Voici comme une grande
surprise : le président turc Recep Tayyip Erdogan a récemment étiqueté les
membres de la coalition dirigée par les États-Unis comme des défenseurs et des
partisans des terroristes. Selon
le leader turc, cette coalition apporte son soutien à divers groupes
terroristes, dont ISIS, YPG, PYD et Ankara en a les preuves, y compris des photographies et des séquences vidéo», a annoncé Erdoğan lors d'une conférence de presse à Ankara. Mais qu'est-ce qui a
tellement offensé Ankara?
Au
cours des derniers jours, la Turquie a subi des défaites douloureuses de la
part de l’État islamique dans la ville syrienne d'Al-Bab. Auparavant,
les troupes employées dans l'opération Bouclier de l'Euphrate avaient réussi à
prendre la banlieue ouest d'Al-Bab et avaient l'intention d'occuper les
hauteurs surplombant la ville. Cependant,
il y a dix jours, le «bouclier» s'est fissuré, lorsque les unités d’ISIS se sont
opposées aux troupes turques dans un assaut frontal, infligeant de lourdes
pertes à l'armée turque. Les
terroristes « d’Allah et son Prophète », comme le proclame leur
torchon noir, disent que dans une seule bataille, la Turquie a perdu jusqu'à 70
soldats et trois chars modernes. Immédiatement
après l'annonce, ISIS a commencé à diffuser des vidéos mettant en vedette la
destruction des véhicules blindés turcs. L'état-major
turc a annoncé avoir perdu 14 militaires, 10 chars Leopard fabriqués en
Allemagne, un char de combat principal M-60, des transporteurs de troupes et un
véhicule blindé Cobra. Les
images qui peuvent maintenant être trouvées sur Internet représentent des
véhicules blindés turcs gravement endommagés par des missiles TOW livrées par
Obama aux terroristes islamistes d’ISIS.
Gouvernorat d'Al-Hassakah |
Mais personne ne devrait être
vraiment surpris à ce stade, car les médias turcs ont signalé à la fin de
Décembre que Washington a intensifié ses efforts d'approvisionnement en armes
pour les radicaux via le gouvernorat syrien Al-Hasakah. Il
a été noté que l'ambassadeur des États-Unis à Ankara, John Bass, voulait
persuader les journalistes turcs que Washington ne soutenait pas directement
les terroristes d’ISIS. Mais l'aéroport de la ville syrienne de Rumeylan (dans ce gouvernorat) a vu
un nombre toujours croissant d'avions de transport américains atterrir pour décharger
des dizaines de tonnes d’armes sophistiquées. Ces
armes sont ensuite transportées par des hélicoptères américains vers
différentes parties du pays et livrées aux terroristes, dont ceux d’ISIS et d’al-Nosra/al-Qaïda.
Selon
les journalistes turcs, la dernière grande livraison d'armes a eu lieu le soir
du 27 décembre. Il
est également noté que des armes sont livrées en Syrie via des centaines de
camions, transportant leur cargaison mortelle de la ville irakienne d'Erbil aux
zones contrôlées par les Kurdes syriens.
Ce n'est pas par hasard
qu'après la libération d'Alep, les troupes syriennes ont trouvé des stocks
d'armes et d'explosifs fabriqués aux États-Unis, en Allemagne et en Bulgarie, y
compris une grande quantité de missiles antichar.
Alors que l'opération d'Alep
a été un tournant dans le conflit armé syrien, la Maison Blanche est toujours
pressée de fournir un soutien maximal à l'opposition dite "modérée"
en Syrie, mais maintenant il est clair pour presque tout le monde que
Washington aide massivement ISIS.
La décision de fournir des
troupes anti-gouvernementales en Syrie avec toutes sortes d'armes, y compris
les MANPADS, qui a été signé par le président Barack Obama le 23 décembre, peut
conduire à une nouvelle escalade du conflit syrien et de nouvelles victimes.
Il y a donc des raisons plus
que suffisantes pour que le ressentiment d'Ankara contre l'administration
Obama, puisqu'elle est directement
responsable de la mort de tous les soldats turcs tués par ISIS/Daech.
Turquie et Bulgarie: Deux membres de l'OTAN sur les côtés opposés
des barricades syriennes
Les années de conflit armé en Syrie et les récents succès
des forces gouvernementales ont exacerbé les conflits internes au sein de
l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord, en raison des différentes
compréhensions par les membres de cette alliance militaire de ses buts et
objectifs en Syrie.
Il est de plus en plus évident que les États-Unis et un
certain nombre d'autres pays membres de l'OTAN opérant en Syrie ont apporté
leur soutien aux groupes terroristes de l'État islamique (ISIS) et de Jabhat al-Nosra.
Pendant
la libération d'Alep, d'énormes arsenaux d'armes et de munitions produits en
Bulgarie, un pays membre de l'OTAN, ont été découverts par les forces
gouvernementales syriennes. Ils
comprenaient près de 4.000 projectiles pour le système de lance-roquettes Grad,
les munitions pour les canons antichars et les grenades propulsées par des
fusées. Au
moins huit entrepôts abandonnés par les terroristes ont également été
découverts, contenant deux millions de tours pour les mitrailleuses lourdes. Les
munitions laissées par les militants portaient des étiquettes VMZ - le
fabricant d'armes bulgare Vazovski Mashinostroitelni Zavodi.
«Le fait que la
Turquie ait réussi à parvenir à une telle coordination avec la Russie se heurte
à un mélange de perplexité et de colère chez ses alliés de l'OTAN,
principalement les États-Unis et l'Union européenne. Ils
craignent que ces développements ne séparent la Turquie de l'Europe et des
structures euro-atlantiques. Ils
craignent que des organisations comme l'Organisation de coopération de Shanghai
et l'Union économique eurasienne ne deviennent un atout pour la Turquie »,
écrit le journal Hürriyet.
Un pays membre de l'OTAN, la Bulgarie, arme des terroristes
avec des armes modernes. Ces mêmes terroristes utilisent ces armes pour tuer et
les civils les soldats d'un autre pays membre de l'OTAN, la Turquie.
Il est peu probable que les commandants militaires de l'OTAN
ignorent l'ambiguïté de la situation actuelle, une situation dans laquelle les
États-Unis et la Bulgarie, d'une part, et la Turquie, d'autre part, se battent
sur des côtés opposés des barricades syriennes. Pourtant,
il est clair que Washington et Bruxelles sont tout simplement incapables de
revoir leurs priorités. Parce
que l'Occident poursuit maintenant un seul objectif en Syrie : s'opposer à
la Russie.
Washington et ses alliés les plus proches parlent maintenant
dans le cadre d'un paradigme géopolitique anti-russe, remplaçant l'ancien leitmotiv "Assad doit partir". Et
le porte-parole du département d'État américain, Mark Toner, ne pouvait penser
à rien de mieux pour qualifier les accusations du président turc de «ridicules»,
bien que les faits confirment les accusations proférées par Erdogan. En
particulier, le fait que la capture des Palmyre par les terroristes n'a été
possible que grâce à la coopération active de la coalition dirigée par les
États-Unis.
La lutte contre le terrorisme ne peut tolérer une double
norme et il semble que la Turquie ait commencé à le réaliser.
Il ne fait guère de doute que le développement ultérieur du
processus de paix syrien sous la forme de la coopération émergente entre la
Turquie avec Moscou, Téhéran et Damas pourrait provoquer une réaction des
États-Unis, de l'Arabie saoudite et du Qatar. Il est donc
nécessaire de surveiller les tentatives de déstabilisation de la situation en
Syrie et en Turquie dans la perspective d'une réunion qui aura lieu à Astana
(Kazakhstan) début 2017 entre les dirigeants de la Russie, de la Turquie et de
l'Iran.
Hannibal GENSERIC
Annexe : Daech, Erdogan, Poutine : le dessous des cartes
Après la Syrie, l'Irak, puis la Libye, les Occidentaux lancent Daech contre la Turquie. Caroline Galactéros estime que les présidents russe et
turc jouent dans leur rapprochement un jeu à la fois habile et prudent.
Pour la géopolitologue, ce sont deux qualités que l’Occident ignore.
__________________________________________________________
L’État islamique a revendiqué l’attaque commise
contre une discothèque d’Istanbul pendant la nuit du nouvel An. Sur fond
de réconciliation avec la Russie, la Turquie est-elle devenue une cible
prioritaire de l’État islamique?
Caroline GALACTEROS. – Prioritaire peut-être pas,
mais il est certain que la convergence russo-turque et la prise en main
du jeu politique syrien et du processus diplomatique par le trio
russo-turco-iranien rebattent les cartes de façon inquiétante pour
l’État islamique qui peut chercher à «punir» son ancien allié ou à lui
faire infléchir sa nouvelle ligne. En effet, le rapprochement entre
Moscou et Ankara surplombe et menace la marge de manœuvre politique et
militaire et la capacité de nuisance, mais aussi le statut «à part» dans
l’échelle de l’horreur (et donc dans la capacité d’attraction et
recrutement) de l’État islamique. De facto, en remettant en cause
leur collusion ancienne avec Ankara qui l’a longtemps avantagé par sa
complaisance voire son soutien, ce rapprochement tactique le ravale au
rang d’une organisation terroriste presque comme une autre, notamment
comme Al-Qaïda, proche mais rival cousin…
Quelle peut être la réaction du président Erdogan?
L’analyse de la situation et les priorités du pouvoir turc ont bougé.
Il s’agit désormais pour le président Erdogan de s’asseoir à la table
des vainqueurs (ce que ne lui garantissait pas – et certainement moins
encore aujourd’hui – Washington) et de retirer les fruits concrets d’un
axe militaro-diplomatique avec Moscou en matière d’influence et
d’emprise politique et territoriale sur le théâtre syrien (mais aussi en
Irak, selon l’évolution de la situation et dans le cadre d’un partage
des rôles entre Washington et Moscou une fois le président Trump aux
affaires). On ne peut exclure qu’Ankara n’ait pour ambition de
rassembler progressivement sous sa tutelle les divers groupes islamistes
sunnites prêts à une négociation avec Moscou et le régime Syrien, afin
de s’assurer à travers eux une influence importante dans la Syrie future
qui pourrait mêler une structure d’État unitaire et une
décentralisation interne forte selon des lignes confessionnelles et
territoriales.
L’accroissement du terrorisme djihadiste en Turquie peut-il changer la position d’Ankara vis-à-vis des Kurdes?
Les Kurdes restent la cible politique interne première du pouvoir
turc. Il devient d’ailleurs de plus en plus probable qu’ils fassent
ultimement les frais de la gestion croissante du conflit par les grandes
puissances régionales ou globales. Aucune n’a véritablement intérêt à
céder à leurs revendications nationales et les Kurdes demeurent
handicapés par leurs propres rivalités internes. Ils sont donc utilisés
par les uns et les autres comme force d’appoint ou d’avant-garde au gré
des nécessités militaires d’affrontements localisés. De leur point de
vue, ils ont tout intérêt à conserver ou développer leur capacité de
nuisance ou d’interférence résiduelle dans le jeu régional comme sur le
sol turc, et plus encore à faire en sorte que Moscou n’en arrive pas à
vouloir ou devoir les sacrifier totalement à son rapprochement tactique
avec Ankara. Ce qui n’est pas exclu.
Cette stratégie russophile de la Turquie vous paraît-elle habile et crédible?
Il ne s’agit pas de russophilie – ni de russophobie d’ailleurs -,
mais d’une évaluation qu’il faut bien reconnaître «créative» et habile,
par le président Erdogan, des intérêts politiques nationaux turcs et des
siens plus personnels sans doute. La Turquie a simplement fini par
devoir admettre qu’elle pèserait plus, y compris vis-à-vis de
Washington, dans une alliance avec la Russie – qui s’est imposée comme
principal décideur du futur syrien – que contre elle. Face à ce réalisme
froid, nous restons malheureusement intellectuellement sidérés et sans
rebond. Nous avons manifestement le plus grand mal à comprendre
l’ampleur du bouleversement stratégique en cours. Un bouleversement
mondial dont le Moyen-Orient n’est que l’un des théâtres d’expression.
D’où pourrait venir cette erreur occidentale de jugement?
Les lignes bougent et bousculent sans ménagement nos schémas de
pensée confortables. On incrimine la faiblesse américaine pour expliquer
la prise d’ascendant russe ; certains analystes vont même désormais
jusqu’à dire que l’Amérique ne se serait pas vraiment impliquée dans le
conflit syrien (sic!) alors qu’elle s’est bel et bien engagée dans la
déstabilisation de l’État syrien via des groupes rebelles et selon son
nouveau mantra du «commandement de l’arrière» (leadership from behind). Simplement, cette entreprise de regime change violent,
à laquelle des puissances européennes ont activement participé, a
clairement échoué. Dont acte? Même pas! Car le plus grave de mon point
de vue n’est pas là. Ce qui me semble très dommageable et dangereux,
c’est qu’alors que l’on proclame chaque jour après chaque attentat notre
volonté de combattre la terreur islamiste qui cible avec constance nos
propres sociétés, l’on refuse obstinément de saisir l’opportunité
stratégique que constituerait un front commun occidentalo-russe dans
cette lutte.
Quel serait l’intérêt d’un tel rapprochement avec Moscou?
Encore une fois, il ne s’agit ni d’entrer en fusion amoureuse avec
Moscou ni de mésestimer les calculs et arrière-pensées russes (nous
avons les nôtres), mais de faire un pari hors normes et à très fort
rapport pour chacune des parties: celui du sens d’une convergence de
fond vigilante mais authentique, inédite mais salutaire entre les deux
piliers de l’Occident. Cela demande évidemment un peu d’envergure,
d’audace et d’ambition. Alors, devant l’effort requis par une telle
métamorphose, nos élites déphasées préfèrent l’enlisement dans un combat
d’arrière-garde. Alors que nous sommes entrés, qu’on le veuille ou non,
dans une phase d’innovation géopolitique majeure – certes à
l’initiative de Moscou – qui balaie l’ordre ancien, une grande partie de
l’establishment américain autour de l’Administration sortante s’y accroche désespérément.
Vous pensez à l’affaire des hackers russes qui auraient influencé l’élection de Donald Trump…
C’en est effectivement la manifestation pathétique. Cette guéguerre
américano-américaine, dont le nouveau président américain est en fait la
cible première et Vladimir Poutine l’instrument, démontre tristement
combien le sort du Moyen-Orient et de ses populations sacrifiées est
secondaire pour un appareil dirigeant américain (OTAN incluse) qui voit
vaciller ses intérêts et ses rentes de situation et ne s’y résout pas.
Alors, on s’arc-boute, ici comme là-bas, autour de nos vieux totems
grimaçants, on s’accroche aux vieilles lignes de fracture, on préfère
une bonne vieille Guerre froide ranimée à un axe occidental
Moscou-Washington novateur qui serait pourtant un moteur fabuleux pour
une renaissance de notre civilisation empêtrée dans ses contradictions
et son cynisme mis à nu. Washington, où l’équipe sortante fait tout pour
enfermer le nouveau président américain dans un piège qui l’empêcherait
de mener à bien son projet de resetavec Moscou. Il s’agit de
l’acculer à l’inaction stratégique et de lui faire craindre, s’il
persiste, d’être accusé par une opinion publique brainwashée méthodiquement,
de trahir rien moins que les intérêts nationaux en voulant dialoguer
enfin intelligemment avec la Russie. On nage en plein délire, et il ne
serait pas étonnant que l’on entende bientôt parler de possible
«intelligence avec l’ennemi» pour discréditer plus encore le nouveau
président et mettre à mal ses projets.
Comment jugez-vous la réaction de Vladimir Poutine et Donald Trump à ce «délire»?
Donald Trump ne s’y est pas trompé, et Vladimir Poutine non plus, qui
a refusé de céder à l’escalade des représailles diplomatiques via la
livraison d’espions américains en miroir aux «représailles» américaines.
Le président russe est trop habile et préfère avoir le triomphe modeste
quand Barack Obama et Hillary Clinton se fourvoient dans une défaite
infantile et bruyante. Le président-élu mesure sans doute parfaitement
le champ de mines que le président sortant est en train de poser à
Washington, et plus concrètement en Syrie, avec la reprise des
livraisons de Manpads (missiles portatifs) aux groupes rebelles
qui ne sont pas encore rentrés dans le rang, claire menace pour les
avions et hélicoptères russes. Il s’agit de faire capoter le
cessez-le-feu et le processus diplomatique que Moscou, Téhéran et Ankara
tentent de faire tenir dans la perspective de la prochaine Conférence
d’Astana qui doit dessiner les contours d’un accord politique viable.
Bref, «l’ancien monde» a la vie dure. Le cadavre bouge encore. La
question est donc: est-on capable d’exploiter la fenêtre d’opportunité
extraordinaire qui nous est donnée de «faire du neuf», du conséquent, de
l’efficace et plus encore, de restaurer la crédibilité occidentale si
abîmée depuis 15 ans par le cynisme structurel de nos interventions
soi-disant «morales»? Va-t-on enfin partir du réel et des opportunités
qu’il ouvre pour mener une lutte existentielle contre une menace qui ne
faiblira pas tant que l’on ne fera pas front commun contre elle? Ou bien
préfèrera-t-on persister à s’aveugler en maugréant contre ce monde qui
ne nous obéit plus au doigt et à l’œil, à se réfugier dans un
manichéisme dépassé qui fait le jeu de l’adversaire, à s’enkyster dans
des schémas de pensée rétrogrades qui ne fonctionnent plus et nous
rendent vulnérables? Pour la France et pour l’Europe, ce dilemme est
crucial.
Caroline Galactéros
dirige le cabinet d’intelligence stratégique Planeting. Auteur du blog Bouger Les Lignes
dirige le cabinet d’intelligence stratégique Planeting. Auteur du blog Bouger Les Lignes