu surprenant, l'EI étant entre les mains
des puissances atlantistes le seul instrument de pression sur l'Irak, la
Turquie et la Syrie.
S'il faut un exemple parlant, Kobané en est un.
Il
suffit de constater que la Turquie a fermé sa frontière aux Kurdes de
Syrie vouant de la sorte à une mort certaine plus de 300.000 personnes
piégées par l'avancée de l'EI. En revanche, la Turquie se targue
d'accueillir sur son territoire une opposition syrienne dite modérée qui
apprend à être encore plus modérée dans deux camps d'entraînement
situés comme par hasard dans des zones frontalières de la Syrie.
N'oublions pas que la Turquie est membre de l'OTAN et ne fait par
conséquent qu'appliquer la stratégie de l'Alliance.
Dans
l'état actuel des choses, il n'est pas certain que l'armée syrienne
puisse libérer Kobané des égorgeurs de l'EI avant qu'il ne soit trop
tard. Qui plus est, les frappes de la coalition ont à peine, voire pas
du tout touché les positions du Daesh. En revanche, elles ont fait
obstacle à l'avancée des troupes syriennes qui à un moment donné ont été
forcées de reculer. Enfin, comme par hasard, la coalition envisage la
création d'une zone tampon doublée "pour plus d'efficacité" (voir
l'analyse de Georges Malbrunot dans le Figaro) d'une zone d'exclusion
aérienne où les "rebelles modérés devraient s'installer pour renforcer
leurs positions contre Bachar el-Assad", donc, menons le raisonnement à
son terme, où devrait s'installer l'OTAN pour épauler son supplétif.
Sur
ce point-là, on est en plein dans le scénario afghan avec en plus, dans
le cas présent, un plan d'action conforme au vieux projet de
démantèlement de l'Irak et de la Syrie.
Si le camp euratlantiste arrive à
ses fins, inutile de préciser quel sera le sort de l'Iran, surtout que
la politique profondément irrationnelle, voire paranoïaque de Tel-Aviv
vis-à-vis de l'Iran et de la Syrie déterminera automatiquement la
stratégie ultérieure de Washington. Téhéran se retrouvera donc confronté
et à l'EI, et à ceux qui le tiennent en laisse, désireux de mener à son
terme la vaste opération de remodelage lancée en 2001.
Conscient
de ces facteurs, l'Iran n'a plus l'embarras du choix.
La balance a donc
penché vers une alliance avec la Russie et un soutien inconditionnel à
Bachar el-Assad. Au stade où nous en sommes, les politesses
diplomatiques n'ont guère d'effet et l'Iran l'a bien compris lui qui
d'ailleurs, le mainstream médiatique l'oublie trop souvent, n'a jamais
attaqué Israël le premier. Seulement voilà: a-t-il véritablement les
moyens de le faire? Quelle que soit la soit la réponse, il est clair que
nous sommes au seuil d'une troisième GM puisque Washington ne reculera pas.
L'éventuelle implication de l'Iran ne fera que hâter les évènements mais
peut-être aussi le dénouement d'un cauchemar déjà long de treize ans.
Nous le verrons sous peu.