« Mission civilisatrice », disaient-ils, et nous
avons eu les enfumages en Algérie, des massacres à Sétif, au Cameroun, à
Madagascar et au Kenya. « Sortie de la barbarie par l’évangélisation »,
clamaient-ils, et nous avons eu l’esclavage et la traite négrière. «
Supériorité civilisationnelle », écrivaient-ils, et nous avons eu deux
guerres mondiales et les bombes atomiques sur Nagasaki et Hiroshima. «
Fin de l’Histoire », affirmaient-ils, et nous avons eu l’Afghanistan,
l’Irak, la Libye et la Syrie ...
Cette civilisation dominant aujourd’hui le monde est née par le mensonge, le pillage et la violence.
Voilà son véritable acte de
naissance. Les conditions qui ont permis l’accumulation des richesses
permettant l’industrialisation, n’auraient pas vu le jour au nord de la
planète s’il n’y avait pas eu la destruction des civilisations
amérindiennes, aborigènes d'Australie et de Nouvelle Zélande, et d'autres. Elles n’auraient pas pu croître comme elles l’ont fait
s’il n’y avait pas eu l’esclavage comme péché originel. Elles n’auraient
pas pu perdurer s’il n’y avait pas eu la colonisation comme âge de
maturité. Et aujourd’hui, nous avons l’impérialisme comme âge de
sénilité.
Pour couvrir cela, depuis 4 siècles maintenant, nous avons de manière
systématique les mêmes procédés de falsification de l’histoire.
Le
premier procédé utilisé consiste à nier les interactions, c’est-à-dire
le lien entre la naissance de leur civilisation ici et la destruction
d’autres civilisations, la négation du lien entre le développement
économique ici et l’imposition d’une misère et d’une paupérisation
massives dans d’autres aires de la planète.
Le second procédé consiste à
occulter les emprunts que l’Europe a faits au reste du monde, masquer
l’apport philosophique de nombreux espaces de la planète qui ont été
pillés et réintégrés dans une logique dominante ici.
De cette manière, se légitime une vision euro-centrique du monde et
aujourd’hui une vision occidentalo-centrique posant les uns comme
civilisés, ou plus civilisés, et les autres comme barbares, ou moins
civilisés, construisant les uns comme dotés d’une dynamique historique
et situant les autres en-dehors de l’histoire, inscrivant les uns comme
dotés d’une rationalité scientifique et les autres caractérisés par une
mentalité prélogique ou irrationnelle. La condition de possibilité d’une
telle opération de falsification est la production d’un espace mental
particulier. Rien n’aurait pu perdurer aussi longtemps s’il n’y avait
pas eu la production d’un espace mental colonial, c’est-à-dire une
déshumanisation à la fois des colonisés et des peuples des pays
colonisateurs.
Cet espace mental colonial reste encore largement dominant : il
imprègne toute la quotidienneté ici et dans les pays dominés. Cet espace
mental colonial, diffusé par de multiples canaux hier et aujourd’hui,
continue à marquer les rapports dans le monde, les réflexes, les grilles
de perception, les manières de percevoir l’autre. Cet espace mental
colonial, n’est rien d’autre, comme le disait Aimé Césaire, qu’une
« décivilisation ». Une fois qu’il a été intériorisé et intégré,
inévitablement tous les regards sur les phénomènes mondiaux et sur les
peuples sont déformés.
Cet espace mental colonial produit des verrous de la pensée qui
empêchent de voir le réel. Ces verrous de la pensée doivent d’abord être
déracinés de nos imaginaires si nous voulons comprendre le monde et le
transformer. La libération de l’espace mental colonial est une condition
nécessaire (mais insuffisante) de l’émancipation collective. Une fois
pris en compte cet acte de naissance barbare de leur civilisation, nous
pouvons regarder son fonctionnement. Le discours dominant aime à mettre
en exergue la sphère économique de l’Occident, censée être la plus
efficace que l’humanité ait connue. Or, jamais l’humanité, dans aucun
endroit du monde, n’a connu un système social où l’économie devient une
fin en soi, au lieu d’être un moyen.
L’humanité a connu de très nombreux systèmes économiques : il y a eu
des évolutions dans l’ensemble des pays de la planète, dans lesquels on
est passés d’un mode de production à un autre et tous les peuples se
sont adaptés aux évolutions des contextes, mais jamais n’était apparue
une civilisation qui mettait l’économie comme fin et non comme moyen au
service d’autre fins, c’est-à-dire au service du bonheur de la
communauté. Bien sûr, d’autres systèmes inégalitaires ont existé, mais
jamais l’économie n’a pris une place aussi exclusive. La seconde
dimension de cette économie « civilisée » est la marchandisation
généralisée. Jamais l’humanité n’avait connu un système social dans
lequel l’économie prétendait rendre marchandise l’ensemble des
dimensions de l’être humain et de son environnement naturel : le sexe,
les plantes, l’homme, la terre, l’air. Rien n’échappe potentiellement à
la loi de la marchandisation dans un système où le profit est posé comme
seul critère légitime.
Un autre aspect de cette économie « civilisée » est son
fonctionnement irrationnel, dans la mesure où, dans la quotidienneté
comme dans le durée, le fictif l’emporte sur le réel. Il suffit
d’observer la place prise par la Bourse et le CAC 40 pour saisir la
place prise par le fictif dans cette société. Eux, qui nous accusaient
de venir de civilisations dans lesquelles il y avait du fétichisme,
vivent dans des sociétés où l’argent est devenu fétiche, où la Bourse
est devenue fétiche. La civilisation actuelle est la civilisation la
plus fétichiste de toute l’histoire de l’humanité. Simplement, ces
fétiches ne sont plus nos fétiches habituels qui nous reliaient aux
générations passées. Ce ne sont plus les fétiches qui nous reliaient à
la nature et aux générations futures.
Ce sont des fétiches qui sont uniquement centrés sur la production,
sur le profit pour certains et la misère pour d’autres. Et puis, la
dernière dimension de leur civilisation au niveau économique est qu’elle
ne peut fonctionner sans crises. La normalité de cette économie est la
crise, c’est l’absence de crise qui est exceptionnelle. S’ils mettent en
avant leur supériorité économique, nous n’avons pas à être
impressionnés : leur économie ne vaut rien. C'est une économie qui
détruit et qui tue, qui déshumanise et qui marchandise, qui détruit les
liens humains et isole, qui nie l’homme et le producteur pour ne
promouvoir que le consommateur et le propriétaire.
Un acte de naissance barbare et un fonctionnement destructeur sont les deux piliers de leur civilisation.
Nous pouvons maintenant nous
interroger sur les conséquences dans le rapport aux autres parties de la
planète d’un tel soubassement. La réponse découle logiquement, pour peu
que l’on observe la situation mondiale sur la durée et de manière
lucide, c’est-à-dire en ne se laissant pas piéger par la parcellisation
des faits qu’opèrent les médias. Ils n’ont qu’un moyen pour imposer leur
domination : la violence et la guerre. Les guerres impérialistes
d’aujourd’hui ont les mêmes causes que celles qui ont enclenché la
destruction des civilisations amérindiennes et de peuples entiers avec
l’esclavage et la colonisation.
Élargir la marchandisation, baisser le coût des matières premières, avoir une main-d’œuvre meilleur marché, contrecarrer les concurrents, avoir des investissements plus rentables : ce sont les mêmes causes qui produisent les mêmes effets. Tant que nous n’aurons pas touché au cœur de cette civilisation, cela se reproduira. Il en est de même des argumentaires de justifications. Bien sûr, il y a une actualisation des formes des arguments de justifications, mais, fondamentalement, ceux-ci restent les mêmes : on nous parle encore d’aller libérer les femmes de certains peuples qui seraient opprimées et pour cela il faudrait des guerres ; on nous parle encore de besoin d’intervenir pour les droits de l’homme ; on nous parle encore, comme il y a 400 ans, d’apporter un cadeau à ces sauvages en venant les violer, en venant détruire leur système-monde.
Et puis, la dernière dimension qui me semble essentielle d’avoir en tête, c’est lorsque l’on nous parle de civilisation, de nous interroger sur l’idéal du « moi ». Quel idéal ces sociétés donnent-elles à leurs membres ? Disons-le honnêtement : la civilisation dominante aujourd’hui est une civilisation qui donne comme idéal à nos enfants la négation de leur hominisation, la négation de leur caractère d’êtres humains, la négation de leur caractère de personnes en lien avec leurs semblables. Voici donc une civilisation qui est basée sur un rapport philosophique, qui est l’individualisme, c’est-à-dire la négation de tous les regroupements communautaires. Or, ce qui caractérise les sociétés qui ont été violées et agressées, c’est justement le fait que l’homme est en lien avec ses communautés d’appartenance. C’est le fait que le collectif, le « nous », donne un sens à l’individu et non le contraire.
Où est la civilisation et où est la barbarie ? Les autres caractéristiques de l’idéal du « moi » de ladite civilisation dominante vont dans la même direction aliénante. C’est une civilisation basée sur l’oubli du temps passé, c’est-à-dire des héritages et l’oubli du temps futur, des responsabilités vis-à-vis de nos enfants. C’est une civilisation qui « chosifie » la femme et l’homme avec des émissions comme Star Academy dans lesquelles l’être humain devient une chose et cela est mis en scène et présenté comme étant une « émancipation ». C’est une civilisation qui est basée sur une guerre du tous contre tous et non pas - comme la plupart des sociétés paysannes d’où nous venons - sur la solidarité comme valeur centrale. C’est une civilisation qui oublie le lien de notre espèce avec la terre. Ce n’est pas par hasard ou par bêtise si les différentes cultures du monde, des rites berbères aux rites amérindiens, en passant par les rites du Cameroun et de Madagascar - ont célébré la terre. C’est parce qu’il y a conscience que notre passé et notre avenir ont un lien avec la terre, non pas comme simple objet matériel, mais comme l’ensemble des héritages de l’être humain. Et puis, c’est une civilisation qui a confondu volontairement deux notions, la nécessaire unité politique qu’il nous faut construire avec une unicité culturelle. La confusion entre unité politique et unicité culturelle est le vecteur de justification de toutes les opérations d’assimilation et d’homogénéisation mondiale, c’est à dire de la négation de toute la richesse de l’humanité.
Élargir la marchandisation, baisser le coût des matières premières, avoir une main-d’œuvre meilleur marché, contrecarrer les concurrents, avoir des investissements plus rentables : ce sont les mêmes causes qui produisent les mêmes effets. Tant que nous n’aurons pas touché au cœur de cette civilisation, cela se reproduira. Il en est de même des argumentaires de justifications. Bien sûr, il y a une actualisation des formes des arguments de justifications, mais, fondamentalement, ceux-ci restent les mêmes : on nous parle encore d’aller libérer les femmes de certains peuples qui seraient opprimées et pour cela il faudrait des guerres ; on nous parle encore de besoin d’intervenir pour les droits de l’homme ; on nous parle encore, comme il y a 400 ans, d’apporter un cadeau à ces sauvages en venant les violer, en venant détruire leur système-monde.
Et puis, la dernière dimension qui me semble essentielle d’avoir en tête, c’est lorsque l’on nous parle de civilisation, de nous interroger sur l’idéal du « moi ». Quel idéal ces sociétés donnent-elles à leurs membres ? Disons-le honnêtement : la civilisation dominante aujourd’hui est une civilisation qui donne comme idéal à nos enfants la négation de leur hominisation, la négation de leur caractère d’êtres humains, la négation de leur caractère de personnes en lien avec leurs semblables. Voici donc une civilisation qui est basée sur un rapport philosophique, qui est l’individualisme, c’est-à-dire la négation de tous les regroupements communautaires. Or, ce qui caractérise les sociétés qui ont été violées et agressées, c’est justement le fait que l’homme est en lien avec ses communautés d’appartenance. C’est le fait que le collectif, le « nous », donne un sens à l’individu et non le contraire.
Où est la civilisation et où est la barbarie ? Les autres caractéristiques de l’idéal du « moi » de ladite civilisation dominante vont dans la même direction aliénante. C’est une civilisation basée sur l’oubli du temps passé, c’est-à-dire des héritages et l’oubli du temps futur, des responsabilités vis-à-vis de nos enfants. C’est une civilisation qui « chosifie » la femme et l’homme avec des émissions comme Star Academy dans lesquelles l’être humain devient une chose et cela est mis en scène et présenté comme étant une « émancipation ». C’est une civilisation qui est basée sur une guerre du tous contre tous et non pas - comme la plupart des sociétés paysannes d’où nous venons - sur la solidarité comme valeur centrale. C’est une civilisation qui oublie le lien de notre espèce avec la terre. Ce n’est pas par hasard ou par bêtise si les différentes cultures du monde, des rites berbères aux rites amérindiens, en passant par les rites du Cameroun et de Madagascar - ont célébré la terre. C’est parce qu’il y a conscience que notre passé et notre avenir ont un lien avec la terre, non pas comme simple objet matériel, mais comme l’ensemble des héritages de l’être humain. Et puis, c’est une civilisation qui a confondu volontairement deux notions, la nécessaire unité politique qu’il nous faut construire avec une unicité culturelle. La confusion entre unité politique et unicité culturelle est le vecteur de justification de toutes les opérations d’assimilation et d’homogénéisation mondiale, c’est à dire de la négation de toute la richesse de l’humanité.
Alors que dire pour conclure ?
Disons avec Marx, que cette société n’est pas « l’histoire de
l’humanité », que cette civilisation n’est que sa « préhistoire ».
Disons avec Césaire, que cette civilisation est chaque jour plus
« décivilisée ». En réalité, nous sommes dans une phase de décadence,
non pas au sens moral mais au sens Khaldounien du terme, c’est-à-dire
lorsque disparaît dans une civilisation le donneur de liaisons entre les
parties. A son époque, c’était l’asabiyya [1].
Aujourd’hui, il faut nous interroger sur ce donneur de liens que nous
voulons recréer pour demain. Nous dirons avec Frantz Fanon, « Allons,
camarades, le jeu européen est définitivement terminé, il nous faut
autre chose. » Avec lui, nous ajouterons que ce sont les « damnés de la
terre » d’ici et de là-bas qui ont cette chose à accomplir, car ils sont
les seuls à avoir tout à perdre au non-changement et tout à gagner au
changement. Que certains « damnés de la terre » soient aveugles, c’est
inévitable : par le complexe de supériorité pour les uns, et
d’infériorité du colonisé pour d’autres. Ne les attendons pas ! Ils nous
remercieront plus tard d’avoir été sévères avec eux.
Nous n’assistons pas à la fin d’un monde, mais à la fin de « leur
monde ». Oui, une autre civilisation est nécessaire ! Oui, une autre
civilisation est possible ! C’est une histoire de lutte :
organisons-nous pour une nouvelle civilisation plus égale !
Front uni des immigrations et des quartiers populaires.
Septembre 2012
Septembre 2012
Saïd Bouamama, né en 1958 à Roubaix, est un sociologue, Docteur en socioéconomie, il est membre de l'IFAR, une association loi 1901 où il est chargé de recherche et formateur de travailleurs sociaux.
[1] L'asabiyya (arabe : عصبية) représente la « cohésion sociale » en arabe. Ce concept est utilisé par le philosophe tunisien du Moyen Âge, Ibn Khaldoun,
qui a décrit la culture et les territoires arabes. Ce terme désigne la
solidarité sociale en mettant l’accent sur l’unité, la conscience
groupale, et la cohésion sociale. C’est, à l’origine, un terme employé
dans un contexte tribal ou de clans, mais selon certaines acceptions il
peut désigner également le nationalisme moderne, d’une façon analogue au
communautarisme. Concept familier dans l’époque préislamique, il fut
popularisé par les Prolégomènes d’Ibn Khaldoun, qui le décrivent comme
étant le lien fondamental de la société humaine, et la force principale
de mise en mouvement de l’histoire. Wikipédia
VOIR AUSSI :
Une civilisation se termine et nous devons en bâtir une autre : Dernier Appel
VOIR AUSSI :
Une civilisation se termine et nous devons en bâtir une autre : Dernier Appel