L’évolution de la situation en Ukraine depuis le début de 2014 est
exemplaire de la manière dont des dirigeants peuvent, par leurs erreurs
et par fanatisme, détruire un Etat. Cela pourrait constituer un
intéressant exemple pour de futurs manuels de sciences politiques si
cela n’impliquait pas une population de plusieurs dizaines de millions
de personnes et si cette crise n’avait pas déjà impliquée la mort de
plus de 6000 personnes. La crise ukrainienne est une véritable tragédie.
Mais, cette tragédie doit aussi être étudiée du point de vue de la
science politique et de l’économie pour tenter de comprendre les tenants
et les aboutissants de cette crise, mais aussi pour tenter d’en voir
les possibles solutions. En effet, la crise ukrainienne est aujourd’hui
un important facteur de division entre les pays d’Europe occidentale et
la Russie, et ce alors que la crise du Moyen-Orient et la menace
terroriste qu’elle fait planer, imposent une révision des priorités
stratégiques. Il n’apparaît pas possible d’avoir une action coordonnées
contre DAESH en Syrie et de continuer à s’opposer violemment sur la
question de l’Ukraine. Par ailleurs, les pays de l’UE, et principalement
la France et l’Allemagne, semblent avoir – du moins en partie – révisés
leur politique au sujet de la crise ukrainienne. En même temps que
s’impose un nouveau réalisme sur la crise syrienne un désenchantement
certain, et une profonde désillusion, se font jour en ce qui concerne
les autorités de Kiev.
Les origines de la crise
Personne ne remet en cause le constat de l’énorme corruption qui
caractérisait le système politique et économique de l’Ukraine à la fin
de 2013. Mais, cette corruption ne datait pas du Président Yanoukovitch.
Elle était endémique en Ukraine depuis les premières années de
l’indépendance. Cependant, cette corruption était devenue largement
insupportable dans les différents segments de la population. C’est ce
qui explique les premières manifestations, alors pacifique, de la place
Maïdan. Il convient de signaler que lors de ces premières
manifestations, les manifestants venaient de l’ensemble de l’Ukraine,
tant de l’ouest que de l’est. L’incapacité du Président Yanoukovitch et
de son gouvernement à prendre la mesure de ce mouvement a largement
contribué au processus de capture de ce dernier par des forces
ultra-nationalistes et même fascisantes (comme le groupe Pravy Sekhtor[1]),
forces qui ont progressivement évincées les forces démocratiques.
L’attitude de l’Union européenne a aussi contribué à une forte
polarisation de la vie politique en Ukraine et a abouti à déstabiliser
encore plus la situation politique.
Les illusions que les dirigeants de l’Union européenne ont laissé se
développer quant à une possible adhésion de l’Ukraine à l’UE ont joué un
rôle important dans la dégradation de la situation politique, en
donnant à une partie de l’opinion publique ukrainienne le sentiment que
le débat posé était le choix entre la Russie et l’UE. Cette polarisation
de l’opinion publique a eu un effet extrêmement délétère, et ce à un
moment ou l’économie ukrainienne était de plus en plus liée à l’économie
russe. Si les importations d’hydrocarbures (essentiellement de gaz) de
Russie ont toujours été importantes, les exportations ukrainiennes à
destination de la Russie avaient fortement augmenté depuis le début des
années 2000. Les bases d’une intégration économique, au moins sur des
secteurs comme la métallurgie, la chimie et les constructions
mécaniques, étaient à cette époque clairement posées. Il n’y avait
aucune logique à vouloir ouvrir l’économie ukrainienne encore plus
qu’elle ne l’était déjà à l’économie des pays de l’UE. Ceci ne
correspondait pas aux tendances économiques que l’on pouvait constater
depuis plusieurs années. Pourtant, cette question devint la question
principale en raison du discours de l’UE présentant cette « ouverture »
comme la base de futurs succès économiques pour l’Ukraine. La
combinaison d’un sentiment justifié d’exaspération de la population
vis-à-vis de la corruption des élites ukrainiennes et de la manipulation
effectuée par l’UE de l’ordre du jour économique des relations entre
l’Ukraine et l’UE a eu un effet explosif sur la vie politique
ukrainienne en 2013.
Il faut ici rappeler que le Président et le Parlement avaient été
régulièrement élus. Mais, ces élections (2010) avaient permis de mesurer
combien la politique ukrainienne était marquée par une division entre
des populations russes (et russophones) regroupées à l’est du pays et
des population ukrainophonnes, dont une partie habite les régions qui,
avant 1914, étaient soit dans l’empire Austro-Hongrois soit étaient en
Pologne.
Carte 1
Répartition de la population par type de langage pratiqué
L’Ukraine est un pays neuf, dont l’existence est fragilisée par ces
divisions. Ces dernières ont été renforcées par les évolutions
économiques de ces dix dernières années, qui ont vu les relations avec
la Russie se développer rapidement. L’Ukraine de l’Est, russophone,
vivait, au début de 2014, mieux que l’Ukraine de l’Ouest. Pour cette
dernière, l’Union européenne représentait un pôle d’attraction
important, même s’il était largement imaginaire compte tenu de la
situation économique actuelle de l’UE.
Carte 2
Les manifestations de la place Maïdan recouvraient aussi cette division économique et sociale de l’Ukraine.
La crise de février 2014 et ses conséquences
Ces manifestations ont pris une tournure dramatique lors du mois de
février 2014. Le massacre du 20 février a joué un rôle décisif dans le
déclenchement de ce que l’on peut considérer comme la « crise »
ukrainienne, qui devait aboutir à la guerre civile[2].
Les responsabilités de ce massacre furent attribuées, à l’époque au
pouvoir du Président Yanukovitch. En fait, il est aujourd’hui avéré que
nombre des manifestants tués le furent par des projectiles tirés dans
leur dos[3]. Le rôle des agents provocateurs très probablement liés à Pravy Sekhtor ne fait plus aujourd’hui aucun doute[4].
Il est cependant clair que le pouvoir du Président Yanoukovitch eut
une part de responsabilité dans ces événements tragiques, que ce soit
par un usage disproportionné de la force au début des manifestations, ou
par ses hésitations par la suite qui avaient démoralisé une bonne part
de ses soutiens. Il a été incapable de s’opposer à une logique
minoritaire, qui s’est exprimée même au Parlement lors du vote, au début
du mois de février de la loi supprimant le statut de langue officielle
au Russe (à côté de l’Ukrainien). Ce vote apparaît aujourd’hui comme un
tournant symbolique car il a fait basculer l’affrontement d’une logique
de lutte pour la démocratie et contre la corruption à une logique
nationaliste-ethniciste. Les populations tant russes que russophones des
régions de l’Est de l’Ukraine et de la Crimée n’ont pu qu’être
légitimement inquiètes de la rupture du pacte sur lequel était fondé
l’Ukraine indépendante depuis 1991. Ceci a eu des conséquences très
importantes quand, pensant que sa vie était menacée, le Président
Yanukovitch se décida à fuit Kiev. Dès lors s’ouvrait un véritable
dilemme pour les différents acteurs de la crise ukrainienne.
Si l’on admet que la norme constitutionnelle avait alors disparu et
que le Parlement était légitime dans son renversement du Président
Yanoukovitch, cela signifie que l’on était confronté à une révolution
c’est à dire la destruction d’un ordre légal devant donner lieu à un
nouvel ordre légal. Mais, cela impliquait que l’on reconnaisse cette
nécessité et que soit immédiatement appelé à siéger une assemblée constituante.
Si l’on prétendait que la norme constitutionnelle n’avait pas disparue,
alors il fallait reconnaître que le Président Yanoukovitch était toujours
le Président légal de l’Ukraine. En choisissant la première solution,
mais sans en tirer les conséquences logiques, les politiciens du
Parlement ukrainien ont mis le feu aux poudres.
En effet, à partir du moment où ils considéraient que ce qui s’était produit était un acte de nature révolutionnaire
il fallait aussi admettre que le Parlement de la République autonome de
Crimée était tout aussi légitime dans sa décision de se séparer de
l’Ukraine et de rejoindre la Russie. Soit la règle générale s’applique à
tous soit elle ne s’applique à aucun. La seule chose sur laquelle il
peut y avoir un accord est le fait qu’il ne peut y avoir d’application partielle
de la règle générale. Cela implique qu’il fallait admettre que la
question de la Constitution se posait, et que l’on ne pouvait faire
« comme si » la règle générale s’imposait alors que l’on venait de la
violer. Ce ne sont pas, seulement, des subtilités juridiques. Pour ne
pas les avoir comprises, pour avoir cru que l’on pouvait faire un coup
d’Etat sans remettre en cause la Constitution, les dirigeants de Kiev
ont provoqué et la sécession de la Crimée et la guerre civile dans l’Est
de l’Ukraine.
Ainsi, à la suite des
événements tragiques de fin février s’est donc mis en place un pouvoir
de fait à Kiev, provoquant un effondrement de la légitimité de l’État
ukrainien. La dissolution d’unités de la police, qui n’avaient fait
qu’obéir aux ordres, a provoqué une profonde inquiétude dans les régions
de l’Est. Ce à quoi on a assisté depuis le 28 février, et ce n’est que
la suite logique du basculement d’une lutte pour la démocratie et contre
la corruption vers un affrontement ethnique.
Les responsables du Parlement ukrainien portent donc la lourde
responsabilité d’avoir, par leurs erreurs comme par leurs excès,
déclenché une guerre civile dans leur propre pays. Cette guerre à
provoqué plus de 6000 morts et près d’un million de réfugiés, qui se
trouvent aujourd’hui sur le territoire de la Fédération de Russie.
L’accord de Minsk
L’accord signé à Minsk au mois de février 2015 constituait donc une possibilité de mettre fin à cette tragique guerre civile[5].
Mais, il y a bien des raisons de penser que cet accord ne pourra jamais
être appliqué. Les termes de l’accord sont en effet très clairs : un
statut de grande autonomie doit être concédé aux insurgés et, sur cette base,
le gouvernement de Kiev pourra recouvrer le contrôle de la frontière
entre l’Ukraine et la Russie (articles 9 et 11 de l’accord). Or, le
gouvernement de Kiev a indiqué son refus d’envisager une
« fédéralisation » du pays, dans le cadre d’une refonte de la
Constitution, qui devrait être réalisée d’ici à la fin de 2015. De même,
le Ministre de la Justice de Kiev, M. Klimkin, s’est déclaré être
opposé à une amnistie générale. Or, cette amnistie est bien l’une des conditions de l’accord (article 5).
Très clairement, à l’heure actuelle, le régime de Kiev n’a nullement
l’intention d’appliquer les clauses politiques de l’accord. Or, on
comprend bien que si ces clauses ne sont pas appliquées, la guerre
reprendra inévitablement, sauf si l’on s’achemine vers une solution de
type « ni paix, ni guerre », ce que l’on appelle un « conflit gelé ».
Cependant, une telle solution de « conflit gelé » n’est envisageable que si des forces d’interposition prennent position entre les belligérants.
On est donc ramené à la question d’un hypothétique contingent de
« Casques Bleus » et de ce fait à la question de l’insertion des
Etats-Unis dans le processus d’un accord. On mesure ici, à nouveau, les
limites de l’option prise par Mme Merkel et M. François Hollande. A
vouloir prétendre que les européens pouvaient trouver sur leurs seules
forces une solution à ce conflit, ils se sont enfermés dans une
situation sans issue. La position discursive adoptée qui consiste à
faire retomber la « faute » de la non-application sur la Russie
s’apparente à une ficelle désormais trop grossière. Et cela d’autant
plus que l’on voit désormais s’ouvrir des failles importantes au sein
même du gouvernement de Kiev, très probablement à l’instigation si ce
n’est des Etats-Unis, de forces américaines.
Aujourd’hui le gouvernement de Kiev est politiquement divisé (Petro
Poroshenko, le Président élu en juin 2014, apparaissant à cet égard
comme un relatif « modéré ») et surtout techniquement de plus
en plus dépendant des Etats-Unis. Des « conseillers » américains
occupent plusieurs étages dans les différents ministères. Ceci montre
que les Etats-Unis, qu’ils livrent ou non des armes « létales » à
l’Ukraine, sont d’ores et déjà partie prenante de conflit, et d ‘une
certaine manière ont acquis une position déterminante dans le
gouvernement de Kiev. Ceci expose clairement les illusions de Mme Merkel
et de M. Hollande mais nous montre aussi que tant que les Etats-Unis
n’auront pas donné leur assentiment explicite à un accord, ce dernier
n’a aucune chance d’être respecté.
On sait par ailleurs que l’Ukraine est virtuellement en faillite.
Certes, le Fond Monétaire International a discuté de la possibilité d’un
prêt de 17 milliards de dollars. Il lie d’ailleurs la poursuite de ses
versements à des réformes structurelles qui ne peuvent être mises en
place par le gouvernement actuel[6].
Mais, cette somme, si elle est versée et ceci dépend de la réalité du
cessez-le-feu, ne règlera rien. Au mieux, si elle est versée, elle
assurera la stabilité financière de l’Ukraine jusqu’à la fin de l’année,
pas plus. Cet argent ne remplacera pas une économie saine, et des
relations commerciales importantes tant avec la Russie qu’avec l’Union
européenne. Le futur de l’Ukraine dépend donc d’un accord entre russes
et européens. Plus directement, la survie immédiate du pays dépend
largement de l’aide consentie par l’Union européenne.
Ceci permettrait à l’Allemagne et à la France, si elles osaient
parler clair et fort à Washington, de contraindre les Etats-Unis à
s’engager de manière décisive dans le processus de paix. Sinon,
l’ensemble du coût de l’Ukraine reposerait sur les Etats-Unis, et il est
clair qu’en ce cas le Congrès se refuserait à financer de telles
dépenses, qui pourraient d’ici les 5 prochaines années atteindre les
90-120 milliards de dollars.
La question économique est, peut-être, ce qui pourrait permettre
d’aboutir à une application réaliste des accords de Minsk, à deux
conditions cependant : que l’Allemagne et la France imposent leurs
conditions à Washington et que ces deux pays sortent du jeu stérile et
imbécile qui consiste à faire retomber, encore et toujours, la faute sur
la Russie alors que l’on voit bien que les fauteurs de guerre sont
ailleurs.
Ni paix ni guerre ?
Faute d’une mise en œuvre du volet politique de l’accord de Minsk, la
vie tend à s’organiser sur la base d’une indépendance de fait des
régions de Lougansk et Donetsk. Et il est clair que cette vie est tout
sauf facile. La population totale des zones sous le contrôle des
insurgés est d’environ 3 millions d’habitants, dont environ 1 million
est réfugié en Russie. La persistance des combats sur la ligne de front
empêche tout effort sérieux de reconstruction pour l’instant, à
l’exception du rétablissement de la ligne de chemin de fer entre
Lougansk et Donetsk. Une des raisons, d’ailleurs, dans le maintien des
combats et les violations incessantes du cessez-le-feu par les forces de
Kiev, est la volonté ouvertement affichée par les dirigeants de Kiev de
maintenir la population du Donbass dans une insécurité importante et
dans une atmosphère de terreur.
Le gouvernement de Kiev a suspendu le paiement des retraites et
pensions, ce qui équivaut d’une certaine manière à reconnaître qu’il ne
considère plus Lougansk et Donetsk comme relevant de sa juridiction.
Rappelons d’ailleurs que le gouvernement russe avait toujours maintenu
le versement des retraites et des pensions en Tchétchénie dans la
période ou Doudaev avait proclamé la soi-disant « indépendance » de
cette république. Il n’est pas dit que les dirigeants de Kiev aient
mesuré toutes les implications juridiques de leurs actions. L’un des
points de l’accord de Minsk-2 était justement de veiller à la reprise de
ces versements. Inutile de dire que Kiev continue de s’y opposer. La
population est largement tributaire de l’aide humanitaire russe. Une
production minimale continue de sortir des mines de charbons et de
certaines usines. Cette production était vendue à Kiev jusqu’en
décembre. Puis, à la suite de la destruction par les forces de Kiev de
la ligne de chemin de fer, ces ventes se sont interrompues et ont été
remplacées par des ventes à la Russie.
Insistons sur ce point : il entraine une progressive raréfaction de
la Hryvnia dans le Donbass et la montée en puissance du Rouble russe. De
plus, compte tenu de la meilleure solidité du Rouble par rapport à la
Hryvnia, le Rouble est massivement devenu l’instrument d’épargne et
l’unité de compte dans le Donbass. Or, la question de la monnaie qui
circule est éminemment politique. Les accords de Minsk-2 prévoyaient la
fin du blocus économique et monétaire mis en œuvre par le gouvernement
de Kiev. La non-application d’une large part de ces accords[7],
et en particulier des volets politiques et économiques de ces derniers
relance, bien entendu, la question du statut monétaire de ces régions.
Mais, il est évident que cette question a des répercussions qui vont
au-delà de simples arrangements monétaires. La question de la
souveraineté, à travers la question de la souveraineté monétaire, des
régions insurgées est directement posée.
Le choix, pour les autorités de la DNR (Donestk) et de la LNR
(Lougansk), est donc entre trois solutions : conserver le Hryvnia (et
reconnaître que la DNR et la LNR sont des Républiques autonomes dans le
cadre de l’Ukraine), basculer vers le Rouble, ce qui prendrait la
dimension d’une annexion par la Russie, ou créer leur propre monnaie, et
revendiquer leur indépendance. Cette dernière solution n’est pas
impossible. Les Pays Baltes, avant d’adopter l’Euro, ont eu chacun leur
monnaie. Mais, elle soulève des problèmes extrêmement complexes à
résoudre. En réalité, autour de la question de la monnaie se déploie la
question du futur institutionnel du Donbass.
Les autorités de la DNR et de la LNR, pour l’instant, conservent la
Hryvnia. Mais, la raréfaction des billets et la disponibilité du Rouble
pourraient bien les obliger d’ici quelques mois à changer d’avis. Les
autorités de Donetsk avaient créé une banque, qu’ils appellent une
Banque Centrale, dès le mois d’octobre 2014[8].
Cette banque avait pour fonction de gérer l’embryon de Trésor Public de
la « République Populaire de Donetsk » (DNR), mais aussi de gérer les
flux de transferts venant de la Russie (via une banque fonctionnant en
Ossétie du Sud), et enfin de gérer le commerce avec le reste de
l’Ukraine. Le paiement des pensions à la population des zones insurgées
est considéré, par la Russie, comme relevant de « l’aide humanitaire ».
Diverses sources estiment ces paiements entre 33 et 38 millions de
dollars tous les mois. Il existe d’ailleurs un accord-cadre au sein des
pays « successoraux » de l’ex-URSS pour la prise en charge des
indemnités vieillesse et maladie par un pays (le plus souvent mais pas
uniquement la Russie) au profit de ressortissants d’un autre pays. Il
n’est pas impossible que cet accord puisse être invoqué dans ce cas
particulier.
Cette « Banque Centrale » combine pour l’instant les fonctions de
Trésor Public, de caisse de compensation (tant pour le commerce à
l’intérieur des zones insurgées qu’entre ces zones et la Russie) mais
elle commence aussi à fonctionner comme une banque normale (émettant des
cartes de crédit) mais aussi comme une caisse d’émission. Pour
l’instant, elle utilise toujours les Hrynia qui ont été accumulées via les écarts de prix entre le rouble russe et la Hrynia.
Mais, à terme, se pose la question soit de l’intégration des zones
insurgées dans l’espace monétaire russe, soit de la constitution d’une
monnaie propre à ces zones.
On voit alors ce qui est en cause. Donetsk et Lougansk vont-ils avoir
le statut de république autonome au sein de l’Ukraine, dont il faudra
alors réviser la Constitution, ou s’oriente-t-on vers une indépendance de fait,
qui ne sera pas reconnue par la communauté internationale ? La Russie,
pour l’instant, pousse plutôt pour la première solution alors que les
dirigeants de la DNR et de la LNR ne cachent pas leur préférence pour la
seconde.
Une fatigue européenne
Une fatigue européenne commence alors à se faire sentir sur la
question de la crise ukrainienne. Peu de personnes aujourd’hui doutent
du fait que l’Ukraine soit ce que l’on peut appeler un « pays failli »
ou « pays effondré »[9]. Les institutions de l’Ukraine se défont sous le poids des oligarques[10] et la corruption ne cesse d’empirer[11].
Non seulement la situation économique et sociale de l’Ukraine est-elle
très difficile, mais l’atmosphère politique y est irrespirable et le
nombre des assassinats de personnalités d’opposition réellement
impressionnant.
Graphique 1
Dans ces conditions, il ne faut pas s’étonner de ce que certains pays
européens prennent petit à petit leurs distances vis-à-vis du régime de
Kiev.
La position française a commencé à évoluer depuis ces derniers mois.
Certes, cette évolution est moins spectaculaire que sur la Syrie, mais
elle n’est pas moins importante. Non seulement on commence à reconnaître
au Quai d’Orsay que la question ne peut se résumer en un affrontement
entre « démocratie » et « dictature », mais on sent, à certaines
déclarations, une réelle fatigue devant les positions du gouvernement de
Kiev qui ne fait rien pour appliquer les accords de Minsk. On commence à
regretter, mais sans doute trop tard, d’être entré dans une logique
diplomatique dominée par les institutions de l’UE, qui donnent de fait
un poids hors de toute proportion aux positions des polonais et des
baltes sur ce dossier. Le sommet européen des 21-22 mai qui s’est tenu à
Riga a, de fait, sonné le glas tant des espoirs ukrainiens que de ceux
de certains pays boutefeux au sein de l’UE[12].
L’Allemagne, elle aussi, commence à évoluer sur cette question. Après
avoir adopté une position hystériquement antirusse depuis des mois,
elle semble avoir été prise à contre-pied par le changement de position
des Etats-Unis. Très clairement, elle perçoit que si ces derniers
réussissaient à faire porter le fardeau ukrainien à l’Union européenne,
c’est l’Allemagne qui aurait le plus à perdre dans cette logique. Il est
extrêmement intéressant de lire dans le compte rendu de la réunion de
Riga que l’accord de Libre-Echange ou Deep and Comprehensive Free Trade Agreement (DCFTA)
est désormais soumis dans son application à un accord trilatéral. Deux
des parties étant évidents (l’UE et l’Ukraine) on ne peut que penser que
la troisième partie est la Russie, ce qui revient à reconnaître les
intérêts de ce dernier pays dans l’accord devant lier l’Ukraine à l’UE.
En fait, on est revenu à la situation que les russes demandaient en 2012
et 2013, mais ceci après un an de guerre civile en Ukraine.
Il semble donc bien que seuls la Grande-Bretagne et les Etats-Unis
continuent de soutenir une position agressive à l’égard de la Russie,
alors que dans d’autres capitales c’est bien plutôt la lassitude devant
la corruption, l’incompétence et le cynisme politique de Kiev qui
domine. Telle est peut-être la principale chance pour un règlement de la
crise ukrainienne dans les mois à venir.
Par Jacques Sapir · 3 décembre 2015
[1] Katchanovski, I., “The Far Right in Ukraine during the “Euromaidan” and Beyond,” Paper presented at the Annual Conference of the Canadian Association of Slavists, Ottawa, 30 mai et 1er Juin, 2015.[2] Wade, Robert H. (2015). “Reinterpreting the Ukraine Conflict: The Drive for Ethnic Subordination and Existential Enemies.” Challenge, 58 (4), 361-371.
[3] Hahn, Gordon M. (2015). “Violence, Coercion, and Escalation in Ukraine’s Maidan Revolution: Escalation Point 6 – The ‘Snipers’ of February,” http://gordonhahn.com/2015/05/08/violence-coercion-and-escalation-in-ukraines-maidan-revolution-escalation-point-6-the-snipers-of-february/ .
[4] Katchanovski I., « The « Sniper’s Massacre » on the Maidan in Ukraine »,
Paper prepared for presentation at the Annual Meeting of American Political Science Association in San Francisco, Septembre 3-6, 2015. Voir aussi du même auteur : The Maidan Massacre in Ukraine: A Summary of Analysis, Evidence, and Findings.” In Ukraine, the West, and Russia. Cold War Resumed? J.L. Black and Michael Johns (Eds.). Abingdon: Routledge (à paraître).
[5] Déclaration finale des 4 dirigeants : http://interfax.com/newsinf.asp?pg=3&id=571367
[6] IMF, IMF Statement on Discussions with Ukraine on the Second Review under the Extended Fund Facility Arrangement, 3 octobre 2015, Washington DC, https://www.imf.org/external/np/sec/pr/2015/pr15457.htm
[7] « Ukraine : Paris et Berlin doivent “faire pression” » in Le Figaro, 19 août 2015, http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2015/08/19/97001-20150819FILWWW00190-ukraine-paris-et-berlin-doivent-faire-pression.php
[8] http://www.bloomberg.com/news/articles/2015-09-15/the-central-bank-with-no-currency-no-interest-rates-but-atms
[9] Bershidsky L. « Ukraine is in Danger of Becoming a Failed State », in Bloomberg International http://www.bloombergview.com/articles/2015-11-06/unreformed-ukraine-is-self-destructing
[10] Kuzio T., « Money Still Rules Ukraine », Foreign Policy, 25 août 2015, https://foreignpolicy.com/2015/08/25/money-still-rules-ukraine-poroshenko-corruption/
[11] IFES survey, « Two Years after Maidan: », IFES, http://www.ifes.org/surveys/september-2015-public-opinion-survey-ukraine
[12] Voir la résolution finale, https://www.google.fr/search?client=safari&rls=en&q=joint+declaration+(http://www.consilium.europa.eu/en/meetings/internationalsummit/2015/05/Riga-Declaration-220515-Final_pdf/&ie=UTF-8&oe=UTF-8&gfe_rd=cr&ei=4QJzVdfFM9OkiAav1IFY