« Je
ne comprends pas toute la sensiblerie autour du recours au gaz. Je suis
fortement favorable à l’utilisation de gaz toxique contre les tribus
non civilisées. Cela répandrait une sacrée terreur ».
Winston Churchill, 1920, au sujet du soulèvement en Irak.
Londres.
C’est une vieille conception coloniale que la violence des
armées impériales devait bien avoir une part de Lumières derrière elle,
alors que celle du monde plus sombre était motivée par le messianisme,
le tribalisme, le millénarisme ou d’autres conceptions irrationnelles
d’un autre âge.
Le 23 mars 2017, Khalid Masood a foncé sur les passants
avec sa voiture sur le pont de Westminster à Londres, il a poignardé un
officier de police avec un couteau puis il a été abattu. Il a tué
quatre personnes dans sa furie, et il a en plus blessé quarante
personnes et perturbé la tranquillité d’une grande ville occidentale.
Masood, qui est né à Dartford (Kent, Grande-Bretagne), avait des ennuis
avec la loi depuis de nombreuses années – principalement à cause d’actes
de violence et de possession d’armes. L’écart entre l’acte de Masood et
celui d’un criminel de droit commun est mince.
Il y a deux mois, le chef de la Police Métropolitaine a déclaré que « tous les voyants d’alerte étaient au rouge »
en ce qui concernait l’augmentation des crimes violents en Angleterre
et au Pays de Galles. L’arme de prédilection, a dit Sir Bernard
Hogan-Howe, était le simple couteau. Les crimes violents avaient
augmenté de 22%, avec 30838 crimes au couteau commis rien que dans le
dernier quart de 2016. Le crime de Masood aurait aussi bien pu être
considéré à la lumière de ces données, comme relevant d’un sérieux
problème d’augmentation de la violence notamment au couteau.
Au
lieu de cela, les médias et la classe politique britanniques ont offert
une leçon de civisme moralisatrice. Il s’agissait, a déclaré le ministre
des affaires étrangères Boris Johnson, « d’une attaque contre notre démocratie, au coeur de notre démocratie. » La première ministre britannique Theresa May a déclaré à la Chambre des communes que malgré cette attaque « nous
irons de l’avant ensemble, et ne cèderons jamais face à la terreur. Et
nous ne laisserons jamais les voix de la haine et du mal nous diviser ». Un journal a suggéré que la déclaration de Boris Johnson était « churchillienne ».
Daesh,
qui a été sévèrement menacé en Irak et en Syrie, a appelé les gens dans
le monde entier à mener des actions criminelles violentes en son nom.
Il n’y a encore aucune preuve que Masood ait agi sous les instructions
de Daesh et qu’il répondait à l’injonction de Daesh d’attaquer des gens
dans l’espace public en Occident. Tout ce que l’on sait, c’est que juste
après l’attaque, Daesh a revendiqué cet acte, désignant Masood comme
son « soldat ». Les médias et les réseaux sociaux de Daesh ont célébré
l’attaque. Il y a une forme de délire à l’oeuvre ici – un groupe
affaibli qui cherche à attirer sur lui la gloire en utilisant l’attaque
pathétique d’un repris de justice ayant utilisé une vieille voiture et
un couteau.
Le « biais d’attribution » est une notion familière de
la psychologie moderne. Cela renvoie au problème qui survient quand des
gens évaluent leurs actions ou celles d’autres personnes en se fondant
non sur les faits mais sur des attributs hérités de différents biais.
Fritz Heider, qui est le premier à avoir développé cette théorie dans La
psychologie des relations interpersonnelles (1958), a suggéré que ces
attributions se faisaient principalement pour préserver notre concept de
nous-même – c’est-à-dire notre sentiment de nous-même. Plutôt que
d’évaluer son propre comportement dans une mauvaise situation, on tend à
blâmer les autres et à ignorer les contraintes sous lesquelles les
autres agissent. Un exemple typique de « biais d’autocomplaisance » : le
vainqueur d’une élection dit « j’ai gagné parce que le peuple a voté
pour moi », alors que le perdant dit « j’ai perdu à cause de la fraude
électorale ».
L’acte de Masood a déjà été attribué à Daesh, et
Daesh l’a déjà adopté comme un de ses combattants. Ces deux décisions
sont auto-complaisantes – l’une parce qu’elle nie avoir le moindre rôle
dans la production de l’acte de Masood et l’autre parce qu’elle
encourage à un acte de rébellion chancelante. Les propres contorsions de
Masood avec le racisme, son propre désir de trouver la gloire et de
s’élever au-dessus de sa misérable situation : rien de cela n’est pris
au sérieux. Les terroristes « locaux » ont des problèmes « locaux ».
Mais avec le terme « terroriste » il devient possible d’exporter ce
ressortissant « local » – tel quel – vers d’autres pays, de rejeter la
responsabilité sur eux – sur Daesh en l’occurrence.
Al-Mansoura
A
cinq mille kilomètres au Sud Est de Londres, se trouve la ville de
al-Mansoura, près de la grande ville de Raqqa (en Syrie). Les
bombardements aériens américains dans la zone autour de Raqqa ont forcé
environ cinquante familles à trouver refuge dans l’école communale
al-Badia. Les bombardements américains avaient réussi à affaiblir les
positions de Daesh dans les petites villes qui entourent Raqqa alors que
des centaines de soldats américains avaient pris position dans la
périphérie. Les forces américaines – et leurs alliés, le Front
Démocratique Syrien – ont cherché à s’emparer d’un barrage de première
importance sur l’Euphrate dans la petite ville de Taqbah. Ce barrage est
essentiel pour fournir de l’eau à Raqqa. La bataille de Taqbah, l’une
des dernières voies d’accès à Raqqa, sera essentielle avant que les
Américains et leurs alliés puissent tourner leur force de frappe contre
la « capitale » de Daesh.
Le 22 mars 2017, quelques heures avant
que Khalid Masood ne mène son attaque terroriste à Londres, l’aviation
américaine a bombardé l’école. L’observatoire syrien des droits de
l’homme, basé à Londres, affirme que trente-trois civils sont morts dans
ce bombardement. Hamoud Almoussa de l’organisation « On Massacre Raqqa
dans le Silence » (Raqqa is Being Slaughtered Silently) dit que ce
nombre pourrait s’élever à 101 victimes civiles. Le jour précédent, le
21 mars, l’aviation américaine avait bombardé le village de Taqbah,
touchant l’école Maysaloon, un poste médical avancé et des habitations
dans la rue al-Synaa – tuant vingt civils. Une semaine plus tôt,
l’aviation américaine avait bombardé le village al-Jineh (près d’Alep),
touchant une mosquée et tuant quarante-six civils. Le Colonel John
Thomas du Centre de Commandement américain a déclaré que l’aviation
américaine n’avait pas touché de mosquée. « Nous allons enquêter sur toutes les allégations de pertes civiles en rapport avec ces frappes aériennes »,
a-t-il dit. Une déclaration comme celle-ci suggère toujours que le
Centre de Commandement sait qu’il a touché des civils, mais qu’il ne
veut pas faire d’affirmation directe dans un sens ou dans l’autre.
L’ONG AirWars
qui tient le décompte des victimes des bombardements aériens, dit que
rien qu’en mars, il y a eu plus de mille morts de civils non combattants
en Irak et en Syrie comme conséquence de ce qu’elle appelle des
« actions de la Coalition » – les avions américains infligeant la
majorité des pertes. Ce pic considérable a conduit AirWars à
suspendre ses enquêtes sur les pertes infligées par les Russes (50 en
mars) et à concentrer les efforts de ses membres sur celles infligées
par la seule aviation de la Coalition.
Les médias occidentaux se
sont concentrés sur les actes de Khalid Masood et ont gardé le silence
sur toutes ces morts. De brèves dépêches sur tel ou tel massacre sont
sorties, mais sans l’attention et l’intensité de la couverture accordée
aux attaques de Masood. Pas d’article à la une avec de grandes
photographies, pas de couverture de « dernière minute » à la télévision
avec des envoyés spéciaux qui insisteraient pour que les porte-paroles
du Centre de Commandement américain leur en donne un peu plus à se
mettre sous la dent. C’est comme si nous vivions dans deux mondes
parallèles – l’un, où le terrorisme plonge la population dans
l’indignation morale, et le deuxième où les morts massives causées par
des avions de combat sont traitées comme un dommage collatéral
inévitable de la guerre. Dans l’un, c’est du terrorisme ; dans l’autre,
ce sont des accidents.
Mais cela n’a rien d’accidentel pour les habitants de al-Mansoura ou de al-Jineh.
Dualismes
J’ai
passé des décennies à réfléchir à l’asymétrie des réactions face à des
incidents de ce type dans des endroits comme l’Irak ou l’Afghanistan.
J’ai écrit sur ces incidents, des essais pleins d’indignation. Mais cela
revient à pisser dans un violon. Il est dérisoire, par exemple, de
suggérer que les bombardements de Karrada en 2016 en Irak, qui ont tué
plus de trois cents personnes, auraient dû pousser les gens à remplacer
la photo de leur profil sur Facebook par des drapeaux irakiens (comme
cela a été fait à travers le monde entier à la suite des attaques de
Paris en 2015 où 137 personnes ont été tuées). « Je suis Charlie » est
facile à écrire, mais pas #AmiAvijit. On lève les yeux au ciel quand on
appelle à de tels gestes, soit par étonnement quant à leur signification
soit par lassitude par rapport à leur côté moralisateur. Mais en
définitive, ce que ces haussements de sourcils suggèrent, c’est :
comment pourrait-on comparer un magazine satirique français avec
d’obscurs bloggeurs bangladais qui ont été poussés à la mort par des
hackers ? Il faut un immense effort de volonté pour convaincre les
rédacteurs en chef de publier des articles sur des tragédies qui
semblent si lointaines. Tous les regards se tournent vers la dernière
attaque à Molenbeek, mais bien peu regardent avec la même intensité les
tragédies qui se jouent à Beyrouth ou au Caire.
A travers les
années, j’ai établi une typologie des dualismes qui sont mis en oeuvre
pour aveugler toute réflexion sur la violence dans le monde. Notre
époque est une hallucination, avec, toujours, la violence à l’orée de la
conscience. Mais la violence est comprise à travers des dualismes qui
jettent dans la perplexité ceux qui croient à une humanité universelle,
ceux qui croient – dans un sens concret – que les gens de Kaboul
méritent la même empathie et compassion que ceux de Berlin. En fait, le
degré de la violence à Kaboul est tellement plus haut qu’il ne l’est à
Berlin qu’il serait naturel d’imaginer une compassion bien plus grande à
l’égard de ceux qui sont dans une bien plus grande détresse. Mais en
réalité, la logique de ce dualisme pousse la conscience dans la
direction opposée.
Malveillance orientale / Bienveillance occidentale
C’est
une croyance ordinaire parmi les journalistes, par exemple, que les
actions des Occidentaux sont motivées par les valeurs les plus nobles et
sont par conséquent bien intentionnées. Les valeurs les plus hautes
aujourd’hui – la démocratie et les droits de l’homme – sont prises en
otage du concept d’Occident. L’Orient, débraillé, est traité comme un
monde où de telles valeurs manquent. Il en est dépourvu, ce mauvais
élève. On trouve là ce qu’Aimé Césaire appelle un « racisme timide »,
car cela suppose que les Orientaux ne peuvent pas avoir le bénéfice du
doute quand ils agissent, ou que les Occidentaux ne peuvent pas être mal
intentionnés dans leurs objectifs. La façon dont cette logique se
manifeste, c’est que les bombardements orientaux d’Alep en Syrie, sont
conduits par le despote oriental Bashar al-Assad, que cela est inhumain,
alors que ce sont les bombardements de Mossoul en Irak par l’Occident
(de 250 à 370 civils tués pendant la première semaine de mars) qui sont
inhumains. Mais cela fendrait l’armure d’amour-propre de l’Occident de
reconnaître que ses forces armées peuvent – sans le moindre souci de
compassion – bombarder des mosquées et des écoles.
Et Hitler ?
N’est-il pas le parangon de la malveillance occidentale ? Hitler est le
fou, tout comme les terroristes blancs à l’Ouest sont des fous. Ils ne
définissent pas la société ou la culture. Personne ne demande après
leurs attaques à la Chrétienté de répondre de leurs crimes ou à la
Civilisation Occidentale de se lever pour les condamner. Ils ne sont pas
comparés à Hitler. Les avatars modernes d’Hitler se trouvent toujours à
l’Est – Saddam, Bashar, Kim Jong-Un – mais pas à l’Ouest.
Il a fallu un certain courage à l’homme politique indien Shashi Tharoor pour faire remarquer que « Churchill n’était pas mieux qu’Hitler »
– une déclaration qui a été suivie des objections habituelles de la
classe politique britannique. Le président américain Donald Trump a
insisté pour que son buste soit réinstallé dans son bureau ovale, où il
l’a montré avec beaucoup d’aplomb à la première ministre britannique
Theresa May (elle lui a offert un exemplaire d’un discours de Churchill
pendant sa visite). Cela ne gêne ni Trump ni May que Churchill soit un
raciste, qui croyait que « la souche aryenne est vouée à la victoire ».
On a recours à des clichés pour le défendre : c’était un homme de son
temps, où de telles idées étaient banales. Mais de telles idées étaient
alors vigoureusement contestées dans les colonies et en Grande-Bretagne
aussi. La solution finale d’Hitler n’était pas d’une nature différente
de la Famine au Bengale de Churchill en 1943. La comparaison faite par
Tharoor entre Churchill et Hitler ne restera pas. Elle finira par être
balayée. Il est bien plus aisé de voir Hitler dans Bashar al-Assad ou
dans Kim Jong-un que dans Churchill ou dans George W. Bush. Hitler était
l’aberration de l’Europe, et non, comme l’a fait remarquer Césaire, la
culmination de la logique de la brutalité coloniale.
Légalité étatique / Illégalité non étatique
Normalement,
les Etats n’interviennent pas en dehors des limites du droit
international. S’ils le font, c’est une erreur. Ou alors, il y a des
Etats qui ne sont pas à proprement parler des Etats mais des « Etats
voyous », qui ne se comportent pas selon les principes de la
civilisation. Les Etats normaux – pas les « Etats voyous » – nous
souffle la logique du racisme timide, ne violent jamais
intentionnellement les lois en temps de guerre et ne se comportent
jamais de façon barbare. Leurs actions meurtrières sont toujours
involontaires parce qu’il serait bien trop pénible pour eux d’assassiner
des civils intentionnellement. Quand le Conseil des Droits de l’Homme
des Nations Unies a voulu enquêter sur le bombardement de la Libye par
l’OTAN en 2011, sur la base de la résolution 1973 du Conseil de
Sécurité, son QG de Bruxelles a mis le holà. Le conseiller juridique de
l’OTAN, Peter Olson, a écrit aux Nations Unies en disant que l’OTAN
méritait l’immunité. « Nous serions très préoccupés si les incidents
liés à l’OTAN étaient inclus dans le rapport de la commission au même
titre que ceux dont la commission pourraient finalement conclure qu’ils
ont violé les lois ou qu’ils constituent des crimes » a écrit Olson. Ce que l’OTAN voudrait, a-t-il conclu, était que la commission de l’ONU « affirme clairement que l’OTAN n’a pas délibérément visé des civils et n’a pas commis de crimes de guerre en Libye ».
En d’autres termes, sans aucune enquête, le Conseil pour les Droits de
l’Homme de l’ONU devrait décerner à l’OTAN un certificat de haute
moralité.
Si des civils sont tués, alors c’est soit entièrement
accidentel, soit parce que l’ennemi les a utilisés comme boucliers
humains. Drôles d’affirmations illogiques telles qu’en produisent les
centres de pouvoir occidentaux pour déjouer les critiques. La politique
de frappes par drones du président américain Obama autorisait ses
opérateurs à frapper dans la foule, des gens qui avaient l’air d’être
des ennemis (les « signature strikes »). Si, par la suite, les services
de renseignement déterminaient que certains d’entre eux n’étaient en
réalité pas des ennemis, alors ces civils seraient « posthumément
exonérés ». Mais ils seraient – bien sûr – morts, assassinés par un
acteur étatique qui n’est pas perçu comme un voyou et qui se considère
comme respectueux du droit international.
Les Etats voyous et les
acteurs non-étatiques voyous ne se plient pas aux protocoles des lois de
la guerre, et par conséquent, ce sont les seuls qui les violent
intentionnellement. La violence des Etats voyous et des acteurs
non-étatiques voyous est toujours pire que celle de ceux qui sont
réputés être des Etats légitimes ou des acteurs non-étatiques légitimes.
L’arme nucléaire en Inde, en Israël et au Pakistan est acceptable, mais
le programme énergétique nucléaire iranien est une grave menace pour
l’humanité. Une « attaque au couteau » par un enfant palestinien est
abominable et est utilisée non seulement pour définir le mouvement de
libération palestinien mais aussi la culture palestinienne en général.
Le bombardement de quatre jeunes garçons palestiniens sur la plage de
Gaza est accidentel et n’est déterminant ni pour l’action de l’Etat
israélien ni pour la culture israélienne. Cette asymétrie d’évaluation
joue un rôle fondamental dans l’idéologie qui domine notre époque.
La violence pour guérir / La violence pour blesser
Quand
l’armée américaine a mené une campagne de bombardements massifs contre
l’Irak en mars 2003 sous le nom « Shock and Awe » (« le choc et
l’effroi »), cela a été considéré comme un service rendu à l’humanité et
à sa sécurité. Mais le langage utilisé par ses architectes était
génocidaire. Harlan K. Uliman, qui a développé la théorie du « Shock and
Awe », a dit en 2003 : « Vous détruisez la ville. Vous vous
débarrassez de leurs sources d’ énergie, de l’eau. Au bout de deux,
trois, quatre, cinq jours, ils seront physiquement, émotionnellement et
psychologiquement épuisés ». Un officiel du Pentagone a dit au sujet des bombardements réels : « Il
n’y aura plus un seul endroit sûr à Bagdad. La simple étendue de la
chose n’a jamais été vue avant, n’a jamais été contemplée avant. »
Et des centaines de missiles de croisières se sont abattus sur Bagdad.
Finalement, après une décennie de guerre et d’occupation, la violence de
la guerre aura coûté la vie à au moins un million d’Irakiens.
Mais
pourtant, le langage pour décrire la guerre est en sourdine. Le
secrétaire général des Nations Unies, Kofi Annan, a dit de la guerre que
« du point de vue de la charte (de l’ONU), elle était illégale ».
Ceci devrait signifier que le président américain George W. Bush et sa
clique étaient des criminels de guerre. Mais son successeur, le
président américain Barack Obama a refusé d’ouvrir une enquête et le
monde lui a emboîté le pas. Le langage de Bush qui parlait d’apporter la
démocratie et la liberté en Irak est devenu un refrain classique. Si un
million de personnes devaient mourir, qu’il en soit ainsi. Tout cela
était pour soigner l’Irak, pour libérer l’Irak.
La violence de la
rébellion irakienne, d’un autre côté, a immédiatement été considérée
comme une violence visant à blesser, à créer des problèmes non seulement
pour les Etats-Unis mais pour l’Irak lui-même. La violence de l’Ouest
est prophylactique, celle de l’Est est destructrice.
Vie précieuse / Vie jetable
Quand
on a appris la nouvelle du raid raté sur le village de al-Jineh
(Yémen), les médias occidentaux se sont concentrés sur la mort de Ryan
Owens, qui était membre de la troupe d’élite Seal Team 6. Il y a
eu beaucoup de discussions sur sa mort et peu de mentions des civils qui
avaient été tués par les camarades d’Owens dans ce raid. S’ils étaient
mentionnés, c’était comme des nombres : vingt-huit ou trente. Il n’y a
pas eu de noms dans les histoires, pas de moyen pour humaniser ces gens.
Rien sur Mohammad Khaled Orabi (14 ans), Hasan Omar Orabi (10 ans) ;
Ahmad Nouri Issa (23 ans), Mustapha Nashat Said al-Sheikh (23 ans), Ali
Mustapha (17 ans), Abd al Rahman Hasim (17 ans), pas même sur Nawar
al-Awlaki (8 ans) dont le père et le frère avaient été tués dans des
raids précédents. Aucune mention des noms des quarante-deux réfugiés
somaliens qui ont été abattus par un hélicoptère armé saoudien, un
armement fourni par les Etats-Unis. Présenter ces noms reviendraient à
accorder à ces gens une humanité.
Quand vingt mille personnes ou
plus meurent à cause d’une usine américaine qui explose à Bhopal en
1984, Michael Utidjian, le directeur médical d’American Cyanamid,
a dit que c’était triste mais qu’il fallait tenir compte du contexte.
Qu’est-ce que c’est que ce contexte ? Les Indiens n’ont pas « la philosophie nord-américaine de l’importance de la vie humaine ».
Cela ne les dérange pas quand des gens meurent, semble-t-il. Ils ont
des standards différents pour l’humanité. Leurs vies sont jetables. Ils
ne sont pas précieux. Trente-trois morts par-ci, quarante-deux par-là.
C’est triste, bien sûr, mais pas tragique. La tragédie est possible
seulement si l’on a « la philosophie nord-américaine de l’importance de la vie humaine ».
Des narrations lisibles / Des narrations illisibles
Ce
serait une narration irrationnelle de suggérer que des généraux
occidentaux veulent raser des villes. Cela n’est pas leur motivation.
Quand les Etats-Unis ont laminé Falloujah (en Irak) en 2004, sous le
commandement du général James Mattis de la première division de Marines,
cela n’était pas le dessein. Qu’on ait eu recours à de l’uranium
appauvri, et que cela ait conduit à des taux de cancer quatorze fois
supérieurs à ceux d’Hiroshima après le largage de la première bombe
atomique, tout cela est secondaire, ce n’est pas délibéré. Il est
impossible d’imaginer des Américains, par exemple, employer des
stratégies militaires cruelles. De l’autre côté, il est facile
d’imaginer un général syrien, tel que le général Issam Zahreddine, faire
preuve d’un sadisme systématique. Ce n’est pas possible de voir les
deux comme cruels. Cela produirait une narration illisible si on mettait
les deux histoires en vis-à-vis. L’un est de toute évidence un homme
meilleur (Mattis) que l’autre (Zahreddine). Le caractère de l’homme
occidental surpasse toujours celui de l’homme oriental.
Un choc violent.
A
quoi bon la censure quand on a l’idéologie ? Quand quoi que ce soit qui
est en dehors de l’idéologie dominante essaie de se manifester, cela
est disqualifié comme un relent de théorie conspirationniste ou des
« faits alternatifs ». Le terrorisme, c’est le terrorisme ; et le
contre-terrorisme, c’est le contre-terrorisme. Briser la séparation
entre les deux est un scandale contre la civilisation elle-même. Bien
sûr, al-Qaeda c’est le mal et l’armée américaine, c’est le bien ! C’est ipso facto l’essence de la réalité.
Tout
cela n’est pas pour blâmer des journalistes ou des rédacteurs pris
individuellement ou même les lecteurs individuels d’un reportage de
presse. Ce n’est pas quelque chose qui se limite à l’Occident, car ces
attitudes sont largement adoptées à travers le monde. Ce n’est pas la
conséquence de l’impact de CNN ou de la BBC, mais bien avant cela, bien
plus profondément des attitudes qui ont des racines profondes dans le
colonialisme. C’est une vieille conception coloniale que la violence des
armées impériales devait bien avoir une part de Lumières derrière elle,
alors que celle du monde plus sombre était motivée par le messianisme,
le tribalisme, le millénarisme ou d’autres conceptions irrationnelles
d’un autre âge.
Quand dans les années 1950, les Britanniques ont
brutalement écrasé les aspirations des Kenyans, en envoyant des milliers
de Kenyans dans des camps de concentration et massacrant – comme le
démontre l’historienne Caroline Elkins – cent mille personnes, cela
s’est fait selon des motifs rationnels. L’Empire devait être protégé.
L’insurrection des Mau Mau, à laquelle ils s’opposaient au Kenya, ne
devait pas réussir. En effet, elle ne devait pas réussir, ont suggéré
les Britanniques, parce qu’il s’agissait seulement d’une éruption de
vieux instincts africains. Même le nom du groupe a puissamment autorisé
les Britanniques à dépeindre cette insurrection avec des couleurs
diaboliques. Les rebelles appelaient leur groupe « the Kenya Land and Freedom Army ». Le choix des mots « land » (la terre) et « freedom »
(la liberté) suggérait un lien avec les mouvements de libération
nationaux de cette période de décolonisation. Ils suggéraient aussi une
plate-forme politique rationnelle, redistribuer la terre aux populations
colonisées dans un Kenya libre. Les Britanniques ont insisté pour les
appeler les Mau Mau – un nom qui comportait pour une audience
britannique un parfum complet d’Afrique traditionnelle dans sa
consonance, un rythme de tambour, un cri du plus profond de la forêt, le
racisme sournois du déni d’une puissance de libération nationale plus
traditionnelle. Dans le nom Mau Mau, la forêt apparaissait et dans
celle-ci se dissolvaient les accusations de camps de concentration et de
massacres. Ce ne sont pas les Britanniques qui ont commis ces
massacres, mais les Mau Mau. Toujours les Mau Mau, jamais Lord Evelyn
Baring qui a pourtant écrit que les Britanniques devaient infliger « un
choc violent » aux Kenyans sans quoi l’Empire britannique serait vaincu
au Kenya. Du Choc Violent de Lord Baring au « Choc et l’Effroi » de
George W. Bush : il ne peut pas s’agir de terrorisme. Ce sont les
affaires des Etats rationnels. Le terrorisme c’est ce que les autres
font. Toujours.
traduction : l’histoire est à nous
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