Il est écrivain et philosophe et son œuvre prophétique et
implacable est traversée par la question du mal et du chaos. Mehdi
Belhaj Kacem est l'invité d'Augustin Trapenard.
Il y a vingt et un ans, après Cancer et 1993, il publiait son troisième et dernier roman, Vies et mort d’Irène Lepic, qui reparaît ce jeudi dans la collection Souple des éditions Tristram.
Le
monologue halluciné, incandescent, jouissif et volontiers ordurier
d’une adolescente gothique et nihiliste qui se demande si l’intelligence
n’est pas une maladie.
Programmation musicale : The Cure, A Forest
Carte blanche
Pour sa carte blanche de Mehdi Belhaj Kacem a choisi un texte de Pierre-Henri Castel extrait de Pervers, analyse d'un concept.
Voici le texte dans son intégralité :
«
Rendons alors la parole à Sade : (…) la Nature qui vous soutient dans
votre être moral, et éternellement, croyez-vous, qui légitime vos
aspirations à l’excellence, la Nature qui vous fraye la voie
d’accomplissements vertueux qu’elle destine à votre espèce ou à sa forme
de Vie -cette Nature est-elle si constante, et votre espèce, en son
sein, a-t-elle devant elle tous les lendemains dont elle s’arroge depuis
si longtemps la disposition ? Il est saisissant de constater combien,
pour les hommes de Bien, l’infini est bon marché et la récompense
inéluctable. Il fait absolument sens pour eux d’être moral, parce que
les tendances au Bien qui les anime les dépassent, s’étendent au-delà de
leurs existences finies et misérables, et touchent à une humanité sans
cesse à venir. Ils en viennent à confondre l’espoir sans lequel ils ne
pourraient subsister avec une finalité réellement inscrite dans l’ordre
des choses. Et leur confiance imbécile dans leur essence leur a permis
jusqu’ici de traiter le Mal comme un simple accident de parcours. Ils «
savent », du moins idéalement, pour quoi ils meurent et, à défaut du
Ciel, ils ont inventé le Sens.
Toutefois, accordez seulement un
regard à ces travaux, de plus en plus nombreux, de plus en plus
convaincants, qui montrent, courbes et chiffres à l’appui, que ladite
humanité n’en a plus pour un temps infini, mais peut-être à peine pour
quelques siècles, un ou deux milliers d’années tout au plus. Ne haussez
pas les épaules, lisez-les ! Quand la mer sera sans poissons et le ciel
sans oiseaux, quand tout ce qui pousse ou respire se révélera difforme
ou empoisonné, quand les prétendues téléologies naturelles et les
excellences de toute sortes que vous admirez tant se seront révélées
pour ce qu’elles sont, des hasards fugitifs et fragiles, dans un jeu
aveugle des éléments matériels où il n’importe pas plus à la Nature de
susciter une multitude d’espèce bariolées que d’étaler une morne
bouillie grisâtre à la surface des rochers nus, quand les gens affamés,
écrasés sous les édifices politiques injustes et de plus en plus boiteux
que la pénurie et l’insécurité auront multipliés, commenceront à
s’entre-tuer pour les dernières richesses, puis pour leur apparence,
puis pour les ultimes moyens de survie, et finalement pour rien, alors
mes divagations prendront une autre portée. Jusqu’ici, Sade n’était pour
vous que le nom d’un vertige. C’est curieux, disiez-vous [en me lisant],
mais presque tout ce qu’on peut dire en faveur du Bien, on peut
l’inverser, et en faire un argument en faveur du Mal. Vous vous sentiez
cependant à l’abri. C’était un jeu de l’esprit, à moitié convaincant, et
la pulsion de mort vous semblait suspendue à un artifice poétique, à
une rhétorique du Négatif sans prise sur la réalité. L’homme, c’est
vrai, n’a pas forcément une « bonne nature ». Mais même si sa nature est
souvent mauvaise, il en a encore une, et donc des finalités, des
modalités spécifiques de vie, bref, il a sa place prévue dans le Tout.
Et cela vous rassurait. En prenant peu à peu conscience que l’humanité
voit sa mort approcher dans l’histoire, qu’on ne parle plus de son
extinction comme d’une disparition asymptotique à l’échelle des astres,
mais que, peut-être, il coulera moins de temps entre le dernier des
humains et nous qu’entre nous et, disons, le Christ, une autre
possibilité va concrètement s’esquisser. Ce qui n’était qu’un vertige
moral, voire littéraire, se changera en une option pratique de plus en
plus séduisante. Plus la fin de tout sera proche, et plus l’unique choix
de raison sera pour les hommes, d’ailleurs chaque jour moins nombreux,
d’en tirer les jouissances les plus atroces, les plus démentes, les plus
excessives. Et que feraient-ils d’autre, dans leur désespoir, qui soit
plus passionnant ? Le bien ? Mais, je vous le demande, pour qui, pour
quoi, et au nom de quel « principe naturel » ? Parce qu’il se suffit à
lui-même, et que le mérite, comme on dit aux petits enfants, est sa
propre récompense ? Mais alors, pourquoi en êtes-vous là, à ce point de
déchéance ? Qui d’autre que vous, sous la seule impulsion de l’avidité
et du mépris de l’avenir a mis le monde dans l’état effroyable où il
est, en sorte qu’il vous refuse maintenant ses secours ? Comme une vaine
commémoration des héros moraux d’autrefois (puisque le futur,
c’est-à-dire la condition du sens et de la reconnaissance, n’existera
bientôt plus pour personne) ? Ce culte vous ennuiera vite. Guerres et
injustices, en revanche, qui se produiront déjà spontanément en nombre
sous le coup de la misère ou de la peur, offriront à foison
l’opportunité de voluptés cruelles. Car tout le monde ne voudra pas se
laisser mourir. Beaucoup, sans doute, voudront d’abord tuer - en grand.
L’exemple de leur perversité sera communicatif. Ses effets, raffinés ou
brutaux, causeront du moins le besoin d’y répondre à l’envi, voire de
les devancer avant de s’en trouver soi-même la victime. Avant de tuer,
on se permettra donc l’inconcevable. Chacun de mes supplices, tous mes
excès de lubricité connaîtront une seconde jeunesse. On en inventera
d’autres, que mon seul regret est de ne pas avoir devinés. Ce sera le
vrai triomphe de l’égoïsme. Les derniers individus, pour qui la mort
aura une signification d’une amertume qu’elle n’a jamais eue pour aucun
de ceux qui les ont précédés depuis les débuts de l’humanité, se
tourneront avec férocité contre leur prochain. Et le reste de la société
criminelle qu’ils formeront ne leur offrira rien de plus (et bien
malgré eux!) que les moyens de se nuire plus redoutablement les uns aux
autres. Alors, sur un dernier monceau de cadavres, au milieu des cendres
et des ruines, dans une nature définitivement ravagée, enfin sûr de ne
survivre dans la mémoire de personne, je me dresserai, le Dernier. Et
mon visage, scrutez-le bien, sert de miroir où chacun d’entre vous se
reflète déjà, sans le savoir. »
Extraits de l'émission
"La philosophie n'a pas assez travaillé sa définition des rouages du Mal." #MehdiBelhajKacem @franceinter
"Oui, l'intelligence peut être une maladie." #MehdiBelhajKacem @franceinter