Mathieu Slama intervient de façon régulière dans les médias sur
les questions de politique internationale. Il a publié plusieurs
articles sur la stratégie de Poutine vis-à-vis de l’Europe et de
l’Occident. Il répond à mes questions à l’occasion de son dernier
ouvrage : « La guerre des mondes : réflexions sur la croisade
idéologique de Poutine contre l’Occident », paru aux Éditions de
Fallois.
1.Vous évoquez une incompréhension entre l’Europe et la Russie sur le terrain des valeurs et de la religion qui expliquerait en partie nos différends géopolitiques. Pouvez-vous développer ?
Mon intuition est la suivante : ce qui se joue entre la Russie de Poutine et les pays occidentaux est beaucoup plus fondamental qu’un simple conflit d’intérêts autour des questions syrienne et ukrainienne. Selon moi, il y a en arrière-plan de ce conflit une opposition entre deux grandes visions du monde concurrentes.
La vision occidentale, pour résumer, est libérale au sens où elle définit avant tout la communauté politique comme une organisation permettant de garantir les libertés individuelles. La patrie, la communauté, les traditions particulières sont dans cette vision des vestiges appartenant au passé. La vision de Poutine est traditionnaliste : la communauté politique est pour lui le produit d’une histoire et d’une culture particulières qui priment sur les libertés individuelles. Il y a là, donc, deux langages très différents qui se font face.
La question religieuse, que vous évoquez, me semble assez bien illustrer cette opposition idéologique. Quand le groupe ultra-féministe Pussy Riots fait irruption dans la cathédrale de Moscou en proférant des injures, elles sont condamnées aussi bien du point de vue pénal que du point de vue de l’opinion publique. Pour expliquer cette condamnation, Hélène Carrère d’Encausse avait assez bien résumé les choses : pour les Russes et pour Poutine, il y a des choses qui ne se font pas, tout simplement. En France, l’action des Femen dans la cathédrale Notre-Dame n’avait guère choqué ni l’opinion publique ni les autorités. Nous avons perdu tout sens du sacré : au nom de la liberté, tout peut être profané, en particulier les symboles religieux (cf. les caricatures de Mahomet…). Evoquer nos racines chrétiennes ? vous n’y pensez pas ! De son côté, Poutine n’a de cesse d’exalter la tradition orthodoxe de son pays. Il s’est récemment rendu à une cérémonie célébrant le millième anniversaire de la présence russe au Mont Athos en Grèce, la « Sainte Montagne » orthodoxe où des moines vivent et prient depuis le Xème siècle. Le symbole est immense.
Il me semble que Poutine a compris une chose essentielle (quoi qu’on pense de l’homme) : la politique, ce n’est pas seulement une affaire de règles de droits garantissant les libertés individuelles. La politique, c’est autre chose : l’habitation d’un espace particulier, l’héritage de mythes fondateurs, de traditions et de symboles qui inscrivent un pays dans une trajectoire historique qui lui est propre. Si tout n’est que droits, alors il n’y a plus de communautés particulières. Et donc plus de politique. La force de Poutine est de nous confronter à ce terrible renoncement.
2.Poutine reproche-t-il aux Occidentaux de confondre « communauté occidentale » et « communauté internationale » ?
C’est la deuxième grande critique qu’adresse Poutine aux pays occidentaux, et qui me paraît essentielle : le monde occidental a cette fâcheuse tendance à vouloir construire un monde à son image. Il est devenu incapable de penser la différence culturelle, d’imaginer qu’il n’y a pas un monde mais des mondes, avec leurs traditions et leur histoire distinctes. Prenons un exemple d’actualité : l’Iran. On ne compte plus les unes et les reportages sur les évolutions de ce pays. Et que célèbre-t-on ? Son occidentalisation Mais dès qu’il s’agit de ses composantes traditionnelles, on crie à l’obscurantisme, à la barbarie ! Il y a là un mélange d’incompréhension et de mépris, ainsi qu’un immense paradoxe : l’Occident libéral sacralise l’Autre, mais c’est en réalité pour lui nier son altérité fondamentale. Il faut relire Claude Lévi-Strauss à ce sujet, lui qui fut un des premiers à s’inquiéter de l’uniformisation du monde sous l’influence occidentale.
Le cœur du problème est l’universalisme : cette idée qu’il existe un modèle libéral qui est le devenir inéluctable de l’humanité toute entière. Les néo-conservateurs américains, influencés par une mauvaise lecture de Leo Strauss et de sa réflexion sur le relativisme, ont fait de cet universalisme le centre de leur idéologie (mais au service, évidemment, des intérêts politiques et économiques de leurs pays). L’immense mérite de Poutine est de mettre à nu cet universalisme et ses dérives. Les conséquences sont très concrètes : nul besoin de s’épancher sur les situations catastrophiques de l’Afghanistan, de l’Irak ou encore de la Libye… A ce sujet, Poutine a posé cette question aux Occidentaux devant l’ONU l’année dernière : « Est-ce que vous comprenez ce que vous avez fait ? »
3. Vous écrivez que, pour le président russe, l’enjeu est de préserver la diversité du monde face aux velléités universalistes occidentales. Il est pourtant plutôt vu chez nous comme celui qui veut soumettre les autres à ses volontés…
Dans une tribune fameuse écrite en 2013 dans le New York Times en pleine crise syrienne, Poutine a mis en garde l’Amérique contre la tentation de se croire exceptionnelle, car cette tentation contredit l’égalité entre les nations et « la diversité du monde donnée par Dieu ». Et en effet, « diversité du monde » est un des termes les plus utilisés par Poutine dans ses discours. Ce n’est pas un hasard. Il se présente comme le champion du multilatéralisme et de la souveraineté nationale car il vise avant tout la prétention hégémonique américaine (et la soumission des Européens à cette hégémonie). Car ne soyons pas naïfs : Poutine est avant tout un dirigeant réaliste qui défend les intérêts de son pays et de son peuple. Son discours correspond à des intérêts très précis.
Là où on peut en effet voir des contradictions entre son discours et ses actes, c’est que sa décision vis-à-vis de la Crimée a pu faire penser à un retour d’une volonté impériale de sa part. Cette inquiétude était légitime mais il me semble qu’il montre aujourd’hui qu’il n’a pas l’intention, malgré les exhortations agressives d’intellectuels comme Alexandre Douguine, d’aller plus loin vis-à-vis de l’Ukraine. Le grand écrivain russe Alexandre Soljenitsyne, dont j’ai fait le fil rouge de mon ouvrage, avait cette réflexion très actuelle à propos de la Russie : « Il faut choisir clair et net : entre l’Empire, qui est avant tout notre propre perte, et le salut spirituel et corporel de notre peuple. Nous ne devons pas chercher à nous étendre large, mais à conserver clair notre esprit national dans le territoire qui nous restera ». Cet avertissement, me semble-t-il, vaut tout aussi bien pour Poutine que pour l’Occident.
1.Vous évoquez une incompréhension entre l’Europe et la Russie sur le terrain des valeurs et de la religion qui expliquerait en partie nos différends géopolitiques. Pouvez-vous développer ?
Mon intuition est la suivante : ce qui se joue entre la Russie de Poutine et les pays occidentaux est beaucoup plus fondamental qu’un simple conflit d’intérêts autour des questions syrienne et ukrainienne. Selon moi, il y a en arrière-plan de ce conflit une opposition entre deux grandes visions du monde concurrentes.
La vision occidentale, pour résumer, est libérale au sens où elle définit avant tout la communauté politique comme une organisation permettant de garantir les libertés individuelles. La patrie, la communauté, les traditions particulières sont dans cette vision des vestiges appartenant au passé. La vision de Poutine est traditionnaliste : la communauté politique est pour lui le produit d’une histoire et d’une culture particulières qui priment sur les libertés individuelles. Il y a là, donc, deux langages très différents qui se font face.
La question religieuse, que vous évoquez, me semble assez bien illustrer cette opposition idéologique. Quand le groupe ultra-féministe Pussy Riots fait irruption dans la cathédrale de Moscou en proférant des injures, elles sont condamnées aussi bien du point de vue pénal que du point de vue de l’opinion publique. Pour expliquer cette condamnation, Hélène Carrère d’Encausse avait assez bien résumé les choses : pour les Russes et pour Poutine, il y a des choses qui ne se font pas, tout simplement. En France, l’action des Femen dans la cathédrale Notre-Dame n’avait guère choqué ni l’opinion publique ni les autorités. Nous avons perdu tout sens du sacré : au nom de la liberté, tout peut être profané, en particulier les symboles religieux (cf. les caricatures de Mahomet…). Evoquer nos racines chrétiennes ? vous n’y pensez pas ! De son côté, Poutine n’a de cesse d’exalter la tradition orthodoxe de son pays. Il s’est récemment rendu à une cérémonie célébrant le millième anniversaire de la présence russe au Mont Athos en Grèce, la « Sainte Montagne » orthodoxe où des moines vivent et prient depuis le Xème siècle. Le symbole est immense.
Il me semble que Poutine a compris une chose essentielle (quoi qu’on pense de l’homme) : la politique, ce n’est pas seulement une affaire de règles de droits garantissant les libertés individuelles. La politique, c’est autre chose : l’habitation d’un espace particulier, l’héritage de mythes fondateurs, de traditions et de symboles qui inscrivent un pays dans une trajectoire historique qui lui est propre. Si tout n’est que droits, alors il n’y a plus de communautés particulières. Et donc plus de politique. La force de Poutine est de nous confronter à ce terrible renoncement.
2.Poutine reproche-t-il aux Occidentaux de confondre « communauté occidentale » et « communauté internationale » ?
C’est la deuxième grande critique qu’adresse Poutine aux pays occidentaux, et qui me paraît essentielle : le monde occidental a cette fâcheuse tendance à vouloir construire un monde à son image. Il est devenu incapable de penser la différence culturelle, d’imaginer qu’il n’y a pas un monde mais des mondes, avec leurs traditions et leur histoire distinctes. Prenons un exemple d’actualité : l’Iran. On ne compte plus les unes et les reportages sur les évolutions de ce pays. Et que célèbre-t-on ? Son occidentalisation Mais dès qu’il s’agit de ses composantes traditionnelles, on crie à l’obscurantisme, à la barbarie ! Il y a là un mélange d’incompréhension et de mépris, ainsi qu’un immense paradoxe : l’Occident libéral sacralise l’Autre, mais c’est en réalité pour lui nier son altérité fondamentale. Il faut relire Claude Lévi-Strauss à ce sujet, lui qui fut un des premiers à s’inquiéter de l’uniformisation du monde sous l’influence occidentale.
Le cœur du problème est l’universalisme : cette idée qu’il existe un modèle libéral qui est le devenir inéluctable de l’humanité toute entière. Les néo-conservateurs américains, influencés par une mauvaise lecture de Leo Strauss et de sa réflexion sur le relativisme, ont fait de cet universalisme le centre de leur idéologie (mais au service, évidemment, des intérêts politiques et économiques de leurs pays). L’immense mérite de Poutine est de mettre à nu cet universalisme et ses dérives. Les conséquences sont très concrètes : nul besoin de s’épancher sur les situations catastrophiques de l’Afghanistan, de l’Irak ou encore de la Libye… A ce sujet, Poutine a posé cette question aux Occidentaux devant l’ONU l’année dernière : « Est-ce que vous comprenez ce que vous avez fait ? »
3. Vous écrivez que, pour le président russe, l’enjeu est de préserver la diversité du monde face aux velléités universalistes occidentales. Il est pourtant plutôt vu chez nous comme celui qui veut soumettre les autres à ses volontés…
Dans une tribune fameuse écrite en 2013 dans le New York Times en pleine crise syrienne, Poutine a mis en garde l’Amérique contre la tentation de se croire exceptionnelle, car cette tentation contredit l’égalité entre les nations et « la diversité du monde donnée par Dieu ». Et en effet, « diversité du monde » est un des termes les plus utilisés par Poutine dans ses discours. Ce n’est pas un hasard. Il se présente comme le champion du multilatéralisme et de la souveraineté nationale car il vise avant tout la prétention hégémonique américaine (et la soumission des Européens à cette hégémonie). Car ne soyons pas naïfs : Poutine est avant tout un dirigeant réaliste qui défend les intérêts de son pays et de son peuple. Son discours correspond à des intérêts très précis.
Là où on peut en effet voir des contradictions entre son discours et ses actes, c’est que sa décision vis-à-vis de la Crimée a pu faire penser à un retour d’une volonté impériale de sa part. Cette inquiétude était légitime mais il me semble qu’il montre aujourd’hui qu’il n’a pas l’intention, malgré les exhortations agressives d’intellectuels comme Alexandre Douguine, d’aller plus loin vis-à-vis de l’Ukraine. Le grand écrivain russe Alexandre Soljenitsyne, dont j’ai fait le fil rouge de mon ouvrage, avait cette réflexion très actuelle à propos de la Russie : « Il faut choisir clair et net : entre l’Empire, qui est avant tout notre propre perte, et le salut spirituel et corporel de notre peuple. Nous ne devons pas chercher à nous étendre large, mais à conserver clair notre esprit national dans le territoire qui nous restera ». Cet avertissement, me semble-t-il, vaut tout aussi bien pour Poutine que pour l’Occident.
Source : Mediapart, Pascal Boniface, 01-08-2016
Mathieu Slama : «Il y a du Soljenitsyne dans le discours de Poutine»
Dans un premier essai passionnant, La guerre des mondes, Mathieu
Slama analyse les ressorts de l’affrontement entre la Russie et
l’Occident. Pour le jeune essayiste, ce sont avant tout deux visions du
monde qui s’opposent.
Né en 1986, Mathieu Slama intervient de façon régulière dans les
médias, notamment dans le FigaroVox sur les questions de politique
internationale. Un des premiers en France à avoir décrypté la propagande
de l’Etat islamique, il a publié plusieurs articles sur la stratégie de
Poutine vis-à-vis de l’Europe et de l’Occident. Son premier livre , La guerre des mondes, réflexion sur la croisade de Poutine contre l’Ocident vient de sortir aux éditions de Fallois.
LE FIGARO. – Pour quelle raison l’affrontement entre Vladimir Poutine et l’Occident est-il essentiellement idéologique?
Mathieu SLAMA. – Ma thèse est que dans le conflit
politique qui oppose l’Europe et les Etats-Unis à la Russie de Poutine,
il y a un arrière-plan idéologique fondamental qui met en jeu deux
grammaires du monde qui s’opposent en tout point. A cet égard, ce qui se
joue dans cet affrontement est bien plus décisif qu’un simple conflit
d’intérêts.
Mais il suffit d’écouter Poutine pour comprendre qu’il se situe
lui-même sur le terrain idéologique. Ce fut particulièrement frappant à
partir de 2013, lorsque les crises ukrainiennes et syriennes ont
réellement marqué une rupture entre les Russes et les Occidentaux.
Dans plusieurs discours, Poutine s’en est pris à la «destruction des
valeurs traditionnelles» et à «l’effacement des traditions nationales et
des frontières entre les différentes ethnies et cultures», visant
implicitement les pays occidentaux. A plusieurs reprises il a exalté
«les valeurs spirituelles de l’humanité et de la diversité du monde»,
«les valeurs de la famille traditionnelle, de la vie humaine
authentique, y compris de la vie religieuse des individus», faisant
appel au grand philosophe conservateur russe Nicolas Berdiaev. Il y a
aussi, dans le discours de Poutine, des attaques directes adressées aux
pays occidentaux et notamment aux pays européens. «Les pays
euro-atlantiques rejettent leur racine», a-t-il expliqué dans un
discours, «dont les valeurs chrétiennes qui constituent la base de la
civilisation occidentale». Utilisant des termes très violents comme
«primitivisme», s’en prenant ouvertement aux légalisations en faveur du
mariage homosexuel, Poutine accuse aussi régulièrement les pays
occidentaux de vouloir exporter leur modèle libéral au monde entier, au
mépris des particularités nationales.
Et
surtout, et c’est peut-être la plus grande force de son discours, il
s’en prend à l’universalisme occidental, à cette prétention qu’a une
partie du monde de modeler à son image l’autre partie de l’humanité.
C’est une manière pour lui de s’en prendre aux ingérences occidentales,
que ce soit en Ukraine ou au Moyen-Orient.
Poutine dit ici quelque chose d’essentiel. L’Occident est persuadé
que son modèle, la démocratie libérale, est le devenir inéluctable de
l’humanité toute entière. Mais il y a dans le monde des nations qui
tiennent à leur traditions culturelles et qui n’ont absolument pas envie
de s’ «occidentaliser»! Il y a là un enjeu majeur, que l’un des plus
grands penseurs du XXème siècle, Claude Lévi-Strauss, avait vu avant
tout le monde: comment préserver les particularités culturelles dans un
contexte de mondialisation politique, culturelle et economique
croissante? «Les grandes déclarations des droits de l’homme», expliquait
Lévi-Strauss, énoncent «un idéal trop souvent oublieux du fait que
l’homme ne se réalise pas sa nature dans une humanité abstraite, mais
dans des cultures traditionnelles». Les démocraties occidentales n’ont
de cesse d’exalter «l’Autre», mais ce n’est en réalité que pour
annihiler son altérité et l’envisager comme un parfait semblable,
c’est-à-dire un individu émancipé de tous ses déterminismes. L’Occident
libéral est devenu incapable de penser et comprendre la différence
culturelle. On le voit au Moyen-Orient aujourd’hui: nous ne célébrons
l’Iran que parce qu’il s’occidentalise ; tout ce qui relève du
traditionnel est perçu comme une barbarie amenée à disparaître. Il y a
dans cette approche un mélange d’incompréhension et de mépris.
Soljenitsyne est l’un des fil rouge de votre livre. En quoi est-il représentatif d’une partie de l’âme russe?
La figure d’Alexandre Soljenitsyne est intéressante à plusieurs
égards. D’abord parce qu’il est étonnamment – et injustement – oublié
aujourd’hui, alors qu’il est l’une des rares figures intellectuelles du
XXème siècle à ne s’être jamais trompé dans ses combats politiques, ce
qui est suffisamment rare pour le souligner.
Ensuite parce qu’il a fait, en effet, l’objet d’un grand malentendu
en Occident. Ses œuvres «Une journée d’Ivan Denissovitch» (1962), «Le
Premier cercle» (1968) et surtout «L’Archipel du Goulag» (1973),
révélant au monde entier les atrocités commises par les soviétiques dans
les camps, ont fait de lui la principale figure de l’opposition
intellectuelle et politique au régime soviétique. Accusé de trahison
dans son propre pays, il est parti en exil en Suisse puis aux
Etats-Unis. Mais voilà, et c’est le cœur du malentendu dont je parle
dans mon livre: Soljenitsyne ne s’opposait pas au régime soviétique au
nom des droits de l’homme ou au nom du «monde libre». Il n’avait pas
choisi le camp occidental contre le camp soviétique. Il s’opposait à
l’URSS parce qu’il s’agissait pour lui d’un régime corrompu,
matérialiste, violent, niant la dimension spirituelle propre à chaque
homme. Il s’y opposait au nom de sa foi orthodoxe et au nom de la grande
histoire nationale russe.
Et c’est justement ce même attachement aux racines et à la dimension
spirituelle de l’existence qui l’amena à s’opposer violemment au modèle
libéral occidental à plusieurs occasions, notamment dans un célèbre
discours devant les étudiants de Harvard en 1978 où il dénonça la dérive
matérialiste de l’Occident, les ravages de son modèle capitaliste et
surtout son obsession pour les droits individuels au détriment des
valeurs traditionnelles comme l’honneur, la noblesse ou encore le sens
du sacrifice. Soljenitsyne croyait à la possibilité d’une troisième voie
entre le libéralisme occidental et les totalitarismes soviétiques ou
fascistes, une troisième voie fondée sur l’enracinement et
l’auto-restriction des hommes comme des nations. Il me semble
qu’aujourd’hui, peut-être plus que jamais, ce message mérite d’être
entendu.
Je note dans mon livre la réaction de Jean Daniel qui voyait dans
L’Archipel «un panslavisme illuminé, des idées étranges sur le Moyen-âge
et sur la Sainte Russie» ou encore de Bernard-Henri Lévy qui accusa au
début des années 90 Soljenitsyne de défendre des idées «obscurantistes»,
«populistes», de peindre «une Russie rustique et primitive». Ces
réactions sont absolument passionnantes car elles révèlent selon moi une
opposition fondamentale entre deux mondes qui sont aux antipodes l’un
de l’autre. Les pays occidentaux n’ont pas compris Soljenitsyne tout
simplement parce qu’ils ne parlent pas le même langage: les premiers
tiennent le langage de la liberté individuelle, le second celui de la
tradition et de la mystique communautaire. Il me semble que cet
affrontement renaît aujourd’hui à la faveur des conflits qui opposent la
Russie de Vladimir Poutine et les pays occidentaux. Et je trouve dans
le discours de Poutine beaucoup de rémanences du discours de
Soljenitsyne. C’est pourquoi j’ai voulu faire de ce dernier le fil rouge
de mon livre.
La «révolution conservatrice» engagée par Poutine est-elle populaire en Russie? Et ailleurs?
S’agissant de la Russie, personne ne conteste aujourd’hui que Poutine
est soutenu par une immense majorité de la population. Emmanuel Carrère
avait émis l’hypothèse, dans un de ses romans, que le succès de Poutine
était dû au sentiment des Russes d’avoir été humiliés à la chute du
régime soviétique. Et qu’en somme, on avait pas le droit de leur dire
que toutes ces décennies passées sous le joug communiste, «c’était de la
merde». L’échec de l’expérience «libérale» avec Boris Elstine est aussi
un atout pour Poutine. Mais c’est oublier un peu vite l’attachement
encore prégnant des Russes pour les valeurs traditionnelles, pour l’âme
de leur pays. Hélène Carrère d’Encausse expliquait que «l’idée que les
choses puissent être relatives heurte profondément les Russes». Poutine
est très certainement en adéquation avec l’état d’esprit d’une grande
partie de l’opinion publique russe.
Mais ce qui m’intéressait surtout dans mon livre, c’était de montrer
que Poutine est devenu en quelque sorte le porte-voix de la cause
conservatrice dans le monde, et notamment en Europe. Sa popularité
auprès de beaucoup de partis conservateurs européens est le signe que
Poutine a compris ce qui se jouait en Europe. Son génie est d’avoir
permis la rencontre, au bon moment, entre ses idées et celles d’une
partie de l’opinion européenne, de plus en plus hostile à la
mondialisation et au multiculturalisme, de plus en plus attachée à ses
racines et aux «protections naturelles» que sont les frontières
nationales. De Viktor Orban en Hongrie à Marine Le Pen en France, en
passant par Nigel Farage en Grande-Bretagne, ils sont tous animés d’une
sympathie naturelle envers Poutine. Clairement, le «poutinisme»
correspond à un certain esprit du temps, à une résistance de plus en
forte des peuples vis-à-vis de la mondialisation.
Vous écrivez que le sens du sacré est une clef de compréhension indispensable pour comprendre la Russie actuelle – qui avait bu le communisme comme le buvard absorbe l’encre, avait rappelé Philippe Séguin dans son discours du 5 mai 1992. Y a-t-il une opposition entre le «messianisme russe» et le «rationalisme libéral européen»?
J’essaie de comprendre la cassure idéologique fondamentale entre la
Russie de Poutine et l’Occident, et il me semble que la question
religieuse est un élément déterminant de cette incompréhension, du moins
s’agissant de l’Europe. On le sait, Poutine dans ses discours lie très
étroitement le destin de la nation russe avec celui de l’Eglise
orthodoxe, et s’en prend à «l’approche vulgaire et primitive de la
laïcité». C’est une des armes essentielles de son combat idéologique,
sans compter que cela lui permet d’asseoir son autorité dans son propre
pays, où l’Eglise est depuis longtemps le constituant de la morale
collective, comme l’a rappelé Hélène Carrère d’Encausse.
Pour illustrer l’opposition entre la Russie et l’Europe sur ce
terrain, j’évoque un exemple qui me semble particulièrement parlant,
celui des Pussy Riot et des Femen. Quand en février 2012 les Pussy Riot,
groupe de rock ultra-féministe russe, débarquent dans la cathédrale de
Moscou en hurlant «Marie mère de Dieu, chasse Poutine!», elle font
l’objet d’une réprobation quasi-unanime, et sont condamnées quelques
mois plus tard à deux ans de détention, provoquant d’ailleurs des
réactions indignées de la part des dirigeants européens. Un an après cet
épisode, en France quand des membres du groupe féministe Femen
s’introduisent à Notre-Dame et vandalisent une cloche, l’expression
«pope no more» inscrite sur le torse, elles sont toutes relaxées.
En France, nous faisons du droit au blasphème un droit fondamental,
un des piliers de la fameuse liberté d’expression, elle-même pilier des
sacro-saintes libertés individuelles. On ne compte plus les défenseurs
du blasphème sur le terrain médiatique. Il faut profaner, désacraliser
absolument tout. Dieu est devenu une question dépassée, on le relègue à
la sphère individuelle. On érige la profanation du sacré en droit
fondamental sans même se poser la question de ce que peut bien nous
apporter ce droit. En quoi moquer de manière vulgaire Jésus ou Mahomet
est-il un progrès, une liberté nécessaire? A force de libéralisme et
d’individualisme, nous autres européens perdons de vue la dimension
spirituelle de la vie humaine pour n’en retenir que la dimension
proprement matérielle. Le phénomène djihadiste est venu nous rappeler
que la question religieuse est encore loin, très loin d’être une
question résolue.
La souveraineté nationale est-elle davantage défendue par la Russie que par les Etats-Unis ou les pays européens?
La défense de la souveraineté nationale est en effet un aspect
essentiel de la doctrine poutinienne. Voici ce qu’il disait en 2014: «La
notion de souveraineté nationale est devenue une valeur relative pour
la plupart des pays» ; «les soi-disant vainqueurs de la Guerre froide
avaient décidé de remodeler le monde afin de satisfaire leurs propres
besoins et intérêts». Et d’asséner cette attaque directe: «Si pour
certains pays européens la fierté nationale est une notion oubliée et la
souveraineté un luxe inabordable, pour la Russie la souveraineté
nationale réelle est une condition sine qua non de son existence». En
ligne de mire: l’alignement quasi-systématique de l’Union européenne sur
les positions américaines, comme récemment sur le dossier ukrainien.
Poutine s’en prend également aux ingérences américaines et européennes
au Moyen-Orient, qui ont conduit pour Poutine à une aggravation des
conflits et à la propagation du chaos.
Le discours américain est très différent. Barack Obama n’a de cesse
de répéter que l’Amérique a un rôle à jouer dans la défense des
libertés: «Nous soutiendrons la démocratie de l’Asie à l’Afrique, des
Amériques au Moyen-Orient, parce que nos intérêts et notre conscience
nous forcent à agir au nom de ceux qui aspirent à la liberté». Il s’agit
ici d’une conception fondamentalement universaliste des relations
internationales, semblable à celle que défendaient les néo-conservateurs
sous George W. Bush. La question de la souveraineté n’est jamais
abordée par Obama.
La Russie et les Etats-Unis défendent des conceptions géopolitiques qui servent leurs intérêts, écrivez-vous, souverainisme et multilatéralisme pour la première, universalisme pour les seconds. Quelle est la conception adoptée par les pays d’Europe?
Les pays européens sont dans l’alignement quasi-permanent avec les
positions américaines. On l’a vu sur les dossiers syriens et ukrainiens.
Cela pose quand même un problème car peut-on dire que les intérêts
américains et européens sont parfaitement alignés? Je n’en suis pas
certain. Est-ce dans l’intérêt de l’Europe de se brouiller avec son
voisin russe ou avec l’Iran? N’y aurait-il pas un intérêt à jouer une
carte intermédiaire, qui ne soit ni celle des Etats-Unis ni celle de la
Russie? Je laisse le soin aux géopolitologues de répondre à cette
question.
Comment la Russie de Poutine considère-t-elle l’exceptionnalisme américain?
Une des thèses de mon livre est de dire que les modèles américains et
russes sont moins éloignés qu’on veut bien le croire, au moins du point
de vue idéologique et culturel. Les deux pays partagent un même
sentiment national très affirmé, avec un rôle politique du religieux
encore très fort. Des deux côtés, les communautés nationales s’appuient
sur des mythes fondateurs très puissants. Et en effet, les deux pays se
fondent sur une certaine idée de l’exceptionnalisme, c’est-à-dire qu’ils
ont la conviction qu’ils jouent un rôle qui dépasse le cadre purement
national.
Mais paradoxalement, Poutine a ouvertement attaqué l’exceptionnalisme
américain, notamment dans une tribune publiée dans le New York Times en
2013. Voici en substance le propos de Poutine, qui réagissait à un
discours d’Obama qui exaltait le rôle exceptionnel de l’Amérique dans le
monde: il est très dangereux de se croire exceptionnel car cela va à
l’encontre de la nécessaire diversité et égalité entre les nations.
«Nous ne devons pas oublier que Dieu nous a créés égaux» rappelait
Poutine en conclusion, dans un pied-de-nez adressé à Obama qui lui aussi
avait, dans son discours, fait référence à Dieu pour justifier la
défense des libertés dans le monde. Pour Poutine, l’exceptionnalisme
américain n’est que le prétexte d’une domination morale imposée au
monde, là où lui défend, nous l’avons dit, les souverainetés et les
particularités nationales.
On pourra évidemment, non sans raison, considérer qu’il y a une
contradiction entre ce discours et l’attitude de la Russie en Crimée,
peu respectueuse de la souveraineté ukrainienne (sans nier les liens
historiques profonds qui unissent l’Ukraine, notamment sa partie est,
avec la Russie)…
Pourquoi les partisans de Vladimir Poutine en France sont-ils régulièrement brocardés comme étant des «extrémistes»?
Vladimir Poutine reste, dans l’opinion publique française, un
personnage autoritaire, brutal. Les morts suspectes d’opposants viennent
aussi ternir considérablement son image.
Mais il ne faut pas oublier que Vladimir Poutine séduit bien au-delà
du cercle des «radicaux». Il y a en effet des politiques peu subtils qui
font l’erreur inverse des atlantistes, c’est-à-dire qui se rangent
constamment derrière la Russie quel que soit le sujet. Il y a aussi le
Front national, financé par des investisseurs privés russes, qui voit
dans Poutine une sorte de fantasme de ce qu’ils souhaitent pour la
France. Il y aussi des gens comme Jean-Luc Mélenchon, dont l’amitié pour
Poutine tient plus de l’anti-américanisme qu’autre chose (car quoi de
commun entre le conservateur Poutine et le progressiste Mélenchon?).
Mais dans l’entre-deux, il y a des gens beaucoup plus raisonnables et de
tous bords, comme Hubert Védrine, Dominique de Villepin, Henri Guaino
ou François Fillon, qui défendent une relation plus apaisée avec la
Russie et une plus grande indépendance de la France et de l’Europe
vis-à-vis des puissances étrangères, notamment des Etats-Unis. Nul
extrémisme dans ce positionnement-là.
Y a-t-il une différence de nature entre la stature de Vladimir Poutine et celle des dirigeants européens? La notion de «chef d’Etat» est-elle mieux incarnée par le premier que par les seconds?
«Il incarne!», se moquait Louis-Ferdinand Céline du maréchal Pétain
dans D’un château l’autre…. Méfions-nous de ceux qui veulent «incarner»,
donc. Mais il est certain que le succès de Poutine doit beaucoup au
fait qu’il représente une sorte d’animal politique disparu en Europe.
Les démocraties libérales ont cette tendance naturelle, parce qu’elles
se construisent – et c’est leur grande faiblesse – sur des fondements
essentiellement juridiques, de faire émerger des dirigeants purement
technocrates, très compétents mais incapables de prendre en compte la
dimension symbolique, quasi-métaphysique, qu’impose l’exercice du
pouvoir.
Un récent sondage montrait que 40% des Français étaient favorables à
un gouvernement autoritaire. C’est une tendance de fond dans les
sociétés démocratiques, où réside une sorte de nostalgie des grands
hommes. Poutine représente aussi cette nostalgie-là. De Gaulle avait
fondé une grande partie de sa légitimité sur le mythe qu’il s’était
construit autour de sa personne: le grand stratège militaire, la
résistance, la libération de Paris, le monarque républicain… Quels
mythes fondent la légitimité de François Hollande, d’Angela Merkel, de
Matteo Renzi? Aucun.
J’aimerais conclure sur un exemple récent qui me semble tout à fait
caractéristique de ce dont nous parlons ici. Il y a quelques semaines,
la Russie a organisé, au sein de l’amphithéâtre de la ville de Palmyre
libérée de l’Etat islamique, un concert symphonique où furent joués
Prokoviev et Bach (un compositeur russe et un compositeur européen, ce
n’est pas anodin). Quelques semaines plus tard, la France décidait
d’organiser, à l’occasion de la commémoration du centenaire de la
bataille de Verdun, un concert de rap, avant que la polémique n’oblige
le maire de Verdun à annuler cette absurdité. D’un côté on a fait
entendre ce que la civilisation a produit de plus noble et de plus
élevé, de l’autre ce qu’elle produit de plus médiocre. La force de
Poutine, c’est aussi cela: comprendre que la politique est aussi une
affaire de symboles, de grandeur et d’élévation. Nous Européens avons
oublié cela depuis longtemps. Céline, encore lui, avait prévenu: «Nous
crevons d’être sans légende, sans mystère, sans grandeur».
Source : Le Figaro, Eléonore de Vulpillières, 24/05/2016