Depuis la libération d’Alep, les événements se
précipitent. Des négociations inter-syriennes ont été menées sous
l’égide de la Russie, de l’Iran et de la Turquie. Elles ont abouti le 29
décembre à un triple accord entre le gouvernement syrien et sept
groupes de l’opposition armée. « Trois documents ont été signés », a
déclaré le président russe. Le premier instaure « un cessez-le-feu sur
l’ensemble du territoire syrien ». Le deuxième définit « les mesures
visant à contrôler le respect de la trêve ». Le troisième est une
« déclaration sur la volonté des parties en conflit de lancer des
négociations de paix ».
Certes, on objectera à juste titre que cet accord
n’instaure dans l’immédiat qu’un fragile cessez-le-feu. Il peut être
remis en cause à tout moment, les terroristes d’Al-Qaïda et de Daech en
sont exclus, et il ne règle pas, au fond, la crise syrienne ouverte au
printemps 2011. Il n’empêche que cette signature, fruit de tractations
entre des parties qui ne se parlaient plus, marque une nouvelle avancée
en vue d’un règlement politique du conflit, une semaine à peine après la
victoire de l’armée arabe syrienne dans la deuxième ville du pays.
L’avenir dira si cette étape était décisive, mais on peut déjà en tirer trois enseignements.
Le premier, c’est que rien ne vaut une victoire
militaire pour remettre les pendules à l’heure. La débandade des
« rebelles » d’Alep-Est après un mois de combats valide la stratégie
syrienne de reconquête territoriale. Les cinq premières villes du pays
sont désormais sous le contrôle du gouvernement : Damas, Alep, Homs,
Lattaquié et Hama. Toutes les combinaisons échafaudées en Occident et
dans les pays du Golfe pour imposer le départ de Bachar Al-Assad, que ce
soit comme « préalable » ou comme « résultat » d’une transition
politique, se brisent sur cette réalité comme une coque vermoulue sur
des récifs côtiers.
La victoire militaire de l’armée syrienne et de ses
alliés, en réalité, conforte l’initiative russe en faveur d’une solution
politique. En position de faiblesse, les groupes armés non affiliés à
Daech ou Al-Qaida vont devoir choisir entre une fuite en avant qui liera
leur sort à ces jusqu’au-boutistes ou une négociation avec un État
syrien qui les chasse, peu à peu, des principales agglomérations du
pays. L’attitude de ces groupes est l’une des inconnues qui pèseront sur
la suite des événements, mais il est significatif qu’ils aient choisi,
sans doute à contre-cœur, la solution négociée.
Le deuxième enseignement, c’est l’éviction
spectaculaire des États-Unis, éjectés comme des malpropres d’une scène
syrienne où ils ont additionné les mensonges, les coups bas et les
échecs à répétition. Pour la première fois dans l’histoire
contemporaine, la négociation sur un conflit majeur est engagée sans
Washington, qui doit se résoudre à faire tapisserie pendant que Moscou
mène la danse. Discrédités par une politique erratique, les USA sont
condamnés à approuver un processus qu’ils n’ont jamais cherché à
promouvoir tout en prétendant le contraire. En attendant, ils se voient
contraints de mettre une sourdine à leurs jérémiades sur les « crimes de
guerre » et la « barbarie russe ».
L'armée russe selon Obama et les médias occidentaux |
Cette mise en orbite de la Maison-Blanche est
d’autant plus cruelle que son principal allié dans la région, la
Turquie, y a participé activement. Pour Ankara, mieux vaut un adversaire
avec qui on peut négocier (Moscou) qu’un allié félon qui vous fait des
enfants dans le dos (Washington). Les USA paient leur ambiguïté lors de
la tentative de coup d’État en Turquie, mais aussi le soutien
opportuniste accordé aux Kurdes de Syrie. M. Poutine, dont la retenue
lors de l’affaire du Soukhoï abattu a porté ses fruits, n’eut qu’à
tendre la main à son homologue turc pour que la géographie et
l’économie, facteurs objectifs de convergence turco-russe, prennent le
dessus.
L’admission de la Turquie dans le club des parrains
de la paix en Syrie est un coup de maître. Mais Moscou a aussi contracté
une police d’assurance du côté de Doha. En lui concédant une
participation au capital de la compagnie pétrolière nationale Rosneft,
Moscou achète la neutralité du Qatar. Ce pacte de circonstance devrait
contribuer à la tiédeur de l’Arabie saoudite, à son tour, pour une
rébellion en déroute. Revirement turc, défection qatarie, isolement
saoudien, le dispositif clintonien du « regime change » en Syrie
s’effondre comme un château de cartes. Donald Trump a proclamé son
intention d’en finir avec ces lubies néo-conservatrices. A croire qu’il
avait anticipé la suite des événements !
Le dernier enseignement, enfin, est lié au lieu même
des futures négociations de paix. Capitale futuriste du Kazakhstan
construite en 1997, Astana est au cœur de cet arc de puissance
géopolitique dont Moscou est l’artisan inlassable face aux prétentions
occidentales à régenter la planète. C’est à travers le territoire kazakh
que passent les oléoducs qui acheminent, vers la Chine, le gaz en
provenance des gisements de la Caspienne. Premier producteur mondial
d’uranium, le Kazakhstan est un allié stratégique de la Russie et son
partenaire essentiel dans les domaines-clé de la modernité économique
(nucléaire, spatial, hydrocarbures).
Ce pays asiatique majoritairement musulman est membre
de l’Union eurasienne et de l’Organisation de coopération de Shanghaï.
En plein développement, proche de la Russie, il est le symbole des
nouveaux équilibres du monde. C’est à Astana que les négociations de
paix commenceront en janvier, précédant celles de Genève en février. Les
deux processus ne sont pas contradictoires, affirme la diplomatie
russe. Staffan de Mistura, délégué spécial de l’ONU pour la Syrie,
sourit pour la forme. Mais quel symbole ! Détrônée par la capitale
kazakhe, la cité helvétique n’est plus le centre de l’activité
diplomatique. Les Russes l’ont déplacé à l’Est, au cœur d’une Eurasie
qui est le siège des puissances de demain.
Bruno Guigue, ancien élève de l’École Normale
Supérieure et de l’ENA, Haut fonctionnaire d’État français, essayiste et
politologue, professeur de philosophie dans l’enseignement secondaire,
chargé de cours en relations internationales à l’Université de La
Réunion. Il est l’auteur de cinq ouvrages, dont Aux origines du conflit israélo-arabe, L’invisible remords de l’Occident, L’Harmattan, 2002, et de centaines d’articles.