La pauvreté
est un problème majeur dans le monde, mais elle n’est pas répartie
uniformément. Certains pays, comme la Chine et la Russie, ont réussi ces
dernières décennies à sortir nombre de leurs citoyens de la pauvreté. Par
exemple, les revenus réels d’une majorité de Russes ont doublé plus d’une fois
depuis le début du siècle, tandis qu’en Chine la croissance explosive des villes
et des industries manufacturières a amélioré la bonne fortune de millions
d’anciens paysans. Le résultat, facilement observable, est une stabilité
politique enviable, un optimisme et une confiance généralisés (voire de la
satisfaction) par rapport à la direction générale.
Entre-temps,
dans les pays autrefois riches mais maintenant quasiment en faillite de
l’Occident, et surtout aux États-Unis, le nombre de sans-abris augmente
régulièrement. Le nombre de personnes sous assistance publique bat de nouveaux
records. L’épidémie d’opioïdes fait plus de victimes tous les jours et les
grandes villes, comme Chicago et Baltimore, se sont transformées en stand de
tir au point que le maire
de Chicago, Rahm Emanuel, a récemment demandé à l’ONU d’envoyer des Casques bleus pour arrêter ce qu’il
appelle un « génocide ». Le résultat, facilement observable,
est une instabilité politique et une insatisfaction généralisée contre les
dirigeants de ces pays, comme en témoignent des phénomènes tels que Trump, le
Brexit, l’échec électoral des grands partis politiques en France, Allemagne,
Autriche et ailleurs, les grondements séparatistes en Espagne et en Italie et l’incompétence
des élus nationaux et des élus de l’UE à Bruxelles.
En prenant
simplement les chiffres, il est maintenant possible de parler de l’échec manifeste du capitalisme,
comme l’ont proclamé à haute voix Thomas Piketty et d’autres. Comme
indiqué par World Inequality Lab, depuis 1980, l’inégalité des
revenus a augmenté dans pratiquement tous les pays du monde. Au cours de la
période intermédiaire, le 1% supérieur a reçu
plus de revenus que les 50% inférieurs et il contrôle maintenant plus de la
moitié de toute la richesse de la planète. Les plus fortes
hausses de l’inégalité des revenus ont été observées en Amérique du Nord, en
Chine, en Inde et en Russie, bien que les effets diffèrent selon les cas car
les inégalités de revenus étaient déjà très élevées en Amérique du Nord et en
Inde, alors qu’elles étaient auparavant parmi les plus faibles du monde en
Chine et en Russie
La fonction
d’une société est d’améliorer le bien-être de ses membres. Ce n’est pas la
fonction d’une société de permettre à une minuscule minorité de s’attaquer à la
grande majorité et de la plonger dans la misère. Le capitalisme échoue à ce
test de base. Lorsque les sociétés échouent à ce test de base, elles
s’effondrent et la
minuscule minorité est soumise à des expériences radicales telles que la
guillotine. À quelle distance une société donnée est-elle d’un tel
événement ? Elle s’en éloigne ou elle s’en approche ? Cela peut être
observé en observant la politique. Observez que Poutine, lors de sa récente séance nationale de
questions / réponses, a annoncé que l’objectif premier de son
prochain mandat en tant que président sera d’augmenter les revenus de la population. Observez que Trump, avec son
paquet de réforme fiscale, cherche
à réduire les impôts des sociétés, à éliminer les impôts sur les successions, à
augmenter les déficits budgétaires fédéraux et à déplacer le fardeau de tous
les échecs de la politique économique sur le dos de sa population.
Mais les
chiffres habillés par les économistes, si amusants soient-ils, sont, à mon
avis, dépourvus de sens. Pour moi, il est logique de mesurer des quantités
physiques – des flux de matière et d’énergie, des flux d’information – mais
mesurer les flux d’argent, c’est s’engager dans une hallucination de groupe. Le
problème, c’est que l’argent ne ressemble à rien – il ne s’agit que de
chiffres, aussi sexy et épanouissants qu’un horaire de train. (Oui, il y a
quelques nerds
qui aiment les horaires de train, mais laissons les de côté…) Pour que l’argent
ressemble à quelque chose, il doit être utilisé, et il y a deux façons
principales de l’utiliser : faire plaisir quand il y a un surplus et faire
souffrir quand il en manque.
Regardez ce
que font les riches : ils jouent constamment des coudes pour trouver la
meilleure façon de se faire valoir tout en restant dans les limites de ce
qu’ils considèrent comme le « bon goût ». Patauger avec des femmes
nues dans une baignoire pleine de gemmes et de lingots d’or, ce n’est pas
considéré comme étant de « bon goût ». Les manifestations de cette
richesse hors norme doivent être étalées négligemment et suivre la mode, tout
en signalant sans ambiguïté que l’argent n’est pas important. Les nouveaux
riches signalent leur richesse en organisant des mariages de plusieurs millions
de dollars pour leurs filles ou en achetant des méga-yachts, tandis que ceux
qui vont un peu plus loin dans le continuum aristocratique des nouveaux riches
vers la guillotine obtiennent les mêmes sensations grâce au mécénat ou à leur
générosité. Mais le montant qu’ils dépensent pour signaler leur richesse est
minime en proportion de sa valeur nette globale. La plus grande partie est liée
à ce qui deviendra, le moment venu, des actifs pourris. Nous reviendrons sur ce
point dans un instant.
En attendant,
regardez ce que les pauvres font. La plupart d’entre eux se languissent dans la
misère. Quelques-uns d’entre eux tentent de surmonter les obstacles en
travaillant dur, en s’auto-éduquant, en éduquant, en disciplinant et contrôlant
fermement leurs enfants. Mais il y en a encore moins qui réussissent parce
qu’il y a un trait structurel en travers de leur chemin : un large fossé qui sépare les
riches des pauvres. Dans ce fossé, les poires fiscales sont noyés sous
les impôts – que ce soit les pauvres qui luttent pour sortir de la pauvreté ou
l’ancienne classe moyenne qui est tombée dans la pauvreté. L’une des meilleures
façons de sortir de ce fossé est d’enfreindre la loi, ce qu’il est difficile de
faire seul. Ainsi, la
meilleure façon, et la plus traditionnelle, de le faire est de former une mafia, et de
devenir vous-même la loi – très rude et violente au début, puis de
plus en plus légalisée et légitimée. C’est la méthode de base lors d’une
succession aristocratique, et elle est pratiquée depuis des millénaires
maintenant. Grattez ce vernis aristocratique et vous
trouverez un ancien gangster, ou un de ces descendants.
Mais presque
tous, riches et pauvres, sont séduits – non par la richesse, car la richesse
elle-même est éphémère et ne peut être directement expérimentée – mais par les
étalages de richesse déployés par les riches, qui cherchent toujours de
nouvelles façons de montrer leur richesse. Et pratiquement tous sortent
frustrés par cette expérience, car aucun n’est assez riche, à l’exception peut-être
de Jeff Bezos. Puisque la richesse n’est qu’un
nombre, et que les nombres ne fonctionnent que par rapport à d’autres nombres, « assez »
ne peut signifier qu’une chose : plus riche que n’importe qui d’autre, et
cela nous laisse juste avec Jeff Bezos, le bozo le plus heureux de cette route
vers nulle part.
Pourquoi
cela ne va-t-il nulle part, et pourquoi est-il sensé de mesurer les flux de
matière et d’énergie (et peut-être d’information) mais pas ceux d’argent ?
Parce que l’argent représente une capacité future d’effectuer un travail. La
majeure partie de ce travail n’est, à l’heure actuelle, pas un travail physique
mais un travail de machine. Et la grande majorité de ce travail de machine (de
stupides moulins à vent et des panneaux solaires à côté) vient des combustibles
fossiles. Maintenant, allez voir les bilans de toutes les grandes sociétés
énergétiques occidentales. Sont-elles toujours rentables ? Non. Sont-elles
très endettées ? Oui. Une fois qu’il deviendra impossible de faire
fonctionner les machines dont la production sous-tend la valeur nette de ces
individus fortunés, leur fortune s’évaporera : leurs biens vont toujours
coûter de l’argent pour être entretenus mais ils ne seront plus utiles. La
prochaine étape évidente sera de renoncer à leur maintenance. Mais peu de temps
après, il s’avère qu’ils ne vaudront pas beaucoup plus que leur valeur sur le
marché de la récupération et des rebuts.
Ainsi, la
condamnation finale du capitalisme n’est pas qu’il soit injuste ou gaspilleur ;
c’est que c’est carrément stupide. C’est une lutte insipide et mal orientée de
la richesse, signalant que cela finira dans la pauvreté, ou pire, pour toutes
les personnes impliquées. Pendant ce temps, les riches sont dans une quête sans
fin pour plus d’endorphines, de choses à gagner, temporairement, pour
s’afficher avec le dernier gadget ou chiffon à la mode, ou d’habiter des
maisons tape-à-l’œil, alors que les pauvres ressentent la douleur d’être
incapables de chauffer leurs maisons ou de nourrir leurs enfants correctement,
et souffrent des indignités infinies à essayer de joindre les deux bouts. Mais
à la fin, ils seront les mêmes, car il y a un grand égalisateur au travail,
appelé réduction des ressources naturelles non renouvelables. Et dans la
plupart des régions du monde, c’est déjà bien avancé.
Comment
pouvez-vous échapper à ce ridicule cycle de stupidité qui aboutit à la
pauvreté ? J’ai beaucoup d’expérience directe avec la richesse et la
pauvreté, et je crois avoir trouvé une réponse. Vous voyez, être pauvre ne pèse
pas du tout pareil selon où vous vous trouvez. Il y a trop de choses à
expliquer en ce qui concerne la création de ce sentiment, et chaque lieu est
quelque peu différent. Mais selon une conjecture audacieuse que j’oserais faire, c’est que si tous les riches sont les mêmes partout, les
pauvres sont tous différents. Puisque beaucoup d’endroits
cesseront d’être viables une fois que la richesse se transformera en actifs
faillis, il est logique de chercher ceux qui ne le seront pas. Et ma théorie,
bien qu’elle ne soit pas entièrement soutenue par une analyse économique, est
que les meilleurs endroits seront ceux où les
pauvres se sentent le mieux et où les riches, relativement parlant, se sentent
le moins bien.
Par Dmitry
Orlov – Le 21 décembre 2017 – Source Club Orlov
Le livre de Dmitry Orlov est l’un des ouvrages
fondateur de cette nouvelle « discipline » que l’on nomme aujourd’hui :
« collapsologie » c’est à-dire l’étude de l’effondrement des sociétés ou
des civilisations.
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