La
débandade de l'empire en 2016 ne concerne pas que la Syrie, l'Europe
(Brexit) ou sa propre tête (Trump). Moins médiatique mais tout aussi
important est son revers dans le Grand jeu énergétique. La tentative
d'isolement de la Russie est en échec et le réseau eurasien gazier se
met en place, au grand dam des stratèges américains.
Le blog ayant sans cesse de nouveaux lecteurs, un petit rappel n'est peut-être pas inutile :
En
plus d’être le pivot du monde, le point névralgique du globe, l’Eurasie
est également terre de richesses, d’immenses richesses. Les soieries,
le jade, les épices, les tapis persans ou le caviar ont été remplacés
par les hydrocarbures, pétrole et gaz, principalement en Russie et
autour de la Caspienne
Aussi
important sinon plus que les ressources elles-mêmes, c’est leur
acheminement par les gazoducs et oléoducs et le moyen d’influence qui en
découle qui cristallise les tensions et les grandes manœuvres, ce que
d’aucuns nomment la géopolitique des tubes. Complétant la pensée de
Mackinder, un nouvel axiome est apparu : « Qui contrôle les sources et
les routes d’approvisionnements énergétiques mondiales contrôle le
monde. » C’est particulièrement vrai pour les Etats-Unis dont les
stratèges sont conscients de l’inévitable déclin américain : le monde
est devenu trop vaste, trop riche, trop multipolaire pour que les
Etats-Unis puissent le contrôler comme ils l’ont fait au XXème siècle.
Du Projet pour un nouveau siècle américain des néo-conservateurs au Grand échiquier
de Brzezinski, une même question prévaut en filigrane : comment enrayer
ce déclin, comment le retarder afin de conserver aux Etats-Unis une
certaine primauté dans la marche du monde ? La réponse, qui n’est certes
pas ouvertement explicitée, passe par le contrôle de
l’approvisionnement énergétique de leurs concurrents. « Contrôle les
ressources de ton rival et tu contrôles ton rival », Sun Tzu n’aurait
pas dit autre chose. Et c’est toute la politique étrangère américaine,
et subséquemment russe et chinoise, de ces vingt-cinq dernières années
qui nous apparaît sous un jour nouveau.
Les
pipelines jouent ainsi un rôle crucial, leur tracé étant la
matérialisation sur le terrain des objectifs stratégiques de leur
promoteur. Les tubes russes sont autant de flèches visant à percer le
Rimland afin de gagner les marchés de consommation européen ou
asiatique. Ceux promus par les Américains courent le long de ce même
Rimland et tentent d’isoler la Russie tout en contrôlant
l’approvisionnement énergétique de leurs « alliés », européens
notamment, pour garder un levier de pression sur eux.
Depuis des années, la bataille est épique,
la Russie tentant de déverser ses hydrocarbures sur l'Eurasie, les
Etats-Unis tentant de l'en empêcher. Pas timoré, Gazprom a la folie des grandeurs, planifiant/engageant de front la construction des quatre plus grands gazoducs de la planète : Nord Stream II, Turk Stream, Force de Sibérie et Altaï :
Dans
ce contexte, il est pertinent de se pencher sur les déclarations
d'Alexeï Miller, le patron du mastodonte gazier, à l'occasion de ses vœux de fin d'année. Gazprom se porte bien et a produit 419 Mds de m3 d'or bleu en 2016.
Les exportations vers l'Europe sont à un plus haut historique : 180 Mds de m3 dont 50 Mds pour la seule Allemagne. Le fidèle lecteur en avait d'ailleurs eu un avant-goût.
Est-ce à dire que le système impérial et sa filiale bruxelloise ont
échoué à isoler la Russie de l'Europe ? Rappelons que l'équation
consiste, pour les États-Unis, à convaincre leurs junior partners
européens qu'ils n'ont rien compris et que ce qui est bon pour leurs
intérêts est en réalité mauvais pour leurs intérêts. Quant aux Européens
eux-mêmes, on attend d'eux qu'ils fassent semblant d'y croire...
Chose intéressante, le Nord Stream existant a fonctionné à pleine capacité (55 Mds de m3), ce qui fait évidemment dire à Miller que le Nord Stream II est une nécessité pour le marché européen. Là aussi nous avions vu que le projet était sur les rails, encouragé d'ailleurs par une décision pour une fois réaliste de Bruxelles :
L'UE a fait des concessions à Gazprom
il y a quelques semaines en offrant au géant russe 50% de l'utilisation
du pipeline OPAL, qui court du point d'arrivée du Nord Stream jusqu'à
la frontière tchèque.
L'exemption
d'OPAL des règles du Troisième paquet énergétique ouvre la voie à la
construction du Nord Stream II, déjà dans les tuyaux comme nous l'avions montré. Cette affaire montre surtout que le soutien européen à l'Ukraine est en train de battre sérieusement de l'aile, ce qu'admet d'ailleurs une publication néo-impériale comme Natural Gas Europe.
Les
voyous de Kiev risquent fort de ne plus recevoir un kopeck de frais de
transit à partir de 2020 tandis que, grâce à OPAL, les Russes pourront
continuer à fournir en gaz des pays bienveillants, ceux-là mêmes qui
militent pour la levée des sanctions : République tchèque, Autriche,
Slovaquie, Hongrie, Serbie.
Sans oublier la route sud, celle du Turk Stream, plus d'actualité que jamais malgré les bisbilles en Syrie (le Parlement turc
devrait incessamment approuver le projet), et qui devrait ensuite
continuer vers l'ouest et remonter vers le nord : Grèce, Bulgarie (?),
Macédoine, Serbie.
Plan
énergético-stratégique grandiose dans lequel les tentacules
d'Octopoutine prendront complètement à revers et court-circuiteront les
thuriféraires excités de l'empire - Ukraine, Pologne, Roumanie et pays
Baltes.
Cette décision s'accompagnait d'un extra : la possibilité pour Gazprom d'utiliser jusqu'à 90% de la capacité d'OPAL.
Dans ce qui ressemble à un chant du cygne, et profitant de
l'invraisemblable bric-à-brac technocratique qu'est l'UE, la Pologne a
sans surprise porté l'affaire devant la Cour européenne de Justice qui vient de suspendre la décision de la Commission européenne concernant l'extra
en question. Où l'on voit que le Grand jeu se déroule autant dans les
envolées lyriques d'un avocat d'affaires à Luxembourg qu'au bout d'un
fusil quelque part à Alep ou Donetsk...
Cette affaire semble somme
toute assez dérisoire mais elle montre que le système impérial - ou ce
qu'il en reste, n'est-ce pas Donald ? - n'a pas tout à fait dit son
dernier mot. Pas de quoi pétrifier Gazprom en tout cas.
Le quidam
n'aura sans doute jamais entendu parler de Bovanenkovo, Ukhta ou
Torzhok. Et pourtant, derrière ces noms poétiques se cachent les points
de départ, intermédiaire et d'arrivée du réseau de tubes visant à faire transiter vers l'ouest les immenses richesses gazières de la péninsule du Yamal située à l'extrême-nord de la Russie :
Le doublement du réseau est en bonne voie (le tronçon Bovanenkovo-Ukhta est presque terminé), permettant le doublement du Nord Stream. Pauvre Mackinder, un pas de plus vers l'intégration énergétique eurasiatique...
Car celle-ci ne concerne pas seulement le corridor nord. Le Turk Stream
est sur la ligne de départ et n'attend plus que le coup de feu : les
installations en amont (stations de compression etc.) sont terminées sur
le territoire russe et la pose des tubes sur le sous-sol de la mer
Noire devrait débuter dans la deuxième partie de l'année.
Quant au Force de Sibérie,
il suit son cours et 445 km de tubes ont déjà été posés. Lors de
l'inauguration des travaux, Poutine pouvait s'en targuer : "Nous lançons
le plus grand projet de construction au monde. Il n'y en aura pas de
plus important dans un avenir proche". Ce chantier pharaonique - 4 000
km au cœur d'une région désolée pour un coût de 50 Mds d'euros - fait
suite au contrat du siècle de 400 Mds d'équivalents dollars signé en
2014 entre Gazprom et le chinois CNPC.
D'une capacité de 61 Mds de m3,
il en livrera 38 à la Chine, le reste se dirigeant vers Vladivostok...
et peut-être le Japon ou la Corée ! Grise mine à Washington.
Quant à l'Altaï, Moscou et Pékin ont signé un memorandum d'entente fin 2014 mais en sont toujours au stade des discussions. Un élément pourrait toutefois accélérer le projet : l'Inde. Russes et Indiens étudient
en effet la faisabilité d'un pipeline titanesque - un de plus ! - long
de 6 000 km et passant par l'Himalaya. Logiquement, ce serait la
prolongation de l'Altaï vers le sud.
Ce faisant, il
passerait certes par le territoire du rival chinois mais, les
contraintes géographiques étant ce qu'elles sont, New Delhi n'a pas le
choix. Tout gazoduc, qu'il soit russe, iranien (IPI) ou turkmène (si le TAPI
devient un jour autre chose qu'une chimère), devra nécessairement
transiter soit par la Chine, soit par le Pakistan. Et tant qu'à faire,
le dragon est moins problématique pour l'Inde. D'autant que l'ossature
de l'Organisation de Coopération de Shanghai, que l'Inde (et le
Pakistan) rejoint cette année, régira davantage les relations
eurasiatiques à l'avenir. Les pipelines irriguant le continent-monde
parrainés par l'OCS, voilà qui aurait de la gueule...