Ce
qui suit est un extrait de l’entrevue entre un journaliste colombien et Mme Danielle Mitterrand, veuve
de l’ex-président français François Mitterrand, et présidente de
l’association « France-Libertés ». A sa lecture il est facile de
comprendre pourquoi, et ce depuis plusieurs années, les médias
politiques et d’informations dans leur grande majorité ont essayé d’ignorer cette interview.
vendredi 28 octobre 2005 - Entretien réalisé par Hernando Calvo Ospina.
Hernando Calvo Ospina :
Mme.
Mitterrand, qu’a signifié pour vous l’arrivée au gouvernement de votre
époux François ? Est-ce que les idéaux sociaux et politiques qu’il
portait dès sa jeunesse ont été reconnus en ces moments-là ?
Danielle Mitterrand :
Mai
1981 fut un mois de grande activité, car c’était la préparation de
l’arrivée au pouvoir de François. J’essayais d’apporter tout ce qu’il y a
de meilleur en moi, pour que ces rêves d’avoir une société socialiste,
quoique à l’européenne, deviennent réalité. Mais bien vite j’ai commencé
à voir que cette France juste et équitable ne pouvait pas s’établir.
Alors je lui demandais à François : Pourquoi maintenant que tu en as le
pouvoir ne fais-tu pas ce que tu avais offert ? Il me répondait qu’il
n’avait pas le pouvoir d’affronter la Banque mondiale, le capitalisme,
le néolibéralisme. Qu’il avait gagné un gouvernement mais non pas le
pouvoir.
J’appris ainsi que d’être le gouvernement, être
président, ne sert pas à grand-chose dans ces sociétés sujettes,
soumises au capitalisme. J’ai vécu l’expérience directement durant 14
ans. Même s’il essayait d’éviter le côté le plus négatif du capitalisme,
les rêves ont commencé à se briser très rapidement.
HCO :
Vous
n’avez pas assumé le rôle de « première dame » comme l’« exige » la
tradition protocolaire. Était-ce un simple caprice ? Ou à cause de
convictions politiques ?
DM :
Je n’ai
pas voulu être une « première dame » comme toutes les autres, et en
conséquence j’ai refusé le protocole qu’on a voulu m’imposer. J’étais
l’épouse du chef de l’État, d’un homme que j’aimais, mais j’étais aussi
libre d’avoir mes propres convictions. Je n’allais pas accepter d’être
la simple image de la femme française typique, représentative d’un
secteur social ; de sourire devant les caméras et les personnalités ; ou
de servir d’ornement aux oeuvres de bénéfices. Avant tout, mon rôle
devait consister en mon apport pour la construction d’une société juste.
J’ai eu mes critères et mes réflexions politiques, qui ont parfois fait
choc avec celles de François. Si le gouvernement n’allait pas sur une
bonne voie, je me devais de le dire, de le critiquer. Je sais que ce
n’est pas le rôle d’une « première dame », car normalement elles ne sont
qu’un instrument du pouvoir. Chaque fois que les autres ont voulu
s’opposer à mes tâches militantes pour des « raisons d’État », pour
n’être pas « diplomatiquement correctes », François m’a soutenue car il
voyait qu’elles étaient justes. Il ne pouvait essayer de m’empêcher de
faire ce qu’il disait défendre.
HCO :
Mme.
Mitterrand, vous avez fondé « France-Libertés », qui s’est distinguée
par son engagement politique, social et humanitaire...
DM :
Je
l’ai fondée non pas dans l’intention d’en faire un contre-pouvoir, ni
pour qu’elle serve au pouvoir. Je voulais prendre mes propres
initiatives de solidarité politique, indépendantes des desseins du
pouvoir, même si je m’attendais qu’avec le gouvernement socialiste nous
aurions des objectifs proches. Mais je me suis vite rendu compte que ce
ne serait pas facile. Est arrivé le moment où « France-Libertés »
voulait aider des populations opprimées, mais le gouvernement socialiste
français soutenait d’une manière ou d’une autre leurs bourreaux.
Rapidement j’ai dû me poser la question : Jusqu’où peut-on aller sans
provoquer d’ « incidents diplomatiques » ? Dans l’Association s’est
présenté pour nous un questionnement qui ne m’a pas du tout plu : sa
présidente, épouse du président de la République, devait-elle respecter
la sacro-sainte loi de non-ingérence dans les affaires de l’État, et se
priver ainsi de son droit à la solidarité politique et humanitaire, pour
ne pas aller à contre-courant ? J’ai continué avec mon projet car je le
croyais juste. Alors, même de vieux amis personnels et de lutte ont
commencé à m’isoler. Tout le pouvoir et le poids de la diplomatie
française ont tenté de m’écraser, usant de tout pour « réparer » mes
actions et mes expressions politiques publiques.
J’ai constaté que
je ne pouvais pas exercer ma fonction de manière exemplaire si je ne
servais pas le marché, le capitalisme. Que mon devoir n’était pas de me
préoccuper des torturés ni des affamés. Que si ceux qui étaient écrasés
réclamaient l’éducation, la santé ou du travail, je devais tourner la
tête de l’autre côté. J’étais la « première dame » et je devais aider,
avec mes sourires dans les cocktails, à ce que les intérêts commerciaux
de la France progressent. Quand j’écoutais au cours de mes visites aux
ambassades les discours du « commercialement correct », où le
tout-puissant marché était ce qu’il y avait de fondamental avant la
solidarité entre les peuples, cela me donnait l’envie de partir en
courant. Je ne pouvais croire que les « bulldozers » du marché
pourraient arriver à recouvrir jusqu’aux fondements mêmes de notre
culture. Et ils l’ont fait.
Pourquoi un gouvernement qui se disait
de gauche ne pouvait-il pas répondre aux attentes qu’il avait créées
durant tant d’années dans l’opposition, tant au niveau national
qu’international ? Devait-on accepter les impératifs d’un système
mercantile jusqu’à la soumission ?
HCO :
Ce système
du marché sauvage, du capitalisme, du néolibéralisme, a à sa tête les
États-Unis. Est-ce que la France se soumettait aux desseins de ce pays ?
DM :
Durant
la célébration du Bicentenaire de la Déclaration des droits de l’Homme -
juillet 1989 - j’ai pu voir jusqu’à quel point nous étions soumis aux
État-Unis. L’État français n’invita pas plusieurs dignitaires, en
particulier des Latino-Américains. Comme par hasard c’était ces pays-là
que Washington voulait annuler, détruire. Et je ne vais pas citer de
noms, mais c’est facile à vérifier. Je me rappelle avoir dit à François :
« Jusqu’à quel point allons-nous être dépendants de l’humeur des
États-Unis, ne pas pouvoir choisir nos invités pour nos festivités... ? »
Ce fut une honte.
HCO :
Mme. Mitterrand, si cela arrive en France, vous devez bien savoir ce qu’il en est sous d’autres latitudes...
DM :
Je
ne suis pas anti-États-Unis, mais je suis avec le peuple de ce pays et
non pas avec l’Administration qui le gouverne. Celle qui se sert de ce
peuple pour tirer des bénéfices qui servent à quelques uns. Durant
toutes ces années de ma vie, spécialement après la Seconde Guerre
mondiale, j’ai pu voir comment les États-Unis foulaient aux pieds la
liberté et la démocratie des autres pays, particulièrement les pauvres.
Ronald Reagan désigna comme terroriste le gouvernement sandiniste du
Nicaragua, quand les terroristes, c’était son Administration et cette «
contra » qu’il finançait.
J’étais au Nicaragua peu de temps avant
qu’ils détruisent la révolution. Fonctionnait encore ce qui avait été
atteint au niveau de l’éducation et de la santé, des choses qu’avait le
peuple nicaraguayen pour la première fois de son histoire. Je me
rappelle que Daniel Ortega me disait : « Daniella, dis à François qu’il
ne peut pas nous laisser tomber ; que l’Europe démocratique ne peut pas
nous abandonner... ». Je le lui ai dit en effet. Et il n’a pu rien faire
: les États-Unis avaient décidé que les Sandinistes devaient s’en aller
avec leurs plans de développement social, pour faire place au
néolibéralisme et au retour de la misère pour le peuple. Tandis que
nous, nous étions en train de fêter le Bicentenaire de la Déclaration
des droits de l’Homme !
HCO :
Au cours de ces mêmes années Washington resserrait le blocus contre Cuba, essayant d’en finir avec la Révolution.
DM :
Le
Nicaragua ne pouvait compter que sur Cuba. Et Cuba aussi était en train
d’être étranglée par l’embargo des États-Unis, qui continue jusqu’à
présent et qui n’a eu d’autre but que celui d’en finir avec tout ce
qu’il y a de merveilleux que cette Révolution a réalisé au niveau social
: quelque chose d’unique en Amérique latine ; presque unique dans un
pays du Tiers-Monde.
Quand en 1989 Cuba se trouvait déjà seule
face à Washington, car elle n’avait plus l’appui de l’Union soviétique,
je m’y suis rendue. A mon retour j’ai dit à François : « Tu ne peux pas
laisser tomber Cuba. Cette Révolution a beaucoup fait pour le peuple. La
France ne peut être soumise aux États-Unis. » Il me disait que la
France toute seule ne pouvait pas, et qu’en Europe personne ne la
suivrait. Que les États-Unis détenaient tout le pouvoir économique,
politique et de la propagande, en plus des contre-révolutionnaires de
Miami. Je continue aujourd’hui à dire que cette révolution a mérité de
se maintenir, car elle l’a fait et c’est le peuple qui la maintient. Par
conséquent les États-Unis n’ont pas pu la faire plier. Je connais Fidel
depuis très longtemps. J’ai passé beaucoup d’heures à discuter avec
lui, à nous dire ce que nous pensons. Je lui ai fait part de toutes les
critiques que j’ai au niveau politique. Une fois je lui ai demandé
pourquoi il me supportait. Et il m’a répondu : « Parce que tu es une
amie sincère. Et les critiques des amis, on les écoute parce qu’elles
sont honnêtes, même si nous ne sommes pas d’accord sur certaines choses.
» La dernière fois qu’avec François nous avons reçu officiellement
Fidel à Paris, en le saluant je l’ai embrassé publiquement sur la joue.
Ce qu’« interdit » le protocole et les « politiquement corrects ». Mais
c’est que non seulement Fidel était notre ami, mais aussi qu’il est
latin, et les Latins sont tendres. Ce fut un scandale que la presse me
rappelle encore.
HCO :
Que pense Mme Mitterrand du président vénézuélien Hugo Chávez et des projets nationaux qu’il essaie de lancer ?
DM :
Je
n’ai jamais aimé les militaires. Mais Chávez, avant d’être un militaire
est un homme, un être humain, et il est arrivé au pouvoir par la voie
démocratique, et au point de gagner plusieurs élections. Chávez, au
milieu de tous les obstacles que mettent sur son chemin les États-Unis
et l’opposition dirigée par les riches, tente de faire avancer les
programmes sociaux qu’il a offerts au peuple. Évidemment, le monde
capitaliste lui est tombé dessus car il ne veut pas qu’un président du
Tiers-Monde démontre que le peuple peut effectivement participer aux
décisions de l’État et à son développement. Que ce peuple, avec son
leader, marche de l’avant pour ne plus être exploité, ni être
analphabète et avoir droit à la santé. C’est ce qui se passe au
Venezuela malgré tout. A cause de cela ils veulent éliminer, effacer
Chávez. Peu leur importe si c’est le peuple qui l’a élu, et qui doit
décider s’il doit le soutenir ou l’enlever de là . Il existe une espèce
de rage de la grande majorité de la presse mondiale contre Cuba et le
Venezuela. Et c’est parce que ces gouvernements veulent être
indépendants, souverains, dignes. Cela dérange. N’oubliez pas que les
médias sont dirigés par de puissants capitalistes.
HCO :
Mme Mitterrand, est-ce que la France est un modèle de démocratie ? Est-ce une puissance mondiale ?
DM :
En
France on élit et les élus font des lois qu’ils n’ont jamais proposées
et dont nous n’avons jamais voulu. Est-ce la démocratie quand après
avoir voté nous n’ayons pas la possibilité d’avoir de l’influence sur
les élus ? Je ne crois pas que dans aucun des pays qui se disent
démocratiques, ceux-là qui croient avoir le droit d’imposer « leur »
démocratie aux pays pauvres, il existe la démocratie, à commencer par
les États-Unis et la France. La France est une démocratie ? Une
puissance mondiale ? Je le dis en tant que Française : Cela ne veut rien
dire. Si on le dit pour les niveaux d’éducation, de la recherche ou la
santé, c’est nul. Pour être capables d’aider la paix mondiale, les
peuples opprimés ? Nul.
Hernando Calvo Ospina.
Hernando Calvo Ospina est un journaliste colombien réfugié en France et collaborateur, entre autres, du Monde Diplomatique. Sa
présence dans un avion régulier d’Air-France en avril 2009 effraya à ce
point les USA qu’ils lui interdirent le survol de leur territoire et
exigèrent son déroutage. Voir : http://www.legrandsoir.info/article8459.html
http://hcalvospina.free.fr/spip.php?article119 (Traduit par Abacar Fall)
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