Depuis
les attentats du 11 septembre 2001, les États-Unis ont dépensé au moins
1600 milliards de dollars dans la lutte contre le terrorisme, au
Moyen-Orient, en Amérique du Nord et aussi en Afrique, a révélé un
rapport du Congrès. Avec plus d'un million de personnes tuées, le coût humain de
l’invasion de l’Afghanistan puis de l’Irak est aussi extrêmement élevé.
Ces centaines de milliards de dollars ont principalement bénéficié à
l’industrie de l’armement et aux sociétés militaires privées. Et pour
quels résultats alors que le Moyen-Orient continue de sombrer dans la
guerre, le terrorisme et la pauvreté ?
Une
facture de 1.600 (mille six cent) milliards de dollars (1.300 milliards d’euros). Depuis
le 11 septembre 2001, c’est la somme astronomique que les États-Unis
ont dépensé, en treize ans, pour l’ensemble des guerres qu’ils ont
menées, principalement en Afghanistan et en Irak. Sur une décennie,
c’est presque deux fois le coût de l’assurance santé, l’ « Obamacare »,
dont bénéficient près de 20 millions d’États-uniens (900 milliards de
dollars sur dix ans). Et c’est l’équivalent de ce que l’Inde et ses 1,2
milliards d’habitants ont produit en une année (son PIB). Ce montant
n’est pas avancé par une ONG altermondialiste ou un collectif de
pacifistes. Ce n’est ni plus ni moins qu’un organe du parlement
nord-américain, le Congressional Research Service, qui l’avance dans un
rapport intitulé « Coût des guerres en Irak, en Afghanistan et des
guerres globales contre le terrorisme depuis le 11 septembre », et
publié en décembre 2014 [1].
Malgré l’ampleur de l’estimation, plusieurs universitaires
considèrent encore ces chiffres comme sous-évalués. Le prix Nobel
d’économie, Joseph Stiglitz et l’académicienne Linda Bilmes avancent
dans un livre désormais célèbre, « The three trillion dollar war »,
le chiffre de 3000 milliards de dollars ! Derrière le coût financier,
d’autres rappellent l’impossibilité d’évaluer le coût humain. « Une
comptabilité exhaustive des coûts de la guerre ne pourrait tenir dans un
livre de comptes. Des civils blessés ou déplacés par la violence, aux
soldats tués et blessés, en passant par les enfants qui jouent sur des
routes et des champs parsemés de dispositifs explosifs improvisés et de
bombes à sous-munitions, aucune série de chiffres ne peut retranscrire
le bilan humain des guerres en Irak et en Afghanistan, ni comment elles
se sont étendues aux États voisins et sont revenues aux États-Unis », estime Neta Crawford, enseignante en sciences politiques à l’Université de Boston.
Guerre en Irak et en Afghanistan : 350.000 à 1 million de morts, Syrie : 200.000 morts
Les estimations concernant le nombre morts en Irak oscillent
entre 174.000 (Iraq Body Count, 19/03/13) et plus d'un million (Opinion Research Business, 10/7/10). Même à l'époque de ces sondages
américains, les estimations de mortalité étaient très en deçà des estimations de la population. Neta Crawford co-dirige également le projet Cost Of War (« Coût de la
guerre »), une plateforme de recherche interdisciplinaire. Le bilan que
dresse Cost Of War des guerres états-uniennes est tout autant
terrifiant : 350.000 morts directes, dont 174.000 civils en Irak, en
Afghanistan et au Pakistan. Neta Crawford estime que le coût financier
total s’approche davantage des 4400 milliards de dollars. Pourquoi une
telle différence avec les chiffres du Congrès ? Dans cette évaluation,
Neta Crawford ajoute les 316 milliards de dollars d’intérêt que les
États-Unis remboursent à leurs créanciers, car la majeure partie de ces
financements a été empruntée. Elle comptabilise également 1000 milliards
de dollars supplémentaires, le coût de la couverture santé des
« vétérans », les militaires démobilisés et blessés, parfois lourdement,
physiquement ou psychologiquement.
À quoi ce déversement de dollars a-t-il été employé ? Si l’on s’en
tient aux 1600 milliards du rapport du Congrès, cela couvre le soutien
logistique des bases nord-américaines, la maintenance des armes, la
formation des forces de sécurité irakiennes et afghanes, le coût des
ambassades nord-américaines, l’aide aux États étrangers ou les efforts
de reconstruction…
Trois postes budgétaires majeurs composent ces
dépenses :
- le prix de l’invasion de l’Irak (815 milliards de dollars),
- la guerre en Afghanistan (686 milliards de dollars)
- et les dépenses de
prévention du terrorisme – 108 milliards dont 27 milliards pour
l’opération Noble Eagle qui consiste à assurer un survol constant
de l’espace aérien états-unien et d’une partie de l’espace aérien
canadien par des avions de combats (voir aussi cet article en anglais de
Mother Jones).
Contre-terrorisme au Sahel et au Nigeria : une belle réussite...
Ce montant faramineux démontre à lui seul le gigantisme qui
caractérise le complexe militaro-industriel nord-américain. Précisons
que ces 1600 milliards ne recoupent pas le budget de la défense des
États-Unis. Le Pentagone dispose d’un budget séparé spécifique de 550
milliards de dollars. À eux seuls, les États-Unis représentent près de
40% des dépenses militaires dans le monde, pour 5% de la population
mondiale ! Ce qui les place loin devant tous leurs rivaux.
Ce budget ne prend pas en compte les récentes opérations contre
l’« État islamique », Daesh. Il n’inclut pas non plus, les dépenses
propres aux opérations secrètes menées en partie par la CIA en
Afghanistan, au Pakistan, au Yémen et ailleurs, comme au Sahel où
l’administration de Georges W. Bush avait lancé la « Trans-Sahel Counterterrorism Initiative ».
Une initiative à 500 millions de dollars, regroupant les États
sahéliens ainsi que le Nigeria et le Ghana, dans le but de combattre le
terrorisme. Avec l’émergence d’Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) au
Mali et la montée en puissance de Boko Haram au Nigeria, cette
initiative n’a pas vraiment porté ses fruits. Bien au contraire !
Multinationales et sociétés militaires privées s’enrichissent
Ces sommes colossales font cependant des heureux : le complexe
militaro-industriel. Ces sociétés sont les premières à avoir bénéficié
de l’abondante manne guerrière et antiterroriste. Avec un chiffre
d’affaires de plus de 45 milliards, Lockheed Martin, l’une des
multinationales de l’armement les plus importantes au monde a vendu de
tout : des véhicules blindés, des avions de chasse et de transport, des
missiles Patriot ou Hellfire… Et pas seulement aux États-Unis, mais
aussi aux États irakiens, afghans et israéliens. Boeing – qui ne
construit pas que des avions de ligne, mais aussi des missiles –, ainsi
que Raytheon, Northrop Grumman, General Dynamics ont aussi bénéficié de
cette décennie de guerres. Ces cinq sociétés représentent plus d’un
tiers des fournisseurs de l’US Army. « Le marché » ne s’y est pas
trompé : leur cotation en bourse a grimpé après le début des frappes
contre Daesh. En septembre 2014, la valeur boursière des quatre
principaux fournisseurs militaires des États-Unis a augmenté de 19%,
dépassant les prévisions de l’index de Standard & Poor.
Le business de la guerre et de la violence profite lui aussi des
privatisations. Plusieurs dirigeants états-uniens ont proposé
d’externaliser une partie des activités, et donc des coûts, de l’armée.
Du combat direct sur le terrain, à la protection des ambassades et des
personnalités nord-américaines ou étrangères, en passant par la récolte
de renseignements, les États-Unis ont institutionnalisé le recours au
« mercenariat corporate » : les sociétés militaires privées
(SMP). En Irak, au pic de la présence nord-américaine et britannique, on
estimait qu’environ cinquante sociétés militaires privées étaient en
activité, employant près de 30.000 personnes, issus de différents pays :
Nord-américains, Britanniques, mais aussi Népalais ou Bosniaques.
Un milliard de dollars par an aux mercenaires
Le Pentagone et le Département d’État ont recours à vingtaine de ces
sociétés militaires privées. Elles emploient elles-mêmes près de 10.000
personnes. Une autre agence fédérale, le Congressional Budget Office
a estimé qu’entre 2003 et 2007, le gouvernement a dépensé entre 3 et 6
milliards de dollars au profit des sociétés militaires privées. Les
États-Unis imposent aussi aux gouvernements afghans et irakiens
d’utiliser une partie du budget consacré à la reconstruction pour
employer des sociétés militaires privées, majoritairement
états-uniennes. En 2007, un sénateur démocrate, Henry Waxman, regrettait
que près de 4 milliards de dollars, censés servir à la reconstruction,
avaient été dépensés auprès de mercenaires sous-traitants.
C’est ainsi que l’une des plus grandes entreprises de mercenariat
privé, Blackwater – qui s’appelle désormais Academi – a pu s’enrichir
sur le dos des gouvernements irakien et afghan. Leur enrichissement
est d’autant plus condamnable que Blackwater est accusé d’avoir commis
plusieurs exactions en Irak et en Afghanistan. En Irak, ses mercenaires
ont été impliqués dans près de 200 fusillades ayant coûté la vie à des
civils. Les sociétés militaires privées ont un statut juridique flou en
droit international humanitaire. Comme elles entretiennent de très forts
liens avec l’administration et l’armée états-uniennes, elles échappent
pour l’instant à des sanctions judiciaires concernant leurs actions en
zone de guerre.
Des milliards de dollars évaporés
Les vendeurs d’armes ne sont pas les seuls à s’enrichir. La première
société « non combattante » à avoir bénéficié de cette décennie de
guerre s’appelle KBR Inc., plus connue sous son ancien nom :
Halliburton, une société para-pétrolière qui fournit matériaux et
services pour l’extraction de l’or noir. KBR a longtemps été dirigée par
Dick Cheney, ancien ministre de la Défense de Georges Bush senior et
ancien vice-président de Georges Bush junior. Cette société proche des
néoconservateurs a ainsi pu bénéficier d’un contrat pour la
reconstruction de l’Irak, sans appel d’offre et avant même que commence
l’invasion de ce pays en 2003. Un contrat constamment reconduit qui a
rapporté plus de 39,5 milliards de dollars à KBR Inc.
Ce déversement d’argent n’a jamais été clairement tracé et contrôlé. Ainsi en 2011, la commission du Congrès on Wartime Contracting
a estimé qu’entre 30 et 60 milliards de dollars avaient été détournés
en corruption et autres fraudes. Pire, 6 milliards de dollars avaient
complètement disparu. En plus des victimes de guerre, ce flux d’argent
opaque a contribué à déstabiliser les communautés et les institutions
irakiennes et afghanes. La corruption a renforcé les antagonismes locaux
et régionaux en Afghanistan, entre Pachtounes, Hazaras et Ouzbeks. En
Irak, elle a renforcé les antagonismes religieux entre chiites et
sunnites, entre majorité musulmane et minorités chrétienne ou yézidie.
Qui paiera la prochaine facture ?
Les seigneurs de guerre, les chefs de clan, les leaders religieux,
ainsi qu’une série de représentants d’autorités publiques ont entretenu
la corruption comme système de gouvernance. Selon Transparency
International, en 2013, l’Afghanistan de l’ancien président Hamid
Karzaï, malgré la longue présence internationale, se classe très mal en
matière de corruption : 140ème sur 177. Quant à l’Irak de l’ancien
Premier ministre Nouri al-Maliki, il arrive en 170ème position... Un
quart des Irakiens vivent dans une telle pauvreté qu’ils dépensent moins
de 2,2 dollars par jour. Et ce, alors que sous leurs pieds se trouvent
des réserves de pétrole parmi les plus importantes du monde. En
Afghanistan, un tiers de la population vit en dessous du seuil de
pauvreté.
« Tant que le Moyen-Orient restera un lieu de tyrannie, de
désespoir et de colère, il continuera de produire des hommes et des
mouvements qui menacent la sécurité des États-Unis et de nos amis.
Aussi, l’Amérique poursuit-elle une stratégie avancée de liberté dans le
Grand Moyen-Orient », déclarait le président Bush junior en 2004
pour justifier les guerres commencées et à venir. 1600 milliards ont été
dépensés. 350.000 personnes tuées. Pour rien ? L’Afghanistan est
toujours en proie à l’instabilité et à la guérilla des talibans. Le
mouvement terroriste Daesh a émergé en Syrie et en Irak et constitue une
nouvelle menace. Qui paiera la facture des dix prochaines années ?
Source : Eros Sana