Selon la légende, Gilgamesh était un roi terrible, sanguinaire et
cruel. Mû par le désir de se mesurer au monde entier, il était
impitoyable pour ses adversaires. Ce sadique souverain n’était qu’un vil
tyran qui prenait plaisir à opprimer son peuple au point d’abuser de
toute nouvelle mariée la nuit de ses noces. Se voulant l’égal des Dieux,
Gilgamesh a longtemps poursuivi sa quête vers l’immortalité, mais en
vain…
« Je vais présenter au monde celui qui a tout vu,
Connu la terre entière, pénétré toutes choses,
Et partout exploré tout ce qui est caché »
Connu la terre entière, pénétré toutes choses,
Et partout exploré tout ce qui est caché »
L’épopée de Gilgamesh
Cette histoire, « aussi vraie que le ciel est peuplé d’oiseaux et que la mer de poissons »
[1] nous est parvenue par-delà les âges, sans prendre une seule ride.
La plus vieille œuvre littéraire de tous les temps, gravée en caractères
cunéiformes sur une douzaine de tablettes en argile.
Tablette de la version ninivite de l’Épopée de Gilgamesh (British Museum)
Ce joyau de la littérature assyrienne et humaine qui date, selon les spécialistes, du 18e siècle av. J.-C., fut découvert en 1853 au milieu d’une collection de près de vingt-cinq mille tablettes d’argile qui constituait la bibliothèque du roi Assurbanipal (7e siècle av. J.-C.).
La découverte a été réalisée lors de fouilles dirigées par Hormuzd
Rassam, le plus célèbre des archéologues irakiens, sur le site de
l’antique Ninive, dans la banlieue de l’actuelle Mossoul. C’est
d’ailleurs dans cette ville du nord de l’Irak qu’est né Rassam dans une
famille chrétienne de père irakien (né à Mossoul) et de mère syrienne
(née à Alep). Avec une telle ascendance, Rassam aurait été un parfait
citoyen de Daech (acronyme de « Dawla Islamiya fil Iraq wa Cham ») ou,
en français, l’État Islamique en Irak et au Levant, le Levant (ou Cham)
correspondant à l’historique « Grande Syrie ». Pour autant, cependant,
que les bourreaux de Daech lui aient laissé la vie sauve car il aurait
été certainement doublement jugé pour hérésie : de par sa confession
chrétienne et, surtout, pour sa passion envers Ishtar, déesse
assyrienne.
Hormuzd Rassam (1826-1910)
Les différentes fouilles menées par Hormuzd Rassam ont permis de
mettre au jour plusieurs autres trésors du génie humain dont le célèbre
« Cylindre de Cyrus » (539 av. J.-C.) qui est considéré comme la « première charte des droits de l’homme ». En 1971, ce document gravé sur un cylindre d’argile a été traduit par l’ONU en chacune de ses six langues officielles [2].
Le cylindre de Cyrus (British Museum)
Rassam a été initié à l’assyriologie par l’illustre archéologue
anglais Austen Henry Layard dont les importantes recherches à Ninive
furent consignées dans « Les ruines de Ninive » (Nineveh and its
Remains, 1849), un vrai bestseller en son époque. Notons que ce grand cunéiformiste a
fait ressurgir de la nuit des temps Nimrud (l’antique Kalhu), ville
située à une trentaine de kilomètres de Mossoul. En plus d’inestimables
trésors archéologiques, Layard y découvrit la plus ancienne lentille
optique jamais fabriquée de main d’homme. Cette lentille datant
d’environ 3000 ans fut examinée par l’éminent physicien écossais David
Brewster. Après une minutieuse analyse, le physicien en donna une
description détaillée et déclara que l’objet devait être considéré « comme destiné à être utilisé comme une lentille soit pour grossir ou pour concentrer les rayons du soleil […] » [3].
Austen Henry Layard | La lentille de Nimrud (British Museum) |
Que penser alors des actes barbares et « culturicides » de Daech et
ses nervis ? Peut-on réellement imaginer la construction d’un quelconque
« état » sur les décombres des vestiges archéologiques de son propre
peuple ? Ou en coupant des têtes humaines et en brisant celles en
pierre ? Ceux-là mêmes qui veulent faire disparaitre l’immense culture
assyrienne ne se comportent-t-ils pas pire que le sanguinaire
Gilgamesh ? La démolition au bulldozer du site de Nimrud ou à la massue
des sculptures du musée de Mossoul est plus qu’un signe d’inculture :
c’est la manifestation d’une vision rétrograde de l’être humain et de sa
formidable créativité. Il faut se le dire : contrairement à
l’édification, la démolition n’est que l’apanage des déprédateurs, des
faibles et des insignifiants.
Destruction des statues du musée de Mossoul (Février 2015) : cliquer ici
Cette folie destructrice qui défie le bon sens est d’autant plus
choquante qu’elle se déroule au cœur du croissant fertile, berceau de la
civilisation humaine. Tout proche de cette ville de Mossoul d’où
étaient importés vers l’Europe ces riches tissus de soie et d’or
auxquels Marco-Polo donna le nom de « mousseline » (originaire de Mossoul) [4].
Mossoul où est né l’immense Ziryab (789-857), un des fondateurs de la
musique arabo-andalouse qui, tout jeune, émerveilla le calife abbasside
Haroun Al-Rachid. Vers 822, sous le règne de son fils le calife
Al-Mamoun (786-833), Ziryab se rendit à Cordoue (Andalousie) où il fut
accueilli avec honneur par l’émir Abderrahmane II (792-852). Il y créa
le premier conservatoire de musique d’Europe, révolutionna le chant, la
musique ainsi que la mode, le raffinement et les bonnes manières,
contribuant de manière incontestable à l’essor sans précédent de la
civilisation arabo-musulmane dans le monde [5].
De qui donc tiennent ces gens qui se sont installés à Mossoul et qui
ont poussé l’offense jusqu’à dynamiter la mosquée du prophète Younes
(AS), où se trouve la tombe de ce prophète connu de tous les gens du
Livre [6] ?
Daech fait exploser la tombe du prophète Jonas (AS) à Mossoul (24 juillet 2014) : ici
Nombre d’observateurs relient avec raison ces destructions avec celle
des bouddhas de Bamiyan perpétrée en 2001 par les talibans afghans ou
celle des mausolées musulmans rasés en 2012 à Tombouctou (Mali) par le
mouvement djihasiste Ansar Eddine [7].
Et cela aurait pu être pire. En 2012, sous l’administration du
président Morsi issu de la confrérie des Frères musulmans, Morjan Salem
Al-Johary, un leader islamiste égyptien, avait demandé « la destruction du Sphinx et des pyramides de Giza » [8].
Entrevue (en arabe) avec Morjan Salem Al-Johary (Novembre 2012)
Et des questions se posent : pourquoi les vestiges archéologiques
pharaoniques sont encore actuellement debout alors que l’Égypte est
islamisée depuis le 7e siècle ? Comment se fait-il que tous
les dirigeants musulmans qui se sont succédé à la tête de l’Égypte, à
commencer par Amr Ibn Al-As, son premier gouverneur, ont préservé cet
inestimable patrimoine de l’humanité ?
Pour Al-Johary (et probablement pour tous les djihadistes), la
réponse est simple : les vestiges étaient pratiquement couverts de sable
et, à l’époque, il n’existait pas de moyens de destruction efficaces
(sic !).
Ce qui est pratiquement faux dans la mesure où même si certains
vestiges étaient enfouis sous le sable, les plus imposants ont toujours
été visibles, même partiellement. D’ailleurs, les premières fouilles des
pyramides sont attribuées au calife Al-Mamoun dont les ouvriers
réussissent à pratiquer, en 820, la première ouverture de la grande
pyramide de Khéops encore utilisée de nos jours [9].
L’entrée “Al-Mamoun” de la pyramide de Khéops (Giza, Égypte)
Ajoutons à cela que l’historien, médecin et philosophe arabe Abd
Al-Latif Al-Baghdadi (1162-1231) fit une description détaillée des
vestiges pharaoniques. Dans son ouvrage « Relation de l’Égypte »,
considéré comme une des premières œuvres d’égyptologie, il donna moult
détails sur la tête du Sphinx, son corps étant à l’époque enseveli sous
le sable [10].
Okasha El Daly, professeur d’archéologie à l’Université Collège de
Londres, précise au sujet d’Abd Al-Latif, qu’il était bien conscient de
la valeur de monuments anciens pour étudier le passé et qu’il exprima
son admiration à l’égard des dirigeants musulmans pour la préservation
et la protection des artefacts et des monuments préislamiques [11].
De son côté, l’historien égyptien Ahmed Al-Makrizi (1364-1442)
explique que la mutilation visible actuellement sur le visage du Sphinx
est due à un fanatique soufi du nom de Mohammed Saim Al-Dahr. Cet
incident a été daté par Al-Makrizi vers 780 de l’hégire, c’est-à-dire
entre le 30 avril 1378 et le 18 avril 1379 [12]. Selon un récit rapporté
par l’historien et islamologue allemand Ulrich Haarmann, Al-Dahr fut
lynché par les habitants des environs, courroucés par son acte sordide.
Ils l’enterrèrent par la suite près du monument qu’il avait saccagé
[13].
Cette histoire confirme que non seulement il était possible de
détruire les vestiges archéologiques, mais aussi que la population
locale ne permettait pas qu’on vandalise impunément ce patrimoine
historique.
En plus d’Abd Al-Latif et Al-Makrizi, d’autres historien arabes se
sont intéressés aux trésors de l’archéologie égyptienne et en ont donné
des descriptions détaillées non sans une pointe d’émerveillement.
Citons, par exemple, Al-Idrissi (mort en 1251) qui a étudié les
pyramides de manière systématique et qui a minutieusement décrit
l’intérieur de la grande pyramide quatre siècles avant l’astronome
anglais John Greaves (1602-1652), qui ne la présenta à l’Occident qu’en
1646, dans son célèbre livre « Pyramidographia » [14].
Et pour contredire les illuminés de Daech, les dynamiteurs talibans,
les démolisseurs d’Ansar Eddine et les djihadistes de l’engeance
d’Al-Johary, Al-Idrisi mentionna que non seulement les Sahabas
(compagnons du prophète Mohamed – SAWS) ne se sont pas attaqués aux
monuments pharaoniques mais qu’ils appréciaient se reposer sous leurs
ombres [15].
Il faut reconnaître aussi, qu’à travers les siècles, l’ombre des
pyramides n’a pas corrompu l’islamité de l’Égypte, bien au contraire. Le
« don du Nil » compte actuellement des milliers de mosquées et,
surtout, la plus prestigieuse des institutions académiques dédiées aux
sciences islamiques du Monde, l’université Al-Azhar du Caire (fondée au
10esiècle).
Parmi les innombrables et éminentes personnalités formées par cette
vénérable institution, il est intéressant de citer le « doyen de la
littérature arabe », Taha Hussein. Aveugle dès son plus jeune âge, il
est considéré comme un des plus importants intellectuels arabes du 20e siècle.
Après avoir été écarté de son poste comme doyen de la faculté des
Lettres de l’université du Caire, il y revint en 1936 porté
triomphalement à son bureau par des étudiants nationalistes. Opposés à
son retour, des étudiants islamistes scandèrent des slogans belliqueux
le traitant de « doyen aveugle ». Il leur répondit : « Je remercie Allah de m’avoir créé aveugle de sorte que je ne vois pas vos horribles faces » [16].
En février 2013, le mémorial de Taha Hussein fut vandalisé dans la
ville d’Al-Minya, et son buste a été arraché de son socle. Le forfait a
été naturellement attribué aux islamistes égyptiens auprès de qui il n’a
jamais été en odeur de sainteté, même de nos jours [17].
Le mémorial de Taha Hussein à Al-Minya (Égypte) |
Avant |
Après |
Après s’être mesuré à toutes les forces de la nature, Gilgamesh se
rendit à l’évidence de son inéluctable mortalité. Lui qui se voulait
l’égal des Dieux, comprit que pour atteindre la gloire éternelle, il
fallait réaliser de grandes œuvres humaines. Ainsi, à force de chercher
l’immortalité, Gilgamesh trouva finalement la sagesse.
Il est clair qu’aucun mémorial ne sera jamais érigé à la mémoire des
coupeurs de têtes et des fossoyeurs de l’Histoire comme Daech et
consorts car, contrairement à Gilgamesh à la fin de son périple, ils se
sont cantonnés dans des recoins de l’humanité, trop éloignés de la
sagesse, de la vérité et de la sapience.
Leur seule contribution sera probablement de remplacer le mot « vandalisme » par « daechisme ».
Il va sans dire que le « daechisme » n’a pas pu apparaître et se
développer comme une tumeur maligne à croissance fulgurante sans le
soutien, l’aide et la connivence de certains pays occidentaux et arabes,
ainsi que ceux voisins de la Syrie et de l’Irak.
Mais ça, c’est une autre histoire…
Références
- Jean Massin, « Don Juan », Éditions Complexe, Bruxelles (1993), p. 85
- Jacques Poulain, Hans-Jörg Sandkühler, Fathi Triki, « Justice, droit et justification : perspectives transculturelles », Éditions Peter Lang (2010), p.146
- Sir Austen Henry Layard, « Discoveries Among the Ruins of Nineveh and Babylon », Édition Harper & brothers (1871), p.167
- Philippe Menard, « Marco Polo, Le Devisement du Monde », Tome 1, Librairie Droz (2001), p.197
- FSTC Limited, « Ziryab, the Musician, Astronomer, Fashion Designer and Gastronome », Muslim Heritage, http://www.muslimheritage.com/article/ziryab-musician-astronomer-fashion-designer-and-gastronome
- Nasma Réda, « Le patrimoine irakien crie au secours », Al-Ahram Hebdo, 13 août 2014, http://hebdo.ahram.org.eg/NewsContent/1037/32/97/6601/Le-patrimoine-iraqien-crie-au-secours.aspx
- Le Monde, « Mali : les islamistes rasent trois mausolées près de Tombouctou », 18 octobre 2012, http://www.lemonde.fr/afrique/article/2012/10/18/mali-nouvelle-destruction-de-mausolees-par-les-islamistes-a-tombouctou_1777726_3212.html
- Cavan Sieczkowski, « Murgan Salem al-Gohary, Egyptian Jihadist, Wants Pyramids And Sphinx Destroyed », The Huffington Post , 13 novembre 2012, http://www.huffingtonpost.com/2012/11/13/pyramids-sphinx-destruction-murgan-salem-al-gohary-egyptian-jihadist_n_2121446.html?utm_hp_ref=religion
- Giza Pyramid, « A Picture Tour of the Great Pyramid of Giza », http://www.gizapyramid.com/newtour2.htm
- Abd Al-Latif Al-Baghdadi, « Relation de l’Égypte », Traduction française, Imprimerie impériale, Paris (1810), pp.179-180
- Okasha El Daly, « Egyptology: The Missing Millennium: Ancient Egypt in Medieval Arabic Writings », Éditions Routledge (2004), p. 10
- Al-Makrizi, « Description topographique et historique de l’Égypte », Traduction française, Éditions Ernest Leroux, Paris (1895), pp.352-353
- Ulrich Haarmann, « Regional Sentiment in Medieval Islamic Egypt », The University of London’s Bulletin of the School of Oriental and African Studies (BSOAS), vol.43 (1980) p.55-66, http://journals.cambridge.org/action/displayAbstract?fromPage=online&aid=4120372
- Peter J. Ucko et T. C. Champion, « The Wisdom of Egypt: Changing Visions Through the Ages », Éditions Cavendish, Londres (2003), pp. 44-45
- Caleb Heart Iyer Elfenbein, « Differentiating Islam: Colonialism, Sayyid Qutb, and Religious Transformation in Modern Egypt », Éditions ProQuest, Ann Harbor (2008), p.126
- Djaber Asfour, « Un feuilleton qui mérite le respect (2) », Al-Ahram, 19 septembre 2011, http://digital.ahram.org.eg/articles.aspx?Serial=639076&eid=444
- Nevine El-Aref, « Is nothing sacred now? », Al-Ahram Weekly, 21 février 2013, http://weekly.ahram.org.eg/News/1533/17/Is-nothing-sacred-now-.aspx
Cet article a été publié par le quotidien algérien “Reporters“, le jeudi 19 mars 2015 (pp. 12-13)