jeudi 9 octobre 2014

La trouille des USA d'une Alliance Beijing-Moscou-Berlin

Un spectre hante le « Nouveau siècle américain » déjà sur le déclin : la perspective d’une alliance commerciale stratégique entre Beijing (Pékin), Moscou et Berlin. Appelons-la l’alliance BMB.

Le président russe Vladimir Poutine rencontre le président chinois Xi Jinping à Shanghaï en mai 2014 dans l'optique de sceller un contrat de plusieurs milliars de dollars en vue de livrer du gaz russe à la Chine. (Photo : US News & World Report)
Le président russe Vladimir Poutine
et le président chinois Xi Jinping
Cette possibilité est abordée sérieusement au plus haut niveau à Pékin et Moscou, et considérée avec intérêt à Berlin, New Delhi et Téhéran. Inutile toutefois d’en parler dans les officines de Washington ou au quartier général de l’Otan à Bruxelles, où l’on n’en a que pour l’étoile de l’heure et de demain, le nouveau Oussama ben Laden qu’est devenu le calife Ibrahim, alias Abou Bakr al-Baghdadi, l’insaisissable prophète coupeur de têtes d’un nouveau mouvement et mini-État aux acronymes divers (EIIL, EIIS, EI, Isis, Daesh) utilisés par les hystériques de Washington et d’ailleurs.
Washington a beau remixer sa Guerre mondiale contre le terrorisme tant qu’il lui plaira, il n’en demeure pas moins que les plaques tectoniques eurasiatiques continuent de bouger et que ce mouvement ne s’arrêtera pas juste parce que les élites américaines refusent d’accepter [1] que leur petit moment unipolaire dans l’histoire du monde s’achève. Pour eux, la fin de l’ère de la domination tous azimuts, comme le Pentagone se plaît à l’appeler, est tout simplement inconcevable. Il faut dire que cette volonté du pays indispensable à vouloir contrôler tout l’espace (militaire, économique, culturel, virtuel et intersidéral) se rapproche sérieusement de la doctrine religieuse. Les missionnaires de l’exceptionnalisme et du peuple élu de Dieu n’acceptent pas l’égalité. Au mieux, ils forment des « coalitions de volontaires » pour lutter contre l’EIIL/EIIS/EI/Daesh… regroupant plus de 40 pays [2], qui applaudissent (et conspirent) en coulisse, ou qui envoient un avion ou deux en Irak ou en Syrie.
L’Otan, qui, contrairement à certains de ses membres, n’est pas officiellement en guerre contre le Djihadistan [3], demeure une structure pyramidale dominée par Washington. Elle ne s’est jamais souciée d’inclure l’Union européenne (UE) ou d’amener la Russie à se sentir européenne. Quant au calife, ce n’est qu’une diversion mineure. Un cynique postmoderne pourrait même prétendre qu’il s’agit d’un émissaire que la Chine et la Russie ont envoyé sur la scène mondiale pour faire sauter les yeux de l’hyperpuissance de la planète hors de leurs orbites.

Diviser et isoler

Comment alors la domination tous azimuts s’applique-t-elle lorsque les deux autres puissances concurrentes de l’heure, la Russie et la Chine, commencent à faire sentir leur présence ? L’approche préconisée par Washington dans chaque cas, en Ukraine et dans les eaux asiatiques, semble être de diviser et d’isoler.
Depuis déjà plusieurs années, afin que l’océan Pacifique reste un lac américain classique, l’administration Obama a réorienté son pivot vers l’Asie. Les manœuvres militaires qui en découlent sont modestes, mais la tentative d’opposer le nationalisme chinois au nationalisme japonais, tout en consolidant les alliances et les relations dans toute l’Asie du Sud-Est, en mettant l’accent sur les conflits énergétiques dans la mer de Chine méridionale, l’est beaucoup moins. Washington cherche en même temps à mettre en place un éventuel accord commercial, le Partenariat TransPacifique (PTP).
Dans les zones frontalières occidentales de la Russie, l’administration Obama alimente les braises du changement de régime à Kiev (qu’attisent les meneurs de claque locaux que sont la Pologne [4] et les pays Baltes [5]), afin qu’elles prennent feu et deviennent clairement une menace existentielle pour la Russie, aux yeux de Vladimir Poutine et des dirigeants russes. Contrairement aux USA, dont la sphère d’influence (et les bases militaires) s’étend partout dans le monde, il était impensable que la Russie conserve toute influence significative auprès de ses proches voisins.
Pour Moscou, c’était comme si Washington et ses alliés de l’Otan cherchaient de plus en plus à imposer un nouveau rideau de fer sur leur pays, de la Baltique à la mer Noire, avec l’Ukraine comme fer de lance. L’alliance BMB pourrait y voir une tentative d’isoler la Russie et d’imposer un nouvel obstacle à ses relations avec l’Allemagne. L’objectif ultime serait de diviser l’Eurasie, afin d’empêcher d’éventuels progrès vers une intégration commerciale dans le cadre d’un processus n’étant pas sous l’égide de Washington.
Du point de vue de Pékin, la crise ukrainienne a démontré que Washington était prêt à dépasser toutes les lignes rouges inimaginables dans le  but de harceler et d’isoler la Russie. Les dirigeants chinois y voient une tentative concertée de déstabiliser la région, de manière à favoriser les intérêts américains, avec l’appui de tout le spectre de l’élite à Washington, des néoconservateurs et des chantres libéraux de la Guerre froide aux interventionnistes humanitaires à la Susan Rice et Samantha Power. Il va de soi que si vous avez suivi la crise ukrainienne de Washington, pareilles perspectives paraissent aussi étranges que celle de n’importe quel Martien. Sauf que la perception du monde vue du cœur de l’Eurasie diffère de celle de Washington, en particulier le Rêve chinois (Zhongguo meng) [6] préconisé par une Chine en plein essor.
Tel qu’établi par le président Xi Jinping, ce rêve comprendrait un réseau de nouvelles routes de la soie, tissées par la Chine, qui deviendrait l’équivalent du Trans-Asia Express pour le commerce eurasiatique. Ce qui veut dire que, Pékin sentant la pression de Washington et de Tokyo monter sur le front maritime,  s’emploie à privilégier le commerce sur le territoire eurasiatique, d’une part via la Sibérie, d’autre part avec les pays de l’Asie centrale.
 
En ce sens, on pourrait dire que nous sommes au seuil d’un monde nouveau, chose qu’ignore toutefois quiconque ne se contente que de suivre les médias américains ou les débats à Washington. Aujourd’hui, la partie de l’Occident qui intéresse le plus les deux pays (Russie et Chine) est une éventuelle Allemagne, qui ne serait plus dominée par la puissance américaine et par les volontés de Washington.
Moscou poursuit en fait un dialogue stratégique avec Berlin depuis rien de moins qu’un demi-siècle, qui va de pair avec une coopération industrielle et une interdépendance énergétique à la hausse. Ce qui n’est pas passé inaperçu dans le Grand Sud, où l’Allemagne commence à être perçue comme le sixième pays du BRICS (après le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud).
La domination allemande en Europe selon Emmanuel Todd
Au milieu de toutes ces crises mondiales, en Syrie et en Ukraine notamment, les intérêts géostratégiques de Berlin semblent s’éloigner lentement de ceux de Washington. Les industriels allemands, en particulier, semblent désirer vivement conclure des transactions commerciales illimitées avec la Russie et la Chine. C’est qu’elles pourraient ouvrir à leur pays la voie vers un pouvoir mondial dépassant les frontières de l’UE et, à long terme, mettre un terme à l’époque où l’Allemagne, malgré toute la courtoisie dont elle était capable, demeurait essentiellement un satellite américain. 
La route sera longue et sinueuse. Le Bundestag, le parlement allemand, préconise encore un programme atlantiste fort et obéit aveuglément à Washington. Il y a encore des dizaines de milliers de soldats américains sur le sol allemand. Mais, pour la première fois, la chancelière allemande Angela Merkel s’est montrée hésitante à l’égard de l’imposition de sanctions plus sévères contre la Russie par rapport à la situation en Ukraine, parce que pas moins de 300.000 emplois allemands dépendent des relations avec la Russie. Les chefs d’entreprise et l’establishment financier ont déjà sonné l’alarme [7], parce qu’ils craignent que ces sanctions ne soient totalement contre-productives. 

Banquet chinois de la Route de la soie

Le nouveau jeu de puissance géopolitique de la Chine en Eurasie a peu d’équivalents dans l’histoire moderne. L’époque est bien révolue, où le petit timonier Deng Xiaoping insistait pour que la Chine garde un profil bas sur la scène internationale. Il y a bien sûr des désaccords et des stratégies divergentes concernant la gestion des points chauds du pays, que sont Taiwan, Hong Kong, le Tibet et le Xinjiang [8], la mer de Chine méridionale, la concurrence indienne et japonaise, ainsi que les alliés problématiques, tels la Corée du Nord et le Pakistan. Il faut dire aussi que le soulèvement populaire dans certaines périphéries sous domination de Pékin atteint des niveaux incendiaires.
La priorité numéro un du pays demeure nationale : elle est axée sur la réalisation des réformes économiques du président Xi, tout en augmentant la transparence et en luttant contre la corruption à l’intérieur du Parti communiste au pouvoir. Loin derrière, vient la question sur la manière de contrer progressivement les plans du pivot du Pentagone dans la région, par la constitution d’une marine hauturière, d’une flotte de sous-marins nucléaires et d’une armée de l’air technologiquement avancée, sans être péremptoire au point de faire paniquer l’establishment de Washington dans sa crainte de la menace chinoise.  
En attendant, comme les voies maritimes internationales resteront sous le contrôle de la U.S. Navy dans un avenir prévisible, la planification va bon train en vue de créer de nouvelles routes de la soie en Eurasie. Le résultat final devrait s’avérer [9] un triomphe d’infrastructure intégrée (routes, trains à grande vitesse, gazoducs, ports), qui reliera la Chine à l’Europe occidentale et à la mer Méditerranée, l’ancienne Mare Nostrum de la Rome impériale, de toutes les manières imaginables.
 

Tel un périple à la Marco Polo à l’envers, remixé au goût de la planète Google, une des principales routes de la soie partira de l’ancienne cité impériale de Xi’an jusqu’à Urumqi, dans la province du Xinjiang, pour ensuite traverser l’Asie centrale, l’Iran, l’Irak et l’Anatolie turque, jusqu’à sa destination finale à Venise. Une autre route de la soie, maritime celle-là, partira de la province du Fujian et passera par le détroit de Malacca, l’océan Indien et Nairobi, au Kenya, pour atteindre ensuite la Méditerranée via le canal de Suez. Pékin a désigné l’ensemble de ces routes comme la ceinture économique de la route de la soie.
La stratégie de la Chine est de créer un réseau d’interconnexions, avec rien de moins que cinq régions clés : la Russie (le pont essentiel entre l’Asie et l’Europe), les pays  de l’Asie centrale, l’Asie du Sud-Ouest (avec des rôles majeurs attribués à l’Iran, l’Irak, la Syrie, l’Arabie saoudite et la Turquie), le Caucase et l’est de l’Europe (y compris la Biélorussie, la Moldavie et, tout dépendant de sa stabilité, l’Ukraine). Sans oublier l’Afghanistan, le Pakistan et l’Inde, qui pourraient faire partie d’une route de la soie à valeur ajoutée.
La route de la soie à valeur ajoutée relierait le couloir économique Bangladesh-Chine-Inde-Myanmar au couloir Chine-Pakistan, ce qui donnerait à Pékin un accès privilégié à l’océan Indien. Là encore, on mettrait tout le paquet (routes, trains à grande vitesse, gazoducs et réseaux de fibres optiques) pour relier la région à la Chine.
Xi en personne a donné une belle description imagée des relations Inde-Chine dans une tribune libre publiée dans The Hindu [10] avant sa visite récente à New Delhi. « La symbiose de « l’usine du monde » et du « bureau du monde », écrivait-il, va donner la base de production la plus concurrentielle et le marché de consommation le plus attrayant qui soient ».
La plaque tournante de la planification élaborée de la Chine concernant l’avenir de l’Eurasie est Urumqi, capitale de la province du Xinjiang, où se tient la plus grande foire commerciale de l’Asie centrale, l’Exposition Chine-Eurasie. Depuis 2000, l’une des grandes priorités de Pékin est d’urbaniser cette province en grande partie désertique, mais riche en pétrole, et de l’industrialiser coûte que coûte. Ce prix à payer, aux yeux de Pékin, c’est la sinisation pure et dure de la région et son corollaire, la répression de toute possibilité de contestation de la part des Ouïgours. Le général de l’Armée de libération du peuple Liu Yazhou a décrit l’Asie centrale en ces termes : « la part de gâteau la plus subtile envoyée du ciel à la Chine moderne ».
L’essentiel de la vision de la Chine à l’égard d’une nouvelle Eurasie rattachée à Pékin, par tous les moyens de transport et de communication imaginables, est énoncée de manière saisissante dans En marchant vers l’ouest : Le rééquilibrage de la géostratégie chinoise (Marching Westwards: The Rebalancing of China’s Geostrategy), un essai éloquent publié en 2012 par Wang Jisi, du Centre des études internationales et stratégiques de l’Université de Pékin.
Tout ce que l’administration Obama a trouvé de mieux pour répondre à cette série de connexions eurasiatiques à venir, c’est une sorte de confinement maritime s’étendant de l’océan Indien à la mer de Chine méridionale, tout en envenimant les conflits avec la Chine et en créant des alliances stratégiques autour de la Chine avec des pays comme le Japon et l’Inde (l’Otan s’est vu évidemment confier la tâche de contenir la Russie dans l’est de l’Europe).

Rideau de fer contre routes de la soie

Le contrat gazier du siècle [11] s’élevant à 400 milliards de dollars, que Poutine et le président chinois ont signé en mai dernier [2014], a donné le coup d’envoi à la construction du gazoduc Force de la Sibérie, qui a déjà commencé à Iakoutsk. Ce gazoduc inondera le marché chinois de gaz naturel russe. Ce n’est évidemment que le début d’une alliance stratégique turbo propulsée entre les deux pays [12] dans le domaine de l’énergie. Pendant ce temps, les hommes d’affaires et les industriels allemands prennent conscience d’une autre nouvelle réalité, à savoir que la destination finale des produits fabriqués en Chine, qui transiteront par les nouvelles routes de la soie, sera l’Europe, et que ces routes vont dans les deux sens. Selon un possible scénario commercial, la Chine pourrait devenir le principal partenaire commercial [13] de l’Allemagne d’ici 2018, dépassant à la fois les USA et la France.
Un obstacle potentiel à pareilles réalisations, que l’on préconise à Washington, est la Guerre froide 2.0, qui déchire déjà non seulement l’Otan, mais également l’Union européenne. À l’heure actuelle, au sein de l’Union européenne, le camp antirusse regroupe la Grande-Bretagne, la Suède, la Pologne, la Roumanie et les pays baltes. Pour leur part, l’Italie et la Hongrie peuvent être considérées comme faisant partie du camp prorusse. Toujours imprévisible, l’Allemagne tient la clé de ce qui deviendra, soit un nouveau rideau de fer, soit un virage vers l’est. Tout dépend de l’Ukraine. Si sa finlandisation fonctionne, en laissant une autonomie substantielle aux régions, comme Moscou le propose (un anathème aux yeux de Washington), un virage vers l’est sera encore possible. Sinon, l’avenir de l’alliance BMB sera loin d’être assuré. 
Mais une autre vision de l’avenir économique de l’Eurasie pointe à l’horizon : Washington cherche à imposer un Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP) en Europe et un Partenariat transpacifique (PTP) similaire en Asie. Les deux partenariats favorisent la mondialisation des sociétés américaines, et leur but est visiblement d’empêcher la montée des économies des pays du BRICS et des autres marchés émergents, tout en consolidant l’hégémonie économique mondiale des USA.
Moscou, Pékin et Berlin ont pris bonne note de deux constats qui se dégagent de la volonté géopolitique pure et dure qu’expriment ces deux pactes commerciaux, à savoir que le PTP exclut la Chine et que le TTIP exclut la Russie. Ces pactes représentent, de façon à peine voilée, le nerf de la guerre commerciale et monétaire qui se profile. Lors de mes récents voyages, des producteurs agricoles espagnols, italiens et français de produits de qualité m’ont répété que le TTIP n’est rien d’autre qu’une version économique de l’Otan, cette alliance militaire que Xi Jinping et la Chine qualifient, en prenant peut-être un peu ses désirs pour des réalités, de structure obsolète
Le TTIP est confronté à beaucoup de résistance dans bien des pays de l’Union européenne (en particulier dans les pays du Club Med, au sud de l’Europe), tout comme le PTP parmi les pays asiatiques (notamment le Japon et la Malaisie). Cela donne de l’espoir aux Chinois et aux Russes pour leurs nouvelles routes de la soie et leur nouveau style de commerce proposé au cœur de l’Eurasie, avec le soutien de l’Union eurasiatique que prône la Russie [14]. Les personnes qui comptent dans les milieux financiers et industriels allemands, pour qui les relations avec la Russie [15] demeurent vitales, suivent tout cela avec beaucoup d’intérêt. 
Il faut dire que Berlin ne s’est pas préoccupé outre mesure du reste de l’Union européenne, plongée dans la crise (trois récessions en cinq ans). Par le truchement d’une troïka très méprisée (la Banque centrale européenne, le Fonds monétaire international et la Commission européenne), Berlin est déjà, à toutes fins pratiques, à la barre de l’Europe, prospère et tourné vers l’Est, pour en obtenir encore plus.
Il y a trois mois, la chancelière allemande Angela Merkel s’est rendue à Pékin [16]. Ce qui est pratiquement passé sous silence dans les médias est l’accélération, sur le plan politique, d’un projet potentiellement révolutionnaire : une connexion par train à grande vitesse reliant Pékin et Berlin. Une fois réalisée, elle constituera un pôle d’attraction en matière de transport et de commerce pour des dizaines de pays, le long de son parcours de l’Asie à l’Europe. Passant par Moscou, elle pourrait devenir l’élément intégrateur de la route de la soie en Europe, peut-être aussi le cauchemar ultime de Washington.

La perte de la Russie

Sous les feux de la rampe médiatique, le dernier sommet de l’Otan au pays de Galles n’a accouché que d’une force de réaction rapide pouvant être déployée dans de futures situations, similaires à ce qui se passe en Ukraine. Au même moment, les membres de l’Organisation de coopération de Shanghai, l’éventuelle contrepartie asiatique à l’Otan, qui est en pleine expansion, se sont réunis à Douchanbé, au Tadjikistan. À Washington et en Europe de l’Ouest, pratiquement personne ne l’a remarqué. Ils auraient dû. À cette occasion, la Chine, la Russie et quatre pays de l’Asie centrale ont convenu [17] d’accueillir des nouveaux membres, et non les moindres : l’Inde, le Pakistan et l’Iran. Les conséquences pourraient être d’une portée considérable. Après tout, l’Inde du Premier ministre Narendra Modi est sur le point de présenter sa propre version de la route de la soie [18]. Derrière cela, on voit poindre la possibilité d’un rapprochement économique [19] Chine-Inde, qui pourrait changer la carte géopolitique de l’Eurasie. L’Iran aussi est en passe de glisser sous le giron Chine-Inde.
Lentement mais sûrement, l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS)  est en train de devenir la principale organisation internationale en Asie. Il en ressort déjà que l’un de ses principaux objectifs à long terme est de cesser de commercer en dollars US, tout en préconisant l’utilisation du pétroyuan et du pétrorouble [20] dans le commerce de l’énergie. Les USA ne seront évidemment pas invités à se joindre à l’Organisation.
C’est ce que l’avenir nous réserve.
Pour le moment, le Kremlin continue de montrer qu’il est encore prêt à reprendre le dialogue avec Washington, ce que Pékin n’a jamais voulu cesser de faire. Pourtant, l’administration Obama continue de s’ancrer dans sa version à courte vue d’un jeu à somme nulle [22], en se fiant à sa puissance technologique et militaire pour maintenir une position avantageuse en Eurasie. Sauf que Pékin a accès aux marchés et dispose de plein d’argent, tandis que Moscou regorge d’énergie. Washington, Pékin et Moscou sortiraient sans aucun doute tous gagnants s’ils coopéraient, comme le voient les Chinois, mais il ne faut pas y compter.
Il faut plutôt s’attendre à ce que la Chine et la Russie consolident leur partenariat stratégique, tout en attirant d’autres puissances régionales eurasiatiques. Pékin a fait le pari que la confrontation USA/Otan contre la Russie, par rapport à l’Ukraine, amènerait Vladimir Poutine à se tourner vers l’est. De son côté, Moscou prend le temps d’évaluer soigneusement ce qui ressortira de sa réorientation en cours aux côtés d’une telle puissance économique. Un jour, peut-être, la voix de la raison à Washington se demandera haut et fort comment les USA ont pu perdre la Russie et la laisser passer aux mains de la Chine.
Pour le moment, il faut voir la Chine comme le pôle d’attraction du nouvel ordre mondial d’un futur siècle eurasiatique. Le même processus d’intégration que connaît la Russie, par exemple, semble de plus en plus s’appliquer [21] à l’Inde et à d’autres pays eurasiatiques, et finira tôt ou tard par s’appliquer aussi à une Allemagne neutre. En fin de partie de ce processus, les USA pourraient bien être progressivement extirpés de l’Eurasie, dont les règles seront changées par l’alliance BMB. Faites vos paris bientôt, car ils seront clos d’ici 2025.
Pepe Escobar
Source : Can China and Russia Squeeze Washington Out of Eurasia? Common Dreams, 06-10-2014
Notes
[1] In Defense of Empire, The Atlantic, 19-03-2014
[2] Ambassador Power touts support for Islamic State mission, Congress spars over combat mission, Fox News, 21-09-2014
[3] L’Otan va-t-elle libérer le Djihadistan, le Saker français, 06-09-2014
[4] Poland Wants Bigger Freeride On U.S. Military Force And Money, Moon of Alabama, 23-08-2014
[5] Baltic Fears : NATO Debates Directing Missile Shield against Russia, Spiegel Online, 25-08-2014
[6] Le « Rêve chinois », CCTV.com, 17-03-2014
[7] The West on the wrong path, Handelsblatt, 08-08-2014
[8] Umbrella revolution’ weathers storm, and CY Leung admits protests set to last, South China Morning Post, 01-10-2014
[9] China heading off cold war through economic diplomacy, Press TV, 06-04-2014
[10] Towards an Asian century of prosperity, The Hindu, 17-09-2014
[11] Putin breaks ground on Russia-China gas pipeline, World’s biggest, Russia Today, 01-09-2014
[12] The 6 Pillars of the Chinese Russian Strategic Partnership, Russia Insider, 22-09-2014
[13] Germany’s most important trading partners 2013, De Statis, Statistisches Bundesamt, 2014
[14] Merkel : Ukraine can go to Eurasian Union, Eu Observer, 25-08-2014
[15] Understanding German-Russian Trade Relations, The Institute of International and European Affairs, 12-08-2014
[16] Angela Merkel in China, china.org.cn, 09-07-2014
[17] Exclusive : SCO’s adding new members « need of the hour », China Daily, 12-09-2014
[18] Modi leads India to the Silk Road, Rediff News, 07-08-2014
[19] What draws Modi to China, Asia Times Online, 16-09-2014
[20] Russia’s Gazprom Neft to Sell Oil for Rubles, Yuan, Ria Novosti, 27-08-2014
[21] India and Japan must propel the Eurasian juggernaut, Oriental Review, 31-08-2014
[22] Un jeu de somme nulle est un jeu où la somme des gains de tous les joueurs est égale à 0. Cela signifie donc que le gain de l'un constitue obligatoirement une perte pour l'autre.

Commentaires



1- On peut citer un article récent de Paul Craig Roberts (le 25 septembre 2014 dans sa version originale, le 1er octobre 2014 dans sa version française, sur le “Saker-français”, que nous citons ici) :

«L’incapacité des gouvernements russe et chinois à faire face à la menace contre leur souveraineté, et l’insistance des adeptes de l’économie néo-libérale, rendent la guerre nucléaire plus probable. Si les Russes et les Chinois comprennent les enjeux trop tard, la seule alternative sera la guerre ou la soumission à l’hégémonie américaine. Comme il n’y a aucune possibilité pour les USA et l’Otan d’occuper la Russie et la Chine, la guerre sera nucléaire.

»Pour éviter cette guerre, qui, selon de nombreux experts, pourrait détruire la vie sur terre, les gouvernements russe et chinois doivent rapidement devenir réalistes dans leur évaluation du mal au sein de Washington, qui a fait des USA le pire état terroriste de la planète.

»Il est possible que la Russie, la Chine et le reste du monde puissent être sauvés par l’implosion de l’économie américaine. L’économie des USA est un château de cartes. Le revenu moyen réel des familles est en déclin sur le long terme. Les universités produisent des diplômés criblés de dettes, mais sans emploi. Le marché obligataire est trafiqué par la Réserve fédérale, qui a besoin de magouiller sur les marchés des lingots pour protéger le dollar. Le marché boursier est truqué par le déversement de billets de banque émis par la Réserve fédérale et son équipe de protection contre l’effondrement, ainsi que par les entreprises qui rachètent leurs propres actions boursières. Le dollar est soutenu par tradition, habitude et troc de monnaies.

»Le château de cartes américain continue de tenir, grâce à la tolérance mondiale pour la corruption à grande échelle et à la désinformation, et aussi [par] la cupidité satisfaite par l’argent provenant d’un système truqué. La Russie ou la Chine (ou les deux) pourront abattre ce château de cartes lorsqu’ils auront des responsables capables de le [décider].»

2- EuroBRICS ?
Dans le concept EuroBRICS, il s'agit de la coopération stratégique pouvant s'établir, dans le cadre d'une  alliance, entre les pays européens (et non seulement l'Allemagne), dotés de nombreuses ressources notamment scientifiques et technologiques, et ceux du BRICS, sans exclure évidemment l'Inde.
D'ores et déjà, ces pays européens, dont évidemment la France, devraient s'efforcer de ne pas se faire exclure des grands projets du BRICS et de l'OCS, désormais décidés. Il s'agira non seulement de mettre en place un nouveau Fonds monétaire, une nouvelle banque mondiale, une monnaie harmonisée voire commune entre ces pays, mais de lancer de grands programmes de développement et de lutte contre les destructions de l'environnement. De tels programmes, en cas de succès, intéresseront, rappelons le, approximativement les 3/5 de la population mondiale. L'avenir de l'Europe reposera sur sa volonté de participer à un tel ensemble, même si cette démarche impose de résoudre un grand nombre de difficultés politiques et économiques.
Dans l'immédiat, la plus grande des difficultés sera pour l'Europe d'échapper à l'emprise que les Etats-unis (et des ses pions européens les plus fanatiques dont la Pologne et les Pays baltes) ont sur elle depuis la dernière guerre mondiale, et qu'ils cherchent à rendre définitive par les traités de libre-échange transatlantique et transpacifique. Mais on peut espérer que les difficultés s'accumulant pour une Union européenne trop soumise à Washington, des intérêts européens plus réalistes, et pas seulement allemands, réussiront dans un avenir pas trop lointain à se faire entendre.

3-  Le ministre de la Défense de Russie Sergueï Choïgou a déclaré récemment que la création d'un Système spatial uni (SSU), un nouveau système d'alerte aux missiles, était une priorité de développement des Forces des fusées stratégiques. De l'avis des experts, dans les conditions actuelles le système d'alerte aux missiles devient un axe des plus prometteurs de la coopération militaro-technique entre la Russie et la Chine.

Le système russe comprendra des satellites de génération nouvelle, ainsi qu'un réseau de postes de commandement protégés traitant l'information reçue depuis l'orbite. Ce groupe de satellites doit remplacer le système Oko-1 ayant une brève durée de service et des caractéristiques insatisfaisantes. Ces dernières années l'Oko-1 a été critiqué par des officiels russes.
Il est attendu que le SSU pourrait détecter non seulement les lancements des missiles balistiques intercontinentaux, mais aussi les tirs des missiles tactiques. Le SSU sera de ce fait un facteur de sécurité stratégique et pourra fournir des données de reconnaissance de grande valeur pendant des conflits locaux. Les satellites d'alerte avancée auront une durée de service plus longue par rapport aux appareils de la génération précédente.
Ainsi dans les conditions actuelles le système d'alerte avancée aux missiles devient un des domaines les plus prometteurs de la coopération militaro-technique bilatérale.