Le deuxième
mandat d'Obama avait sans doute porté à son paroxysme l'affrontement des deux
blocs. Entre 2013 et 2015, le système impérial américain, incluant ses dépendances
européenne et médiatique, s'est arc-bouté, uni, resserré presque jusqu'à
l'étouffement. Un objet trop compressé finit par se fissurer, puis éclater -
simple loi physique. Géopolitiquement, cela nous a donné le Brexit et l'élection de Trump.
Nous entrons
maintenant dans une ère aléatoire de recomposition, un nouvel ordre mondial que
les tenants de l'ordre ancien voient avec horreur et qu'ils tentent
désespérément, et avec de moins en moins de succès, de ralentir. Voici venue
l'ère des électrons libres, de la restructuration internationale et des
nouveaux paradigmes
.
Au royaume de Sa
Gracieuse Majesté, le Brexit a fait l'effet d'un premier coup de tonnerre. Nous
en prévoyions les conséquences :
Cette journée historique aura d'importantes répercussions
géopolitiques, même si celles-ci se feront plutôt sentir à long terme. Tout ne
changera pas du jour au lendemain, bien que certains éléments puissent survenir
plus vite que prévu. [...]
Mais derrière, c'est évidemment l'affrontement entre les deux
grands qui se profile. L'ombre du méchant ogre russe, accusé de toutes les
turpitudes, plane sur le Brexit. La corporation médiatique nous avait déjà prévenus
avec des trémolos dans la voix. A peine vaincu, Cameron n'a pu s'empêcher un commentaire désabusé -
"Poutine doit être content" - s'attirant une réponse ironique du
maître du Kremlin. L'ancien ambassadeur US à Moscou, Michael Mc Faul, va plus loin : "C'est une
gigantesque victoire pour Poutine. Je le félicite pour sa victoire ce
soir." (!) [...]
Le maître de l'empire se voit aujourd'hui obligé de déclarer qu'il
"respecte le vote britannique" (manquerait plus que ça !) mais les
stratèges US l'ont mauvaise. "Le Royaume-Uni et l'Union européenne
resteront des partenaires indispensables" a-t-il ajouté. Mais voilà le
problème : deux au lieu d'un, et peut-être bientôt trois, quatre, cinq, qui
commenceront à partir dans tous les sens, n'écouteront plus que d'une oreille
les recommandations de tonton Sam, au lieu d'une structure européenne
centralisée noyautée par les Américains. Voilà le souci européen de
Washington...
Nous y sommes.
Les dirigeants britanniques n'ont pas du jour au lendemain abandonné leur
saoudolâtrie ou leur russophobie mais, partiellement libérés de la chape de
plomb diplomatico-stratégique du système impérial, ils commencent à s'égailler
dans la nature.
En visite
officielle aux États-Unis, Teresa May a continué sur la ligne de son
prédécesseur, mettant en garde contre la Russie et qualifiant l'OTAN de
"pierre angulaire de la défense de l'Occident". Mais elle a
tout de même mis de l'eau dans son sherry : "Les jours d'une
intervention du Royaume-Uni et des États-Unis dans des pays souverains pour
tenter de remodeler le monde à notre image sont terminés" (quel
terrible aveu, en passant...)
Surtout, son excentrique
ministre des Affaires étrangères, le pourtant russophobe Boris Johnson, a acté le changement de position de Londres sur le dossier syrien
: au clair et sec "Assad must go" a succédé le "Assad
can stay". Ce faisant, il n'a pas fermé la porte à une coopération
avec Moscou contre Daech.
Nous avons, il y
a peu, analysé en détail les recompositions de l'ordre international liées à
l'arrivée de Trump à la Maison Blanche, aussi est-il inutile d'y revenir.
Relevons toutefois quelques nouvelles récentes et importantes, évidemment
passées sous silence dans notre bonne vieille presse. Selon un journal libanais
(donc non confirmé), le
Donald aurait qualifié Assad d'"homme courageux combattant
le terrorisme" lors d'une conversation avec le président
égyptien Sissi.
Si c'est vrai,
les Saoudiens doivent en perdre leur djellaba... Plus sérieusement, c'est un
exemple éclairant de la complexification de la refonte des relations
internationales à laquelle nous commençons à assister : Trump "aime"
Assad, Trump aime Israël (discussions sur le déménagement de l'ambassade US à
Jérusalem), Assad et Israël se détestent. Vous avez dit nœud gordien ?
La délicieuse
Tulsi, elle, ne se met pas martel en tête. A la stupéfaction de la volaille
médiatique états-unienne, elle vient de passer quatre jours en Syrie et a osé rencontrer "le
monstre". A son retour, pas repentante pour un sou, elle a doublé la mise
sur la nécessité de voter le Stop Arming Terrorist Act avec cet
argument de simple bon sens : Beaucoup de Syriens m'ont demandé pourquoi
Washington et ses alliés soutiennent les groupes terroristes alors que c'est Al
Qaeda qui a attaqué les États-Unis le 11 septembre, pas la Syrie. Je ne pouvais
rien leur répondre..."
La nouvelle
administration débat d'ailleurs de la possibilité de placer les Frères musulmans sur la liste des organisations
terroristes. Si tel est le cas, c'en est fini de la rébellion modérément
modérée dont l'un des piliers est Ahrar al-Cham, groupe frériste syrien
(l'autre étant, comme chacun sait, Al Qaeda). Quant au Qatar, il a du souci à se faire...
Sans surprise,
le nouveau conseiller à la Sécurité nationale, le général Michael Flynn, pousse
en ce sens. Plus étonnant, le sénateur Ted Cruz, pourtant généralement dans le
camp néo-con, a déposé un projet de loi semblable (où l'on voit que la grande
recomposition touche également le spectre politique américain). Évidemment, le Deep
State s'oppose à cette décision qui saboterait l'instrumentalisation du fondamentalisme sunnite
ayant fait les grandes heures du système impérial US.
L'État profond, justement. Il n'a pas dit son
dernier mot... Des sénateurs préparent un autre projet de loi, visant celui-là
à empêcher Trump de lever les sanctions contre la Russie !
Sera-t-on surpris de trouver parmi ces bonnes âmes les habituels suspects,
McCainistan en tête ?
Revenons un
instant au Moyen-Orient où Erdogan, derviche tourneur, éternel électron libre
et spécialiste d'entre les spécialistes des retournements de veste, semble
prendre une nouvelle direction en remplaçant lentement mais sûrement l'islamisme par...
l'erdoganisme. Somme toute, la chose est très logique si l'on considère
que les évolutions extérieures se traduisent invariablement sur la scène
intérieure.
Les bisbilles avec les Saoudiens - qui étaient même
vraisemblablement au courant du putsch de juillet sans en avertir Erdogan -,
le raccommodement avec Israël (juin) et le lâchage partiel de la rébellion
syrienne au profit de la réconciliation avec Moscou, ont jeté les soutiens
islamistes du sultan dans un grand trouble. L'assassinat de l'ambassadeur russe
à Ankara en décembre est d'ailleurs symptomatique de cette incompréhension grandissante face à
ces recompositions interne et externe.
Terminons par l'Amérique latine où le système impérial
pensait avoir fait le plus dur avec le putsch juridico-institutionnel
destituant Dilma au Brésil et l'élection de Macri en Argentine. A propos de ce
dernier, nous disions :
Et puisque nous évoquons le monde multipolaire concurrent de
l'Occident américanisé, un mot tout de même sur l'élection de Macri en
Argentine. Candidat de la droite libérale, traditionnellement proche des États-Unis
en Amérique latine, le nouveau président pourrait faire sortir son pays du
grand mouvement dans lequel l'avait engagé les Kirchner (alliance avec la
Russie et la Chine, future entrée dans les BRICS, dédollarisation...). Macri prétend
vouloir maintenir des liens privilégiés avec Moscou. Wait and see...
Nous avions
raison d'attendre. Buenos Aires vient de faire une offre pour l'acquisition d'une quinzaine de Mig 29 russes.
Sans être fondamental, le fait est significatif : l'Argentine s'est bien gardée
de couper les ponts et poursuit sa relation avec Moscou. Et comme, depuis
l'élection de Trump, il n'y a plus personne à qui plaire à Washington...